La Folle Journée de Nantes : l'exil douloureux de Charlot, l'exil virtuose de Prokofiev

C) Marc Roger

Une "Folle journée" de Nantes cette année sous le signe de l'exil. Aujourd'hui : Charlie Chaplin, des exilés juifs, des exilés russes, des rencontres entre l'Orient et l'Occident. Et des salles enthousiastes, parfois bousculées, où les premiers enfants apparaissent. La "Folle Journée" de Nantes prend sa vitesse de croisière.

 

Une meute d'enfants qui vient rire à Charlot

Cela a commencé par des enfants: une meute d'enfants venant rire. Venant rire à Charlot. Et l'on a été conquis et content d'entendre que ces tout jeunes de 2018, les aventures du pauvre émigrant de 1917 les faisaient réagir, que les gags, d'une précision poétique géniale et qu'on n'avait pas mémorisés, je l'avoue, continuaient de frapper juste. Le noir et blanc, l'absence de paroles, n'empêchaient rien de la concentration. Expérience bien rassurante.

Car il y avait le son, celui de Paul Lay, excellent jeune pianiste venu du jazz, qui avait auparavant improvisé (sans images) sur un autre film mythique de Chaplin, "Le Kid". On lui reprochera, non son éblouissante virtuosité, ses glissades renversantes en forme de ragtime où passaient les ombres de Gershwin ou de Scott Joplin, mais de n'avoir pas rappelé en tout début le thème principal, qui, de mémoire, est fort célèbre mais dont on a souvent oublié d'où il vient.

Chaplin cruel et lucide

Et nous, grands adultes, on est touchés à la (re)vision de "L'émigrant". Touché par l'âpreté du tableau de ces malheureux si pauvres qu'ils se volent les uns les autres, par leur tête (chapkas, longues barbes, châles sur les cheveux des femmes) qui décrivent très clairement les communautés paysannes, souvent juives, de Pologne, de Russie ou de Lituanie, par la lucidité de Chaplin à propos de l' "arrivée sur la terre de la Liberté" (symbolisée par un plan de la statue du même nom), où l'on met derrière des cordes les migrants, tels des pestiférés, où l'on tabasse un malheureux client de restaurant à qui il manque dix cents.

Charlot, Paul Lay en-dessous, au piano C) Marc Roger

Charlot, Paul Lay en-dessous, au piano C) Marc Roger

Le génie de l'acteur, sa plasticité invraisemblable, sont un bonheur renouvelé. Et Paul Lay est exemplaire dans son accompagnement "en contrepoint".

Les sources du judaïsme

Le hasard me fait entendre deux oeuvres qui puisent aux sources mêmes du judaïsme. Toutes deux sont écrites pour violoncelle et orchestre, il est de tradition de les enregistrer ensemble. Le "Kol Nidrei" de Max Bruch, évocation de la prière de Yom Kippour, fut écrit pour la communauté juive de Liverpool. C'est un thème d'une couleur effectivement hébraïque, qui pourrait passer aujourd'hui pour de la musique klezmer. Henri Demarquette insiste plus sur son post-romantisme, avec son habituelle élégance et presque de la réserve. Bruch n'était pas juif, sa musique, pour sincère qu'elle soit, demeure extérieure.

"Rhapsodie hébraïque" en technicolor

Ernest Bloch, avec son "Schelomo", annonce la couleur: la "rhapsodie hébraïque" qui évoque le roi Salomon et demeure son oeuvre la plus célèbre, date de 1916, année où ce Suisse s'en va aux Etats-Unis, un an avant "L'émigrant" de Chaplin. Il prendra la nationalité américaine en 1924, toujours proche de sa communauté religieuse dont il explore beaucoup les symboles, et l'on entendra plusieurs fois sa musique à "La Folle Journée". L'orchestre luxuriant de Schelomo (huit contrebasses, des cuivres à foison) accompagne des mélodies archaïsantes aux dissonances subtiles, avec une puissance d'évocation qui en aurait fait un accompagnement idéal pour "Ben Hur" ou "Les dix commandements". Demarquette, confronté à une partie virtuose, la pare d'une digne élégance pendant que l'orchestre de l'Oural et son chef Dimitri Liss lui composent un écrin flamboyant.

