Les touchantes complaintes du pauvre soldat selon Mahler, Schubert et Offenbach

Isabelle Druet dirigée par François Boulanger D.R.

C'étaient, dimanche et lundi derniers, deux concerts remarquables aux Invalides à Paris, en liaison avec l'exposition: "Dans la peau d'un soldat, de la Rome antique à nos jours" qui se tient au musée de l'Armée jusqu'au 28 janvier prochain. Remarquables, oui, et très différents, même s'ils couvraient la même époque, 1850-1940. Epoque où les relations à la guerre ont changé, où le peuple, dont le soldat est trop souvent l'émanation, a commencé à porter un regard de plus en plus critique sur ce que ses gouvernants décident.

 

Brillance et émotion

Et justement, le cadre était en adéquation avec les sujets des concerts: atmosphère brillante et réception de généraux, dimanche après-midi, dans la glorieuse cathédrale Saint-Louis; le lendemain, dans le salon d'honneur, sous le portrait en pied de Louis XIV et de ses maréchaux, la bien plus douloureuse complainte du soldat lambda, trimballé, ballotté, sur les routes d'Europe, comme, en 1940, le petit pioupiou français en pleine exode...

C'était la garde républicaine en uniforme qui nous accueillait dimanche, jouant en formation symphonique devant le gouverneur militaire et un autre général en tenue. Programme brillant, je l'ai dit: la suite d'orchestre tirée de sa "Carmen" par Bizet pour commencer, enlevée avec chic par le chef, François Boulanger, et ses musiciens, malgré des violons et des altos pas bien beaux -mais les bois sont très bien: le lot hélas! de beaucoup d'orchestres français.

L'ardeur de Jérôme Pernoo D.R.

L'ardeur de Jérôme Pernoo D.R.

Un concerto militaire d'Offenbach

On oublie en effet que Don José est soldat, tant il semble davantage s'occuper d'opérations de police. Bizet ne nous dit rien de particulier de sa condition, sinon qu'il y a parfois dans le mépris hiérarchique qu'il subit quelque chose des humiliations de "Wozzeck". Mais le prestige de l'uniforme est là, comme il sera là tout au long du XIXe siècle. Il fallait vraiment être un troufion de base pour ressentir sa condition misérable, et encore... l'était-elle autant que celle de journalier?

On entendait ensuite le rare et étonnant " Grand Concerto militaire" écrit pour violoncelle et orchestre par un Offenbach de 28 ans. Le violoncelle, il en jouait en virtuose et ce concerto de plus d'une demi-heure multiplie les difficultés techniques. Le nom de "militaire" vient de lui car ce concerto démarre sur un rythme martial mais pour le reste c'est une belle oeuvre,  lyrique et brillante, dont le premier mouvement fait penser à Mendelssohn, le second (Andante) à Schumann, et parfois l'on croit y voir les brumes d'un champ de bataille au petit matin. Le dernier mouvement, lui, dans son brio et son ardeur, a vraiment l'esprit du Offenbach tel qu'on le connaîtra et reconnaîtra par la suite.

Le violoncelle gourmand de Jérôme Pernoo

C'est François Salque qui devait jouer. Jérôme Pernoo le remplace: il enregistra ce concerto il y a dix ans avec Marc Minkowski et je l'y avais déjà entendu en concert. Il le joue par coeur, avec une gourmandise et un plaisir communicatif, libre, engagé, rendant un vibrant hommage à cette oeuvre qu'il aime et dont on s'étonne qu'il soit si seul à la défendre, alors que le répertoire pour les violoncellistes n'est pas si considérable. Son ardeur à jouer se fait parfois au détriment de la qualité du son mais le public lui offre un franc succès.

Isabelle Druet, parfaite Carmen...

Isabelle Druet, dans une jolie robe gitane aux tons tabac (référence à Carmen) chante de sa belle voix de mezzo, parfaitement égale sur toute la tessiture, aigus éclatants compris, "L'amour est enfant de Bohème": chic, diction parfaite, ligne de chant, art du mot. Il y aura aussi un air de "La fille du régiment" de Donizetti que popularisèrent Dessay et Florez; et surtout trois Offenbach, dont "Je suis veuve d'un colonel" de "La vie parisienne" où les ruptures de tons font leur effet comique car Druet est aussi une comédienne éprouvée.

