Les beaux airs français de Sabine Devieilhe

Sabine Devieilhe: en Mélisande? C) Piergab

Sabine Devieilhe dans la grande salle de la Philharmonie de Paris: c'était, l'autre jour, un programme de musique française, très original, très passionnant, avec un vrai partenaire, François-Xavier Roth à la tête de son ensemble "Les siècles". Le disque "Mirages", qui vient de sortir, réunit les airs chantés par la jeune soprano, et y joint d'autres raretés de la même qualité, avec quelques partenaires invités comme la mezzo Marianne Crebassa ou le pianiste Alexandre Tharaud

 

Un panorama alternatif de la musique française

La construction de la soirée était cette fois impeccable. Entre les airs, si exigeants pour la voix, même d'une colorature comme Devieilhe, des musiques symphoniques toujours en situation et quelques vraies raretés, loin des stations obligées que sont Bizet, Offenbach ou Gounod. Raretés interprétées pourtant dans une étrange urgence: il fallait voir comme, Roth ayant juste fini de diriger et les applaudissements crépitant à peine, Devieilhe était déjà en scène pour, à l'inverse, repartir immédiatement en coulisses alors même que nous commencions à l'applaudir à son tour.

Un sorte de passage de témoins entre deux T.G.V. qui en avaient peut-être un à prendre...

La Devieilhe, plus sportive C) Piergab

La Devieilhe, plus sportive C) Piergab

Shakespeare en Orient?

Un programme qui suivait une double thématique, Shakespeare et l'Orient.

Ou plutôt Shakespeare d'abord, l'Orient ensuite.

Et avec une idée initiale assez gonflée, consacrer la quasi-totalité de la première partie à Ambroise Thomas.

Entendre la musique d'Ambroise Thomas

"Il y a trois styles de musique: la bonne musique, la mauvaise musique et la musique d'Ambroise Thomas": cette phrase très fameuse et assez cruelle d'Emmanuel Chabrier explique pourquoi cet homme si populaire en son temps et à la si longue carrière (il mourut en 1896 à 84 ans) est tombé dans un oubli relatif dont il commence juste à sortir. Thomas considérait comme dangereusement révolutionnaires ses collègues César Franck, Bizet ou... Lalo. C'est dire! Pour Fauré, au moins, il avait raison. De là à lui interdire d'enseigner au Conservatoire de musique dont il était le directeur... Etablissement où il avait succédé comme professeur de composition à Adolphe Adam, l'auteur de "Giselle": ne pas s'étonner qu'avec de tels modèles tant de musiciens de cette époque soient tombés dans un oubli profond.

Aujourd'hui on entend chez Thomas la facilité d'écriture et son efficacité. Mais quand même! L'ouverture de "Mignon" est assez jolie dans sa partie lente, avec le jeu des bois (flûte et clarinette) et la harpe qui soutient hautbois et violons. Mais ensuite la valse avec cymbales sonne "flonflons du Second Empire" en louchant vers Offenbach, mais Offenbach avait du génie!

C) Piergab

C) Piergab

La robe vieux rose et la facilité vocale de Devieilhe

Heureusement Roth est là, qui connait bien cette musique, l'empêche vraiment de sombrer dans le vulgaire. Et Sabine Devieilhe, un peu engoncée dans une imposante robe vieux rose, entonne le fameux (en son temps) "Je suis Titania la blonde": elle y impose d'éblouissantes vocalises avec un chic extrême et délicieusement pyrotechnique, même si elle doit forcer légèrement ses graves. Mais les aigus... très très aigus, sont d'un absolu bonheur.

Titania est la reine des fées du "Songe d'une nuit d'été" Après un morceau du ballet "Coppélia" qui nous donne le sentiment d'être à un concert de Noël, la "Mort d' Ophélie" de Berlioz poursuit la partie shakespearienne du programme. Devieilhe met un très beau sentiment dans cet air aux graves très sollicités: c'est un peu la spécialité de Berlioz d'hésiter entre les tessitures.

Une Ophélie tragique et splendide

Pour reposer la chanteuse, Roth est allé chercher l'ouverture de "Raymond", toujours d'Ambroise Thomas, opéra complètement oublié mais dont l'écriture, très chargée en cuivres et percussions, ménage de beaux effets de cordes, avant une valse mélancolique confiée au hautbois et un galop qui ne vaut pas celui de "Guillaume Tell"  Et Devieilhe revient avec "A vos jeux, mes amis" d'"Hamlet".

Natalie Dessay l'a chanté avant elle: c'est l'air où Ophélie bascule dans la folie, et Thomas y trouve cette fois une belle inspiration; Devieilhe laisse parler les mots, est splendide dans les aigus de colorature et installe avec beaucoup d'émotion au milieu de toutes les vocalises, la progression du sentiment qui nous fait entendre d'abord une Ophélie joyeuse et insouciante, puis une Ophélie implorante, suppliante, sombrant dans son obsession suicidaire.

Poèmes hindous, princesse chinoise

La deuxième partie, orientalisante, aborde des oeuvres rares, comme les "Quatre poèmes hindous" de Maurice Delage, contemporain et ami de Ravel: on est entre "Schéhérazade" et les "Histoires naturelles", mais avec des jeux très intéressants sur les modes hindous qui flirtent parfois ("Bénares") avec l'atonalité. Les instruments d'accompagnement sont choisis avec soin, rares (flûte et cordes ici, pizzicati des violoncelles ailleurs) et "Lahore" s'achève par une mélopée qui rappelle le muezzin.

