L'hommage posthume à Pierre Henry, l'homme qui adorait les sons mais pas les notes

En 1996 C) Lebrecht Rue des Archives

Pierre Henry était célébré tout le week-end à Radio-France. C'était un hommage prévu de longue date pour ses 90 ans. Pierre Henry était né le 9 décembre 1927. Il nous a quittés le 5 juillet. Ayant achevé ses deux dernières oeuvres, "La note seule" et "Grand tremblement", dont nous avons entendu les créations mondiales.

 

 

Je n'ai pu assister, je le précise, qu'à ce seul concert. Mais cet hommage de trois jours extrêmement varié aura présenté un panorama de ses oeuvres les plus emblématiques ou les plus fameuses : la "Messe pour le temps présent" qui fut une chorégraphie célèbre (1967) de Maurice Béjart ou la "Symphonie pour un homme seul" qu'il imagina, âgé de 22 ans, avec son ami Pierre Schaeffer dans le cadre du Groupe de Recherche de la R.T.F. (devenue O.R.T.F. ensuite). Comme le grand "Dracula" de 2002, pour 18 musiciens, électronique et "orchestre de hauts-parleurs" (!) que dirigeait Maxime Pascal.

Bouleversements musicaux

"Il faut détruire la musique" On était en 1947, Pierre Henry avait dix-neuf ans. Il s'inscrivait dans les grands bouleversements de l'après-guerre qui secouaient les arts en général et particulièrement la musique dite classique. Au sein de ce groupe de jeunes gens dont Pierre Boulez restera le plus célèbre, beaucoup de ses amis, auxquels un autre concert rendra hommage : Schaeffer donc, Xenakis, François Bayle, Luc Ferrari puis François-Bernard Mâche. Parmi eux Pierre Henry impose sa singularité : musicien, artiste, homme de sons ? Les trois ensemble, infatigable en tout cas.

C) Stéphane de Sakutin, AFP

C) Stéphane de Sakutin, AFP

Des grillons aux orages

Homme de sons d'abord, comme le rapporte Bernadette Mangin, qui fut son assistante et sa compagne: "Nous avions fait des enregistrements dans les trains, au bord de l'océan, à Venise, et comme j'ai une maison dans le Lot nous y sommes allés fréquemment avec tout un matériel, perche, micro, magnéto, et on déroulait des kilomètres de câbles pour enregistrer dans la nature les grillons, les oiseaux, l'orage, le vent, les petits bruits, des pas dans la forêt, les bois, des pierres que l'on jetait, des mouches"

C'est ce qui passe dans "Grand tremblement", la plus emblématique des trois oeuvres de la soirée.

Tout jeune C) Serge Lido, INA

Tout jeune C) Serge Lido, INA

Le tremblement sourd d'une oeuvre

"Ces grands tremblements représentent une montagne. C'est une trépidation qui monte mais qui tourne court... ce tremblement, c'est le rythme de la vie" écrivait Henry en février, après avoir mis le point final à cette commande de Radio-France. Tremblement, trépidation sourde, qui irrigue l'oeuvre pendant ses 27 minutes 25 : scansion de batterie, gamelan peut-être (les sons nous parviennent évidemment déformés, triturés, superposés, tronqués) ou tambours. On entend aussi, on croit entendre, des casseroles sophistiquées, un couvercle qui tombe plusieurs fois; et les machineries par lesquelles passent ces sons, étranges têtes carrées à l'oeil violet, vibrent ensemble par larges séquences sonores. Puis le rythme change, s'apaise, des baguettes caressent une surface, on perçoit des guitares désaccordées ou un clavecin fou mais on reste porté par la pulsation initiale qui nous retient dans un état, au choix, d'hypnose ou d'abandon.

Répétitions, fascination de la durée

En comprenant mieux pourquoi Pierre Henry est une idole, en tout cas un modèle si souvent cité par les maîtres de la musique électronique, un Carl Cox, un Laurent Garnier, un Jeff Mills, tant d'autres : ce fond de pulsations répétitives, de bruitages qui composent des cellules sonores aux évolutions imperceptibles ou brutales. Et bien sûr, le temps.