Druet en robe tabac D.R.

Isabelle Druet en robe tabac D.R.

... et subtile Grande-duchesse de Gerolstein

Mais la veuve du colonel est la fausse veuve d'un colonel qui n'existe pas et les deux airs de "La Grande-Duchesse de Gerolstein" nous ramènent dans la thématique: la guerre en dentelles, comme un amusement de puissants qui jouent aux soldats de plomb vivants sans se rendre compte, parce qu'ils s'en fichent, que cela finira par de vrais morts. Les femmes de pouvoir n'allaient pas à la guerre (contrairement aux hommes, tel, justement, Louis XIV) mais elles pouvaient, comme Catherine II, se la faire expliquer. La "Grande-Duchesse" est dans l'admiration du "Sabre de mon père", qu'elle remet au soldat Fritz, bombardé par elle général en chef car il est joli garçon. Quand elle chante (parfaitement) "Ah! que j'aime les militaires!", Druet, très intelligemment, nous montre d'abord une femme qui ne voit que le prestige de l'uniforme (dont les hommes, moustache avantageuse et taille bien prise, savaient jouer également) se rêver, comme une midinette, en cantinière, pour se demander enfin, lucide pendant quelques secondes, "cela me plairait-il, la guerre?": et là, la cantatrice fait magnifiquement sonner la phrase pour nous rendre cette inconscience encore plus sensible.

"La grande-duchesse de Gerolstein", chantée par la triomphante Hortense Schneider, fut vue par toutes les têtes couronnées de l'époque (1867) dont Bismarck, chancelier de Prusse, qui murmura "C'est tout à fait ça" avant de flanquer la pâtée aux Français et de mettre fin à tous les grands-duchés allemands pour créer un unique empire.

La victoire de la grande-duchesse! D.R.

La victoire de la grande-duchesse! D.R.

Les émois du pauvre soldat

On sait tous que cela n'améliorera en rien la condition du soldat! Le lendemain on explorait donc, sous forme de lieder et de mélodies, l'inspiration musicale de quatre grands pays guerriers de l'époque, Allemagne, Autriche-Hongrie, Angleterre et France. C'était l'atmosphère bien plus sombre, voire tragique, du fantassin crapahutant, comprenant de plus en plus que la mort est au bout du chemin, n'osant encore se révolter cependant, par patriotisme d'abord, et crainte d'impitoyables sanctions.

La découverte dans Mahler d'Adèle Charvet

Un homme, deux femmes, un piano. Les deux femmes, Delphine Haidan et la jeune mezzo Adèle Charvet remplaçaient Janina Baechle. Elles se consacraient à Mahler, à un de ses plus beaux recueils et pas le plus connu, "Le cor merveilleux de l'enfant" (Des Knaben Wunderhorn) : ces chants de la vieille Allemagne, recueillis par le poète Brentano, n'évoquent pas forcément les soldats mais l'écriture de Mahler, en forme de marche ou de ritournelle, y supplée. Delphine Haidan, dans "La vie terrestre" ou "Urlicht" (qui deviendra un mouvement de la "2e symphonie"), est d'une belle intensité mais la voix a de la fatigue. Adèle Charvet, qui chante quatre autres lieder, est une chanteuse à suivre, doté d'une voix aux sombres couleurs, déjà d'une très belle technique et d'une belle émotion. Quand, dans "Le petit tambour", la voix de Charvet quitte les graves de la mélodie pour aller vers la lumière, tel un ange sacré, on est profondément ému.

Adèle Charvet, Anne Le Bozec, Edwin Fardini, eDelphine Haidan. Derrière eux, Louis XIV D.R.

Adèle Charvet, Anne Le Bozec, Edwin Fardini, Delphine Haidan. Derrière eux, Louis XIV D.R.

