Le "Barbier de Séville" de Rossini dans une mise en scène de Laurent Pelly poétique et vivante

Figaro (F.Sempey), Rosine (C.Trottmann), Almaviva (M. Angelini), Bartolo (P. Kalman) C) Vincent Pontet

C'est au Théâtre des Champs-Elysées: dans la même mise en scène de Laurent Pelly se joue "Le barbier de Séville" avec chaque soir une distribution différente: la distribution I avec des chanteurs confirmés, la distribution II, dite "Jeunes Talents".

 

 

Mais Florian Sempey, qui tient le rôle de Figaro à 29 ans dans la première distribution, est encore un "jeune talent" lui aussi ! En fait il s'agit d'entendre des chanteurs qui ont désormais l'habitude des rôles solistes, ensuite d'autres chanteurs moins rompus à l'exercice. J'ai pu le constater: la première soirée (distribution I) était composée d'individualités qu'on a réunies, dans la deuxième soirée ("Jeunes Talents") régnait davantage un esprit de troupe.

Avec une mise en scène rigoureusement semblable, à quelques placements près de certains interprètes (Pelly respecte aussi leur sensibilité quand elle ne gêne en rien ses intentions), et à différents changements dans la scène finale où les amoureux triomphent, dans le sens de plus de fluidité et de lisibilité...

Michele Angelini (Almaviva) sous le balcon de Catherine Trottmann (Rosine) C) Vincent PONTET

Michele Angelini (Almaviva) sous le balcon de Catherine Trottmann (Rosine)
C) Vincent Pontet

Un décor en forme de portée

Le rideau se lève sur un fond noir et des grandes voiles de bateau en volutes: superbe scénographie, de Laurent Pelly lui-même. Ces voiles sont en fait des partitions géantes, couvertes de portées vides, portées qui se transformeront en balustrade quand Rosine est à son balcon, ou en barreaux quand son tuteur Bartolo veut la séquestrer.

Et les portées parfois se rempliront, quand Figaro y écrit un fragment d'air chanté par Rosine ou Almaviva, ou se videront de leurs notes tombant en bourrasque sur les têtes des protagonistes à l'acte final. Le danger d'un si beau décor, c'est qu'on en soit très vite prisonnier et qu'il engonce la mise en scène. C'est le sentiment que l'on ressent au début du premier acte, quand la portée s'ouvre sur le balcon de Rosine et qu' Almaviva, tel Cyrano, lui murmure sa chanson: les chanteurs peinent à remplir l'espace mais ce sera bien mieux le lendemain avec la "jeune" distribution, beaucoup plus dynamique dans ses déplacements.

Rosine (Catherine Trottmann) et Almaviva déguisé (Michele Albertini) devant Bartolo endormi (Peter Kalman) C) Vincent Pontet

Rosine (Catherine Trottmann) et Almaviva déguisé (Michele Albertini) devant Bartolo endormi (Peter Kalman) C) Vincent Pontet

Rythme endiablé, trouvailles constantes...

Mais dès le milieu de l'acte, la "furia" Pelly reprend ses droits: rythme endiablé, trouvailles constantes, direction d'acteurs-chanteurs (cela vaut aussi pour l'excellent choeur d'hommes Unikanti) au cordeau. Pelly joue le rêve à fond, fait de ses personnages de ravissantes marionnettes animées, ballottées qu'elles sont, au sens propre (corps qui penchent, qui rampent, têtes qui tournent, déhanchements en groupe, bref tous les registres qu'utilisent souvent les metteurs en scène désireux d'animer leurs comédiens, mais qui sont réalisés ici avec une parfaite maîtrise).

On aura compris qu'il n'y a aucune vision particulière du "Barbier" chez Pelly; même pas un soupçon de critique sociale. Aucune vision, sinon de faire de cette histoire quelque chose de fou, où le rire désamorce les éléments de cauchemar et où les personnages (plus ou moins, suivant le chanteur!) seront, dixit Pelly, "observé d'un oeil neuf" au regard des conventions. "Je suis un artisan au service de l'oeuvre. Je n'ai pas de concept à faire entrer au forceps, c'est l'oeuvre qui commande" Cependant, ajoute Pelly, "la musique est allègre, soit, mais le texte est terrible".

Almaviva (E.L.Thomas) visant Bartolo (P.Ruiz) protégé par Rosine (A. Le Saux) devant Basilio (G.Worms) et Berta (E. Pancrazi) C) Vincent Pontet

Almaviva (E.L.Thomas) visant Bartolo (P.Ruiz) protégé par Rosine (A. Le Saux) devant Basilio (G.Worms) et Berta (E. Pancrazi) C) Vincent Pontet

Le texte est terrible, puisque Beaumarchais, qui était un auteur plus ironique que comique, est aux origines du livret, d'où, derrière les brillantes lumières blanches, des ombres d'encre et des sentiments troublés. Mais la musique-champagne de Rossini fait passer à l'arrière-plan ces aspects obscurs. Un Rossini de 25 ans qui s'étourdit de son propre génie, au point de rajouter à chaque air, non pas "le couplet de trop" mais celui qui attise son plaisir personnel. Rossini, ça pétille mais, pour les chanteurs c'est épuisant!

Or le chef, Jérémie Rohrer, avec ses musiciens du "Cercle de l'Harmonie", ne perd jamais de vue ces ambiguïtés de l'intrigue. Dès la première minute on est conquis par la manière dont il "envisage" l'ouverture. Les attaques sont franches, nettes, le tempo juste mais, surtout, dans le si fameux premier thème passe une urgence, une angoisse, de sombres couleurs, qui  trouveront un juste contrepoint dans le décor en forme de rêve surréaliste que nous découvrirons quelques instants plus tard.