Car "Grand tremblement" ou "La note seule" ne signifieraient rien, ne feraient pas leur effet auprès des amateurs, s'ils n'avaient pas une certaine durée. Il y a dans le son répétitif cette fascination pour une matière constamment vivante, qui est la base du travail de l'artiste. La nature, qu'elle soit au naturel ou réinventée par l'homme (dans les villes, dans les lieux de foule), peut devenir cette immersion à laquelle nous ne faisons plus guère attention et que Pierre Henry (là est le rôle inlassable de celui qui ENTEND) a voulu recomposer - ou décomposer, en (dé) COMPOSITEUR. Pour nous la rendre sensible, nous y réhabituer, il faut un certain temps, qu'on qualifiera de magnétique ou narcotique, fascinateur ou interminable. Un "Grand tremblement" de trois minutes ne serait qu'une longue secousse.

En 2008 C) Fred Toulet/Leemage

En 2008 C) Fred Toulet/Leemage

Un partage sonore

On peut très bien aussi résister à l'hypnose, comme être allergique à la musique électronique ou ne pas accepter cette forme de partage ; je me surprenais samedi soir à me dire qu'écouter du Pierre Henry tout seul serait manquer une expérience et que les bruits qui déferlaient depuis les machines, dans ces lumières sournoises et belles où les décors abstraits du studio 104 ressemblaient à des boucliers guerriers de tribus lointaines, n'avaient de sens que parce que nous étions dans le collectif, acceptant plus ou moins l'immersion sonore proposée.

Mais "La note seule" qui précédait m'avait bien moins intéressé. Note de piano frappée plusieurs fois, avec différents effets de distorsion sur la corde, au point de la rendre accordée/désaccordée. Des lumières de grottes, changeantes et mystérieuses, ajoutent la présence sombre des hauts-parleurs à ce son répété de... note seule. La note évolue, un fond de grondements, raclements, chuchotements d'eau lui compose un tapis acoustique. Du médium du piano Pierre Henry passe à l'aigu, joue sur les octaves. Cela dure 30 minutes 12, radicales. Dont je me suis très vite détaché.

Dimanches noirs, écriture sérielle

Le concert avait commencé par une autre création mondiale, "Dimanches noirs". Il y en a 52, composés par un jeune homme entre ses 17 et ses 19 ans. Ce sont de brèves pièces de piano, peut-être sur l'ennui des dimanches, qui n'avaient jamais été jouées en public. Pierre Henry en avait sélectionné 19 avant de mourir et Cécile Maisonhaute, qui les interprète, les avait travaillés avec lui ; son interprétation est idiomatique et d'une belle présence. On songe en écoutant ces accords plaqués, syncopés, ces séries de quatre notes jouées en mode aléatoire, d'une écriture strictement sérielle même dans des morceaux plus lents, que Pierre Henry était déjà en avance, sur un Boulez par exemple dont la révolutionnaire "Sonate numéro 2" arrivera deux ou trois ans plus tard. Et aussi sur tous les autres, qui développeront le courant sériel plutôt à partir des années cinquante. En même temps il y a un style Pierre Henry, de cellules mélodiques que Debussy aurait pu écrire, ou Bartok, ou Schönberg, ou Stravinsky. Ou même (ou surtout) Messiaen, le professeur. Cellules que brise le compositeur comme Arman brisait des pianos. Cela ressemble à une promenade atonale sous les tilleuls, avec des traces de cailloux.

En 2009 C) Didier Allard

En 2009 C) Didier Allard

Maison détruite, sonothèque vendue?

On découvre en lisant nos confrères du "Monde" que la maison où vivait Pierre Henry en locataire, où il a composé sa musique, mené ses expériences sonores, donné des concerts devant de petits groupes de passionnés, a été vendue, va être détruite. La Bibliothèque Nationale, la Philharmonie de Paris, ont proposé l'une d'accueillir sa sonothèque, l'autre de reconstituer son studio au musée de la Musique. Le ministère de la Culture, la mairie de la capitale sont dans le silence.

Comme si l'hommage qui lui a été rendu prenait l'allure d'un enterrement, pour solde de tout compte et pour adieu à une période de la musique dont nous nous sommes un peu éloignés.

Mais dont Thierry Balasse à la réalisation sonore et tant de techniciens de Radio-France ont su rappeler pendant trois jours la force radicale.

Série de concerts Pierre Henry les 8, 9 et 10 décembre 2017, studio 104, 105 et 106 de Radio-France. Et "Dimanches noirs", "La note seule", "Grands tremblements", 3 créations de Pierre Henry : Pierre Henry, concepteur, Bernadette Mangin, assistante musicale, Cécile Maisonhaute, piano, Thierry Balasse, direction sonore, Son/Ré, studio de création musicale. Studio 104 de Radio-France le 9 décembre à 20 heures.