Le prestigieux orchestre philharmonique de Vienne, avec pas mal de "plus" et quelques "moins"

Le Philharmonique de Vienne dans sa salle C) Günther Artinger, AFP, EPA-APA

Qu'écrire quand on est allé écouter un des plus brillants orchestres du monde et qu'on est un peu déçu? Essayer bien sûr de comprendre, faire croire peut-être qu'on en avait eu l'intuition, on dira pourquoi. L'orchestre philharmonique de Vienne était à Paris il y a quelques jours, un de ses visites annuelles au théâtre des Champs-Elysées. Riche programme, Beethoven, Bartok et Stravinsky.  mais assez étrangement composé...

 

Deux concertos, un jeune chef colombien

On se gausse parfois de l'organisation du concert classique, le fameux "ouverture-concerto-symphonie", mais on n'a finalement pas encore inventé autre chose. Sauf que le Philharmonique de Vienne ne suivait pas cette option-là. Deux concertos (qui demandaient un estomac énorme) et une manière de symphonie (la version longue de "Petrouchka"), alors qu'on aurait plutôt rêvé de n'entendre que l'orchestre dans des oeuvres sans soliste... Un jeune chef enfin, pas vraiment médiatique (en tout cas chez nous), Andres Orozco-Estrada, Colombien de quarante ans, de cette Amérique Latine qui, à l'instar d'un Dudamel, commence à se faire sacrément entendre  -si Orozco-Estrada n'est pas encore en France une vedette, la liste des phalanges qu'il a dirigées est impressionnante.

Bronfman aux doigts d'acier. Et...?

Il était cependant "réduit" à un rôle d'accompagnateur pendant près d'une heure, le temps de deux concertos pour piano, le 3e de Beethoven et le 2e de Bartok. Sans qu'on sache vraiment pourquoi pas l'un OU l'autre. Le soliste étant Yefim Bronfman, un de ces solistes à la technique d'acier capable d'enchaîner (car il les a enchaînés, le temps, à peine, d'aller boire un verre d'eau) ces deux monuments, le 2e de Bartok étant considéré par les pianistes comme un des quatre plus difficiles du monde. Oui mais...

Yefim Bronfman C) Dario Acosta

J'avais déjà entendu Yefim Bronfman; je crois même que c'était dans ce concerto-là de Bartok. Il fait partie de ces solistes qu'on entend souvent, y compris à Paris, avec les orchestres les plus prestigieux, et que nous, Français, nous ne songerons jamais à citer par exemple parmi les premiers pianistes de ce temps. Il y en a d'autres: sans vouloir faire une liste exhaustive, un Emanuel Ax (avec qui d'ailleurs il joue à deux pianos), un Leonidas Kavakos chez les violonistes. J'en oublie. C'est techniquement admirable, d'une propreté parfaite, et puis...?

Son solennel, fondu des cordes...

Début de l'introduction de ce concerto que j'avais entendu dans le même lieu une semaine plus tôt par Fazil Say (voir ma chronique du 16 avril). Magnifique tutti, à mi-voix, dans un sentiment retenu, feutré. Le son est solennel, presque chambriste mais projette loin, dans un beau fondu des cordes -ce sont essentiellement les cordes qui sont à la manoeuvre. Le vibrato léger des instrumentistes donne de la couleur à chaque note. J'observe les musiciens, raides comme la justice, concentrés, d'un sérieux extrême, conscients qu'ils sont de leur statut. On en oublie presque Orozco-Estrada, qui, pourtant, fait son travail mais dont on ne peut s'empêcher de penser qu'étant donné la tradition "viennoise", beethovénienne, de cette phalange qui joue le maître de Bonn depuis deux cents ans, il n'a pas grand-chose à dire sur la conception qu'il a de ce concerto, à supposer qu'il en ait une.

Un jeu propre et sérieux

Bronfman entre en scène, les gammes sont là, c'est propre aussi, sérieux, viennois sans doute (c'est quoi, être viennois?), il y a de jolis pianissimi dans la cadence (tiens, on en est déjà à la cadence, que s'est-il passé avant? Et la cadence est évidemment celle de Beethoven, pas de ce fou génial de Fazil Say qui nous habillait Beethoven façon punk) Le deuxième mouvement, si beau, si mystérieux, est un peu languide mais le corps de l'orchestre toujours sans reproche. Dans le rondo final, Bronfman dérythme parfois, est-ce la fatigue? L'orchestre montre sa puissance, nous donne des moments d'un Beethoven écrasant, monolithique, on croirait voir une voiture italienne rouge à Monza, chez elle...  Et Orozco-Estrada est tout content d'avoir mené tout son monde, ou d'avoir été mené par lui.

Bref, vous l'avez compris, en comparaison de l'aventure Say, on s'est bien ennuyé.

