CD: trois ténors, Kaufmann, Villazon, Jaroussky, donnent de leur voix

Kaufmann il y a un mois à Munich C) Ursula Düren/dpa

Non, non, ne rêvez pas: ce sont bien trois CD différents. Trois CD sont parus il y a déjà quelques semaines mais de qualité chacun. Les aficionados les ont déjà sûrement, les autres pourront y prêter plus qu'une oreille. Kaufmann nous régale avec l'opéra français. Villazon à l'opéra français et italien avec son complice, la basse Abdrazakov. Jaroussky explore un Haendel plus secret.

L'opéra français dans sa gloire

Le CD de Kaufmann est sobrement intitulé "L'opéra". Oui mais, pour un disque international, c'est en français dans le texte! Le plus aimé et le plus éclectique des ténors se consacre donc à notre répertoire et l'on en est doublement content: d'abord parce qu'il y excelle (mais à quel répertoire Kaufmann n'excelle-t-il pas?) et aussi parce que cela traduit combien notre répertoire, il y a encore peu assez négligé (et d'abord par nous-mêmes), retrouve grâce.

 Kaufmann à l'Opéra de Munich, mars 2017 C) Angelika Warmuth/dpa

Kaufmann à l'Opéra de Munich, mars 2017 C) Angelika Warmuth/dpa

Voix allégée, moelleuse, couleurs fondues

Tous les grands auteurs du XIXe siècle sont là, tous les grands rôles de ténor, à l'exception du Samson de Saint-Saëns. Un mot déjà de la voix de Kaufmann, cette voix si particulière, pas du tout celle d'un ténor italien ou italianisant, argentée et claironnante. Mais une voix allégée, moelleuse, avec surtout un médium qui serait presque celui d'un baryton, couleurs fondues, presque sombres. C'est très sensible dans les deux premiers airs, célèbres, le "Ah! lève-toi, soleil!" du "Roméo et Juliette" de Gounod et le "Pourquoi me réveiller?" du "Werther" de Massenet, que Kaufmann cependant ne caractérise pas beaucoup, chantant le triomphant Roméo et le dépressif Werther de la même manière. La première très belle surprise vient du "Mignon" d'Ambroise Thomas, chanté en demi-teinte, sans forcer, avec une musicalité mélancolique qui est le registre où Kaufmann est à son meilleur (et cela n'empêche pas la splendeur des aigus), avant un passage du "Roi d'Ys" de Lalo ("Vainement ma bien-aimée") qui est d'une grâce souveraine, pet-être un des sommets du disque.

Yoncheva, superbe Manon

Magnifique, car bourré d'émotion, "La fleur que tu m'avais jetée" de "Carmen" (la montée si délicate sur "Et j'étais une chose à toi" est admirable) Et le "Oh! Dieu, de quelle ivresse" des "Contes d'Hoffmann" d' Offenbach est de la même eau, dans sa puissance inquiète.

Retour à Massenet avec un très bel air du "Cid" (le "Ah! tout est bien fini" chanté par Rodrigue) et surtout deux duos de "Manon" où Kaufmann trouve une partenaire à sa hauteur, Sonia Yoncheva qui se révèle une superbe Manon. On est ravi ensuite d'entendre l'hommage rendu par le ténor au grand opéra français du milieu du siècle et en particulier à Meyerbeer ("Pays merveilleux" de "L'Africaine"); mais aussi à "La juive" d'Halévy avec le "Rachel, quand du seigneur...", air auquel Proust a consacré des pages définitives! Les deux Berlioz sont très beaux ("Merci, doux crépuscule" de "La damnation de Faust" que Kaufmann chanta à l'Opéra-Bastille) mais son Enée des "Troyens" manque un peu de grandeur mâle.

Ildar Abdrazakov et Rolando Villazon, complices C) Diego Acosta, DG

Ildar Abdrazakov et Rolando Villazon, complices C) Diego Acosta, DG

La voix de Villazon

Dois-je revenir plus en détail sur la beauté, en général, de cette voix de miel et sur la précision globale de la diction?

La réception du CD de Villazon laissait davantage perplexe. Je le dis d'emblée: on peut être rassuré. En tout cas à son écoute. Pour le reste...

Le problème est celui d'un admirable ténor dont la voix, ces temps-ci, semblait connaître bien des difficultés. On se souvient en particulier d'un "Retour d'Ulysse dans sa patrie" de Monteverdi assez chaotique l'hiver dernier (au Théâtre des Champs-Elysées). Le fait de s'allier à la basse Ildar Abdrazakov pour un album fort logiquement intitulé "Duos", au lieu d'affronter seul sa propre tessiture, pouvait renforcer les doutes. Doutes levés, mais on est au disque.

Et dans l'enregistrement d'un disque on peut s'arrêter, reposer la voix. Impossible, à l'opéra, de dire au cher public: "Pour le prochain air, je reviens dans une demi-heure!"

Duos intenses

Commençons par le duo commun, celui de Nadir et de Zuniga dans "Les pêcheurs de perles" de Bizet, le fameux "Au fond d'un temple saint". Kaufmann le chante avec Ludovic Tézier dont on doit vanter la prononciation exemplaire; mais leur rencontre, admirable techniquement, souffre d'un engagement réduit où Kaufmann s'écoute distiller de superbes pianissimi. La présence de Villazon et d'Abdrazakov (diction chez celui-ci assez incertaine) vous emporte aussitôt et le ténor mexicain, dont on sent qu'il peine sur certains aigus (Abdrazakov aussi mais Abdrazakov est une basse, et Zuniga un baryton), a toujours cette légendaire intensité qui lui fait brûler les rôles.