Sabine D. à la belle robe sombre C) Piergab

Sabine D. à la belle robe sombre C) Piergab

La "chanson du rossignol" de Stavinsky est presque le cinquième poème hindou". En plus oriental, flûte, flûte piccolo, tout cela d'un chic absolu et d'une virtuosité cristalline. Quant aux parties symphoniques, elles ne sont pas toujours de la même inspiration. Cette ouverture de "La princesse jaune" de Saint-Saëns par exemple,  bien écrite, mais où la vaste Chine est au plus une petite pagode dans le parc de Versailles. Toujours les difficultés de Saint-Saëns à déboutonner son inspiration! Cependant François-Xavier Roth donne à tous ces morceaux qui ne sont pas forcément des chefs-d'oeuvre l'éclat et le brillant nécessaires sans jamais tomber dans le tapage. Et ce sera encore le cas du ballet de "Lakmé" où Delibes, même de façon désordonnée (contrebasse, flûte, triangle et cymbales), fait au moins l'effort d'être un peu exotique.

Le Japon, re-Shakespeare et... Alexandre Tharaud

Avant cela on aura entendu un air joyeux et triste d' André Messager, pris dans "Madame Chrysanthème" ("Le jour sous le soleil béni"), air qui se termine par un contre-ut longtemps tenu et d'un moelleux exquis. Enfin ce sera "Lakmé", "Les fleurs me paraissent plus belles" et puis les fameuses "Clochettes": depuis sa Lakmé à l'Opéra-Comique il y a trois ans (voir ma critique) Devieilhe a gagné en rondeur, en assurance vocale, variant avec un talent délicieux les notes piquées en forme d'embûches dont Delibes a parsemées le récit de Lakmé.

Mais une surprise nous attend encore: on sort un piano de nulle part, on nous annonce le pianiste, c'est Alexandre Tharaud. Il nous fait l'honneur d'accompagner son amie Devieilhe, comme sur le disque, dans une ravissante mélodie du jeune Debussy, la "Romance d'Ariel" (Shakespeare encore, "La Tempête"), sur un poème inattendu de Paul Bourget, cet auteur démodé que lisaient tant nos arrières-grands-mères: du pur Debussy que Tharaud joue avec l'élégance et la retenue qu'il faut.

Un CD de toute beauté

Le CD, intitulé "Mirages", est, lui, magnifique. Car on n'y entend que la voix. Il n'y a plus aucun des intermèdes symphoniques qu'exige un concert, aussi soigneusement choisis qu'ils aient été. Tous les airs que nous avons entendus sont là, parfois magnifiés (le "Rossignol" de Stravinsky est une splendeur) L'ordre d'écoute, lui, est très intelligemment composé et ce qui nous restait à entendre est tout aussi admirable. "Mes longs cheveux descendent" du "Pelléas et Mélisande" de Debussy est d'une pure et étrange beauté, qui donne aux "Clochettes" de "Lakmé" qui le suivent une force inattendue comme si Delibes et Debussy dialoguaient à travers leurs héroïnes. "Le voyage" de Charles Koechlin, avec ses notes altérées, sa difficile polytonalité, est le charme même, grâce aussi à l'accompagnement exemplaire de Tharaud. Il y a enfin un magnifique trio pour voix de femmes, tiré de "Thaïs" de Massenet (enfin autre chose que la "Méditation"), magnifique aussi grâce aux gosiers de l'autre soprano, Jodie Devos, et surtout de la troublante mezzo qu'est Marianne Crebassa

C) Piergab

C) Piergab

Crebassa qui retrouve Devieilhe dans le duo des fleurs de "Lakmé", morceau envoûtant, le CD se concluant par la mort de Lakmé, "Tu m'as donné le plus doux rêve" où la beauté de la voix de Sabine Devieilhe est à tomber. Cela fait longtemps qu'on avait pas entendu un si bel hommage, et si bien construit, à nos opéras nationaux dont on redécouvre de plus en plus toutes les splendeurs et toutes les richesses.

 

Concert de Sabine Devieilhe, soprano, avec l'orchestre "Les siècles", direction François-Xavier Roth: oeuvres symphoniques de Thomas, Delibes et Saint-Saëns, mélodies et airs d'opéra de Thomas, Berlioz, Delage, Stravinsky, Messager, Delibes.

"Mirages": mêmes interprètes avec Jodie Devos, soprano, Marianne Crebassa, mezzo, Alexandre Tharaud, piano; mêmes oeuvres avec d'autres airs de Debussy, Massenet et Koechlin. 1 CD Erato

Deux informations pour les amateurs: ce rôle d'Ophélie dans le "Hamlet" d'Ambroise Thomas, Sabine Devieilhe l'interprétera à l'Opéra-Comique à Paris en décembre 2018. D'ici là, elle sera de la reprise de "Dialogues des Carmélites" de Poulenc au Théâtre des Champs-Elysées en mars, dans le rôle que tenait Sandrine Piau.