Demarquette s'amuse C) Marc Roger

Demarquette s'amuse C) Marc Roger

Presque de la même époque (entre 1917 et 1923), "Les noces" de Stravinsky. Partition étrange, datée de l'exil suisse de Stravinsky, celui-ci commençant à séjourner en Helvétie pour soigner la santé chancelante de sa femme, s'y trouvant bien, s'y trouvant enfin... prisonnier quand, en 1914, la guerre l'empêche de retourner dans sa Russie d'origine. Peut-être n'y tenait-il pas vraiment. Il en naîtra "Les noces", "Renard" et "L'histoire du soldat" sur le texte de Ramuz, le futur Prix Nobel de littérature.

Les "Noces" russo-suisses de Stravinsky

Ramuz qui fit une traduction très... ramuzienne des "Noces", dont le texte original est en russe et c'est en russe qu'elles sont chantées ce soir, par les francophones du choeur de Lausanne, où l'on attend avec intérêt le successeur de Michel Corboz, Daniel Reuss, ci-devant chef de choeur RIAS de Berlin. On a souvent entendu Reuss ici, il donne aux "Noces" une énergie d'une intensité constante, qui pourrait parfois être plus mordante dans les attaques.

Nastasie et Fétis le bouclé

En écoutant "Les noces", on voit quel put être le modèle (même inconscient) de "Carmina Burana". Musique scandée, rythmique, presque primitive, pour une formation bizarre que Stravinsky eut du mal à mettre au point (d'où le délai de composition): quatuor de solistes, choeur, quatre pianos, toutes les percussions possibles nécessitant six percussionnistes, pour nous conter des noces villageoises russes au quotidien: d'abord chez la mariée, Nastasie, dont on fait la tresse ("la tresse on tressera", écrit Ramuz, "avec un beau ruban rouge"), puis chez le marié, Fétis le bouclé ("le père et la mère ont bien fait l'enfant, l'ont fait doux, sage et prudent, raisonnable et obéissant") puis la mariée sort de chez elle ("Bénis-moi, mon père, je m'en vais et plus jamais ne reviendrai"), il y a le repas de noces et l'essai du lit par deux invités ("Il a dit comme ça: "Le lit est étroit". Elle a dit comme ça: "On s'arrangera".Il a dit comme ça: "Tu sais les draps sont froids". Elle a dit comme ça: "On les chauffera") et voilà Nastasie et Fétis s'enlaçant après qu'on les a couchés ("Fétis l'a mise dans son lit, il a mis dans ses bras sa Nastasiouchka, l'a mise sur son coeur") C'est le grand talent de Ramuz qui s'exprime mais on ne sait ce que cela donne en russe.

Demarquette sérieux C) Marc Roger

Demarquette sérieux C) Marc Roger

Des quatre solistes, la mezzo, Marianne Beate Kielland est la meilleure. La soprano Yeree Suh est un peu en retrait. Dommage qu'un conférencier fort connu en Suisse, Jean-Pierre Amann, voulant bien faire, nous noie de trop de détails liminaires et musicologiques, omettant même de nous situer Ernest Ansermet qui créa l'oeuvre, en oubliant que le public de "La Folle Journée" est plus divers qu'un public purement mélomane. Le mieux est parfois l'ennemi du bien.

Le zarb et le clavecin

Keyvan Chemirani parle un français parfait. Puisqu'il est né en France, fils de Djamchid, exilé d'Iran en 1961. Le père et le fils jouent des percussions orientales, le zarb, et aussi le santour, instrument indien à cordes frappées. Le magnifique programme s'appelle "Jasmin Toccata" (Toccata du Jasmin), qui réunit Keyvan, le claveciniste fou Jean Rondeau (et ce soir très sage, devant son clavecin rose, avec sa barbe encore plus fournie et son chignon de pope) et le très doué jeune luthiste Thomas Dunford (enfin, 30 ans, plus que Rondeau mais un air de gamin). La réunion des trois ne pouvait qu'intriguer. Elle veut confronter l'univers baroque et l'univers des musiques orientales, selon des principes très harmoniques où Chemirani nous perd un peu. Mais quand ils se mettent à jouer, cela s'éclaire. Cela séduit surtout infiniment.