Les mêmes avec le chef, Yannick Nézet-Séguin C) Diego Acosta

Les mêmes avec le chef, Yannick Nézet-Séguin C) Diego Acosta

Il est vrai aussi que l'accompagnement n'est pas le même. Je n'en ai pas encore parlé: soutiens de  Kaufmann, Bertrand de Billy et l'orchestre d'Etat de Bavière installent un climat d'une grande beauté plastique mais ne sortent pas de leurs rôles d'accompagnateurs. Yannick Nezet-Séguin et l'orchestre métropolitain de Montréal sont des acteurs, avec la fureur, l'enthousiasme, la présence, le sens du crescendo sonore qui font un trio de notre duo.

Verdi et Donizetti en vedettes

En-dehors de Bizet (la confrontation Don José-Escamillo de "Carmen", parfois vocalement imparfaite mais engagée) et du "Faust" de Gounod où Abdrazakov est toujours un Méphisto désespérant de sérieux, sans une once de diabolisme, les duos sont italiens et bien choisis: deux plutôt légers, des oeuvres bouffe de Donizetti, "Don Pasquale" (le "Sogno soave" où Villazon montre beaucoup d'élégance malgré des aigus un peu pincés) et "L'élixir d'amour" (son Nemorino est un inquiet digne des opéras de Mozart, mais le "Voglio dire" est impeccable).

Et puis deux drames, qui mettent d'abord en valeur Abdrazakov, sans reproche, malgré un italien difficile, dans le "Mefistofele" de Boïto; puis "Simone Boccanegra" de Verdi où Abdrazakov, en Fiesque, qui est vraiment dans sa tessiture, est très bien dans le "Veni a me". En revanche on se serait bien passé des deux "Encore", "Granada" et "Les yeux noirs (Ochi chernie)" même si, par sa véhémence, Nézet-Séguin leur donne une dimension de grand opéra.

Villazon seul C) Diego Acosta, DG

Villazon seul C) Diego Acosta, DG

Un futur baryton?

Lors de leur concert du 9 décembre à Paris, auquel, retenu ailleurs, je n'ai pu assister, Villazon a surtout interprêté des mélodies, laissant Abdrazakov à ses airs de basse. On l'annonce cette année dans son cher Mozart mais en... Papageno, tessiture de baryton... Comme si ce disque "Duo", malgré le courage et la violence avec laquelle il affronte la tessiture terrible du Faust de Gounod,  était comme un adieu aux rôles de ténor. Doit-on le souhaiter pour un chanteur de 45 ans?

Jaroussky et les Haendel méconnus

Je reviendrai enfin de quelques mots sur le très beau CD consacré par Philippe Jaroussky à Haendel. Notre haute-contre national en avait chanté de très larges extraits lors du concert dont j'avais alors rendu compte (voir ma chronique du 4 novembre): huit airs, certains avec le récitatif inhérent. Croyez-vous que le petit malin (je n'avait pas encore reçu son CD à l'époque) en avait rajouté deux en loucedé, déguisés en bis?

Jaroussky dans "Alcina" avec Patricia Petibon, Festival d'Aix C) AFP PHOTO / BORIS HORVAT

Jaroussky dans "Alcina" avec Patricia Petibon, Festival d'Aix C) AFP PHOTO / BORIS HORVAT

Il m'en restait donc trois à découvrir: "Agitato di fiere tempeste" de "Riccardo primo" où la tempête promise est là, dans la voix, l'engagement, les vocalises, avec cette petite montée vers les aigus, plage de calme, qui est un moment enchanteur. Le "Sussurez, ondes délicieuses" d' "Amadis des Gaules", avec son hautbois d'amour et son jeu sur les sifflantes (le "Suuuu...ssssu" initial!), est... délicieux de raffinement. Enfin le "Songe à me garder ta douce affection" d' "Ezio", est une délicate déclaration à la bien-aimée, sur un doux balancement baroque.

Outre sa beauté sonore, rappelons aussi l'intérêt considérable de ce CD: aller chercher dans les 35 opéras de Haendel des ouvrages et donc des airs beaucoup moins connus. Et s'il n'y a pas ici la magie vivante du concert, il y a la perfection du disque.

Jonas Kaufmann: "L'Opéra". Airs et duos de Gounod, Massenet, Thomas, Bizet, Lalo, Offenbach, Meyerbeer, Halévy, Berlioz. Avec Ludovic Tézier (baryton), Sonia Yoncheva (soprano), Orchestre d'Etat de Bavière, direction Bertrand de Billy. 1 CD Sony Classical

Rolando Villazon et Ildar Abdrazakov: "Duos" pour ténor et basse de Bizet, Gounod, Boïto, Donizetti, Verdi, Lara, Hermann. Orchestre métropolitain de Montréal, direction Yannick Nézet-Séguin. 1 CD DG

Philippe Jaroussky: "L'album Haendel", avec l'ensemble Artaserse. 1 CD Erato

A noter que Jaroussky reviendra au Théâtre des Champs-Elysées" du 14 au 20 mars dans un autre Haendel, fameux celui-là, "Alcina", avec Cecilia Bartoli, Julie Fuchs et Varduhi Abrahamyan. Direction Emmanuelle Haïm, mise en scène Christof Loy