Edwin Fardini, magnifique jeune baryton

Mais la révélation de la soirée est Edwin Fardini, jeune baryton encore au Conservatoire. On pariera volontiers qu'il sera une des grandes voix de demain. Il assume le reste du programme, imposant, d'une voix riche, puissante (un peu trop dans ce cadre réduit), chargée d'émotions, à la tessiture déjà large (très beaux aigus) ,sans reproche technique majeur chez un si jeune homme, à part un vibrato dans les notes tenues qu'il contrôle plutôt bien. Il sait varier les climats, doser les émotions, bref être un interprète. Son Schubert, cru et hivernal, est superbe, ses Schumann  romantiques et âpres (dont "Les deux grenadiers", avec cette "Marseillaise" amère de l'après-défaite napoléonienne); le "Tambour" de Wolf avance, joyeux (pour se faire tuer?) Fardini est intense et habité dans la mort de "Wozzeck" de Berg ("Cette eau est du sang"), peut-être manquant d'ironie dans la "Marche des veaux" de Eisler, texte de Brecht tiré des "Aventures du brave soldat Schveik"

"On the idle hill of summer" est d'un compositeur anglais, George Butterworth, qui fut tué pendant la bataille de la Somme en 1916: son corps n'a jamais été retrouvé. Le "Oh! it's a lovely war"  de Courtland et Jeffries, dit abondamment combien la vie des soldats était terrible dans les tranchées, et le dit avec un humour qui est vraiment ici la politesse du désespoir.

Les admirables "Complaintes du soldat" d'André Jolivet

La section française commence par un fulgurant "Le sergent revient de guerre" de Poulenc, dont le texte signé Maurice Fombeure montre bien l'évolution du sentiment des peuples. Puis Fardini chante avec une émotion infinie les magnifiques et très méconnues "Trois complaintes du soldat" d'André Jolivet: "La complainte du soldat vaincu, la complainte du pont de Gien, la complainte à Dieu". Oeuvres admirables et fulgurantes, datant d'après la débâcle, qui regarde encore vers Debussy ou Honegger  et qui ressemble aussi parfois à des mélodies religieuses: "Me voici sans arme et nu. Me voici sans haine et muet" (le soldat vaincu). "Disparus tes enfants et ta femme/ Au passage du pont de Gien": la ville de Gien, passage sur la Loire, à moitié détruite, un des épisodes sombres de l'exode en juin 1940 et un petit chef-d'oeuvre en forme de ballade française. Et pour finir, beaucoup plus sombre encore, la bouleversante "complainte à Dieu": "Et vous m'avez accueilli dans les bras de Nature", à laquelle Fardini donne une superbe résonance.

Fardini et Haidan à la manoeuvre, Le Bozec au piano, Charvet de repos D.R.

Fardini et Haidan à la manoeuvre, Le Bozec au piano, Charvet de repos D.R.

C'est Anne Le Bozec qui a conçu ce programme, un des plus beaux qu'on ait entendus depuis longtemps. Louée soit-elle! En revanche elle accompagne ses chanteurs avec trop de brutalité sonore, sur un piano il est vrai clinquant et sans profondeur, même si cela va mieux -de justesse- dans les Jolivet.

Les prochains, et derniers, concerts, fin janvier, reviendront au XVIIe siècle ("Simplicissimus" le 26) et à la Renaissance ("L'homme armé" le 28)

 

- Concert de l'orchestre de la Garde Républicaine, direction François Boulanger, avec Jérôme Pernoo (violoncelle) et Isabelle Druet (mezzo-soprano), oeuvres de Bizet, Donizetti, Offenbach. Cathédrale Saint-Louis des Invalides, Paris, le 10 décembre.

-"Complaintes de soldats", concert d'Adèle Charvet et Delphine Haidan (mezzos) et Edwin Fardini (baryton), avec Anne Le Bozec (piano), oeuvres de Schubert, Schumann, Wolf, Mahler, Berg, Eisler, Butterworth, Courtland et Jeffries, Poulenc, Jolivet. Grand salon de l'hôtel des Invalides, Paris, le 11 décembre.

Retrouver Fardini

Allez écouter Edwin Fardini sur le net, chantant deux magnifiques mélodies d'Henriette Puig-Roget, "La chanson du marin" et "La chanson fatale" tirées des "Trois ballades françaises". Puig-Roget, célèbre pianiste-accompagnatrice et organiste, était aussi une excellente compositrice, à qui le Conservatoire de Paris rendait hommage l'an dernier. Et Fardini, il y a un an, avait déjà cette voix superbe...