Andres Orozco-Estrada C) Martin Sigmund

"Il va au bureau"

Et l'on n'est pas le seul. Un de nos voisins, qui était aussi au concert de Say, trouve l'expression exacte que je cherchais, parlant de Bronfman: "Lui, il va au bureau" Faisant de ce concerto une oeuvre où rien ne dépasse, où rien n'a de relief, où les notes sont jouées dans une neutralité terrible, qu'à aucun moment le corps essentiel de l'orchestre -les cordes, l'aristocratie de ce monument viennois-, dont on se dit qu'il n'a pas changé son logiciel dans ce concerto depuis 1842, ne songe à remettre en cause, trop heureux de trouver un pianiste dans la ligne de ce qui doit se défendre en matière de Beethoven et tant pis si nous, Français fantaisistes (beaucoup trop fantaisistes) on s'est copieusement rasé.

Démarre le "2e" de Bartok.

Les instruments à vents, gamins dissipés au fond de la classe

Un Bronfman qui entre dans ce concerto à pleine mains, qui s'y ébroue, qui trouve des nuances, des accélérations, une variété de couleurs, une fantaisie (enfin, fantaisie est peut-être un mot exagéré), comme s'il sentait que, derrière lui, on n'était plus dans la pesante tradition, mais en territoire un peu inconnu, encore à explorer, même si la Hongrie est si près de Vienne. Et, du coup, on regardait ces musiciens qui, eux aussi, rutilaient, trompettaient, lançaient de tout leur talent trilles et éclats sonores, sons suaves et pétarades. Et l'on se rendait compte (on l'avait oublié, ou jamais su) que ce magnifique premier mouvement n'était accompagné que par vents et percussions, qui, dans une phalange comme celle de Vienne, faisaient figures de gamins au fond de la classe, un peu dissipés, et d'une imagination bienvenue quand les sérieuses cordes leur en laissaient le loisir...

Un admirable pupitre de percussions

Evidemment, parfois, ils étaient un peu trop sonores au point de couvrir le malheureux Bronfman, malgré ses efforts. Avec un Orozco-Estrada tout heureux de s'amuser avec les rythmes (pas simples) de Bartok et qui ne faisait pas trop attention à ces détails...

Bon: dans le magnifique nocturne les cordes revenaient et c'était moins inventif. Mais il y a dans ce mouvement lent un trio central où la nuit s'anime; et le frémissement des vents reprenant un peu le pouvoir y était de nouveau superbe.

Dans le final ("molto allegro") on notait d'ailleurs  une qualité de percussions comme j'en ai rarement entendu dans un orchestre, avec quelque chose de "barbare" (à la Bartok) tout à fait somptueux se terminant par  un tourbillon de danses hongroises en tenue totalement... viennoise, avec soutaches et brandebourgs.

Un "Petrouchka" de contrastes

Le "Petrouchka" de Stravinsky confirmait exactement mes sentiments inverses. Tout le début où Orozco-Estrada tentait d'imposer (et réussissait tout de même) une battue absolument précise, était rigoureux, joué impeccablement droit, sans aucune variation de dynamique. Et donc ni "barbare" ni "vieux russe", sans faire non plus ressortir le modernisme de l'écriture. Mais corseté, encadré, collé à la barre de mesures.

Stravinsky tout jeunot (20 ans) C) Tropmi / Manuel Cohen

Or il suffisait que les percussions (toujours aussi formidables) interviennent, que les vents dans leur ensemble prennent le pouvoir sur les cordes (et heureusement l'orchestration de Stravinsky va dans ce sens-là), pour que la marionnette Petrouchka prenne vie, exaltée, excessive, amoureuse, bref humaine. Quelque chose d'inquiétant dans les déflagrations des cuivres, un hautbois qui, au contraire de ce qu'aurait joué son collègue berlinois, ne cherche pas la rondeur, le moelleux du son, parce qu'il est dans Stravinsky et pas dans Mozart, et voilà que violoncelles et contrebasses acceptent d'être en pizzicati les supplétifs des vents et de se soumettre à leur ardeur!

Un orchestre entre rigueur et imagination

Avant que la conclusion, dans la puissance qu'y mettent tous les musiciens, le poids qu'ils donnent à la moindre note, la rigueur rythmique à laquelle le chef les contraint, nous rappelle qu'on écoute un des meilleurs orchestres du monde.

Un orchestre qui réussit, loin de l'esprit allemand, à faire le grand écart entre la rigueur, aux cordes, de son assise et la fantaisie, l'imagination soliste, des vents et des percussions.

Toute l'étrange particularité, finalement, de l'Autriche, qu'il faut se garder de confondre avec sa grande voisine germanique

Orozco-Estrada au final

Et dont la prestigieuse phalange nous livre en bis, très bizarrement, une ouverture de "Russlan et Ludmilla" de Glinka pas russe pour un sou mais menée avec une virtuosité incroyable par les musiciens et une furia dansante toute... colombienne par Orozco-Estrada.

Un Andres Orozco-Estrada qui aura réussi, chapeau bas, à imprimer sa patte à ce curieux concert.

Orchestre philharmonique de Vienne, direction Andres Orozco-Estrada: Beethoven (Concerto pour piano numéro 3) et Bartok (Concerto pour piano numéro 2), soliste Yefim Bronfman. Stravinsky (Petrouchka, version 1947) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 10 avril.