Un concert orientalo-baroque

On passe d'un duo luth-clavecin à un morceau, "Faotiti" où, sur les percussions orientales, le luth devient oud et le clavecin un scintillement de fils d'argent. Les trois complices se régalent de détournements où un air traditionnel persan rebondit en "Chaconne" de Robert de Visée, où celle de l'Italien Storace, né à Venise ou à Messine, se pare des lointaines influences de l'Inde du sud. Luth ou clavecin, sous les doigts virtuoses de Dunford ou sous ceux, étonnamment retenus, de Rondeau, sont ici des instruments orientaux, instruments en exil eux-mêmes, en exil d'eux-mêmes. Et la virtuosité de Chemirani donne au contraire aux pièces européennes une séduction qui en gomme la trépidante austérité. Le "Fandango" de Soler, lui, où Rondeau retrouve sa virtuosité implacable, s'orne au luth et aux percussions d'arabesques presque féminines.

Keyvan Chemirani D.R.

Keyvan Chemirani D.R.

Prokofiev compose en Bretagne

Après ce moment de jasmin, de roses et de cascades si séduisant, je vais entendre ce pianiste qui ne joue pas assez à Paris, Andreï Korobeinikov, que l'on a vu grandir ici. Il donne en bis la version virtuose et lisztienne d'un des plus beaux lieder de Schubert, "Auf dem wasser zu singen". Comment peut-il y mettre tant de relief et de poésie, après avoir joué jusqu'à l'épuisement le "3e concerto" de Prokofiev?

Un Prokofiev, aux premiers temps de la Révolution, qui finit ce concerto en Bretagne, le crée à Chicago, le rejoue à Paris en 1922: c'est l'exil d'un virtuose, qui se grise de tournée, n'a pas encore la nostalgie de sa patrie à l'existence chaotique. Korobeinikov, qui salue toujours avec une raideur militaire, joue les contrastes avec maestria, élégance, des doigts d'acier, dans un tempo parfaitement rigoureux, soulignant ici ou là tel jeu sur la note. Mais lui et Dimitri Liss qui insuffle une énergie incroyable à son orchestre de l'Oural, à force de vitesse, font de ce concerto parfois une oeuvre constructiviste où l'on croit entendre résonner des boulons d'acier. Il y a quelque chose de justement barbare et motorique dans le jeu du pianiste, qui le laisse épuisé mais heureux comme tout. Il a raison, c'était très beau, malgré quelques imprécisions digitales...

Le carnaval de Tchaïkovsky

Auparavant Dimitri Liss avait mis la même énergie dans le "Capriccio italien" de Tchaïkovsky mais l'orchestre, aux abonnés absents, le faisait sombrer dans le vulgaire, malgré certains passages de la force des dernières symphonies. Les trompettes, en particulier, étaient fausses, les cuivres tous ensemble digne d'un casino poussiéreux de sous-préfecture. Tchaïkovsky s'était souvenu du carnaval de Rome qui l'avait ébloui: ce voyage en Italie du neurasthénique Russe, on ne l'appellera pas un exil mais des vacances.

- "L'émigrant", projection du film de Charles Chaplin, improvisations sur la musique du "Kid". Paul Lay, piano jazz.

-Bruch (Kol Nidrei), Bloch (Schelomo): Henri Demarquette, violoncelle, Orchestre Philharmonique de l'Oural direction Dimitri Liss.

-Stravinsky (Les noces): Soli, pianos, percussions, Ensemble vocal de Lausanne, direction Daniel Reuss.

- "Jasmin Toccata" (Keyvan Chemirani, percussions orientales, Thomas Dunford, luth, Jean Rondeau, clavecin).

- Tchaïkovsky (Capriccio italien). Prokofiev (Concerto pour piano n°3) Orch. Phil. de l'Oural, dir. Dimitri Liss, Andreï Korobeinikov, piano.