Rosine rêveuse (Catherine Trottmann) et Figaro (Florian Sempey) C) Vincent Pontet

Rosine rêveuse (Catherine Trottmann) et Figaro (Florian Sempey) C) Vincent Pontet

Et le crescendo final de cette ouverture (qui ne reprend quasiment pas les mélodies de l'oeuvre!) rappelle la violence et l'urgence du "Don Giovanni" mozartien. Et tant pis pour les déraillements des vents! Vents qui se reprendront le lendemain mais cette fois c'est Rohrer qui sera, dans les premières mesures, trop indolent. La suite, malgré parfois quelques acidités des cordes et ces cuivres un peu défaillants, sera vive, exacte, toujours en place, toujours respectueuse des chanteurs, ne les couvrant quasi jamais, et cependant menée à vive allure, avec des couleurs et du raffinement.

Deux Rosine: se valent-elles?

La déception vient de la Rosine (I) de Catherine Trottmann: dans le si célèbre "Una voce poco fa", les aigus sont un peu criés, les graves éteints, le chant reste trop "dans la gorge" et manque de projection. La comédienne à l'aise mais dans les ensembles on ne l'entend pas. Alix Le Saux (II) est, elle, très bien: je ne l'avais guère aimée en "Belle Hélène", à cause en particulier d'un petit vibrato dans la voix qu'elle a toujours; mais elle a beaucoup progressé dans la qualité des aigus, elle tient son personnage, jolie, mutine, fine mouche (Trottmann est plus coléreuse), et le chant, lui, est bien projeté.

Alix Le Saux (Rosine), Elgan Llyr Thomas (Almaviva), Guillaume Andrieux (Figaro), Louis de Lavignère (Fiorello) C) Vincent Pontet

Alix Le Saux (Rosine), Elgan Llyr Thomas (Almaviva), Guillaume Andrieux (Figaro), Louis de Lavignère (Fiorello) C) Vincent Pontet

Des Figaro excellents et très différents

Le Figaro de Florian Sempey (qui fut un de ses premiers rôles) montre les progrès du jeune baryton: il descend des cintres dans un fauteuil-nacelle (en, au sens propre, deus ex machina), entonnant son fameux "Largo al factotum" d'une voix puissante: les graves sont sonores, les aigus triomphants, avec l'énergie requise. Il jouera ensuite un Figaro gourmand, à l'oeil qui frise; là aussi très différent du remarquable Guillaume Andrieux (II), aux tatouages sur les biceps près, qu'ils partagent. Andrieux a déjà une très belle voix, pleine et bien conduite, il joue un Figaro vraiment proche de Scapin, selon les voeux de Pelly, infatigable et inquiet, courant partout, tourbillonnant sur lui-même avec force gestes (peut-être un peu trop, mais l'excès vaut mieux que le manque). Cependant le comédien n'oublie jamais le chanteur: aucun décalage, ligne de chant impeccable. Il est d'ailleurs, dans la distribution I, un excellent Fiorello (Louis de Lavignère, distribution II, est très bien mais plus fragile)

Révélation que l' Italo-Américain Michele Angelini: un petit manque de projection dans la cavatine initiale et quelques notes "de ténor" trop tenues ne dissimulent guère la beauté du timbre et surtout le sens des vocalises, jusqu'à un éblouissant final, complètement pyrotechnique, qui lui vaut des acclamations. Lui joue un Almaviva si sûr de conquérir Rosine qu'on se dit que c'est la conquête elle-même qui l'intéresse et non son objet. Elgan Llyr Thomas (II) est, lui, vraiment amoureux de Rosine, avec une fougue charmante, la voix est très jolie, bien sonnante, seules les vocalises finales lui posent pas mal de problèmes...

Les amoureux ne sont pas seuls au monde... C) Vincent Pontet

Les amoureux ne sont pas seuls au monde... C) Vincent Pontet

Un Rossini qui succède à Mozart

Bons Bartolo de Peter Kalman (I) et Pablo Ruiz (II), Kalman meilleur comédien (et même émouvant à la fin quand il perd la partie) mais incertain rythmiquement, Ruiz plus convenu. Robert Gleadow (I) est un Basilio remarquable, aux notes bien noires dans les graves et qui fait presque peur. Guilhem Worms est bien aussi... si l'on n'a pas entendu Gleadow. L'air de la servante Berta ("Il vecchiotto cerca moglie") est joliment défendu par Annunziata Vestri (I) et Eléonore Pancrazi (II): avantage à Pancrazi pour la voix, à Vestri pour la silhouette à la Rossy De Palma. Enfin le même domestique Ambrogio réunit ce joli monde tous les soirs, et c'est Stéphane Facco, silhouette de gnome qui soubresaute, sorti des Deschiens, fort drôle et très touchant.

Public enthousiaste les deux soirs, ce qui est bon signe. On rêve désormais, dans les paris à tenir, d'une soirée (ou double soirée) "Barbier de Séville-Noces de Figaro", tant, parfois, dans cette production, on a l'impression que Rossini prolonge Mozart.

"Le barbier de Séville" de Rossini, mise en scène de Laurent Pelly, direction musicale de Jérémie Rohrer. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 8, 13 et 16 décembre (19 heures 30) et 10 décembre (17 heures) pour la distribution I, les 11 et 14 décembre (19 heures 30) pour la distribution II, "Jeunes talents".