La nouvelle voix et les nouvelles voies de Juan Diego Florez

"Je suis péruvien, j'ai de l'or" ... dans la voix (d'après Offenbach) C) Sony Classical

C'est un très joli concert, très bien composé, que Juan Diego Florez a offert à ses admirateurs il y a quelques jours au Théâtre des Champs-Elysées. Récital autour de Mozart, à qui il a consacré son dernier disque, mais aussi de ses chers Italiens. Avec un détour par l'opéra français, un seul, puisqu'il y aura bientôt, en janvier 2018, une prise de rôle en Hoffmann.

 

Un costume dépareillé

Et cela a d'abord commencé par un gag: un Florez, aussi penaud qu'amusé, vêtu d'une veste noire et d'un pantalon bleu, vient nous expliquer qu'il a oublié le haut de son costume à l'hôtel: quelqu'un est en route, il s'excuse de sa tenue dépareillée, élégante tout de même avec la chemise blanche et le noeud papillon noir. Au deuxième air, ça y est, il porte son vrai costume bleu... bleu péruvien peut-être, gansé de noir; et Florez, qui n'est ni Yuja Wang ni Lang Lang ni Simon Ghraichy, en restera jusqu'au bout à cette semi-sagesse vestimentaire.

Des Suisses sans éclat

Mais cela a moins bien continué encore. Ce soir-là, au lieu de l'ensemble "La Scintilla", son partenaire du CD, c'est l'orchestre de chambre de Lausanne qui l'accompagne, celui d'un Armin Jordan (le père de Philippe), d'un Christian Zacharias. Dans l'ouverture des "Noces de Figaro" le son des cordes est mat, sans éclat, les coups d'archet brutaux, la vision est terne, malgré l'énergie qu'y met le jeune chef Joshua Weilerstein, énergie qui tourne à la brutalité. Il est vrai que j'ai encore dans l'oreille le Gewandhaus de Leipzig et le sentiment que les Suisses, eux, en sont encore à chercher un son commun. L'ouverture de "Don Giovanni", un peu plus tard, plus nerveuse, peinera encore à provoquer la terreur et l'effroi. Celle de "Cosi fan tutte" (les trois distillées pour permettre au chanteur un peu de repos) sera enfin acceptable.

Juan Diego Florez au XVIIIe siècle C) Sony Classical

Juan Diego Florez au XVIIIe siècle C) Sony Classical

Florez se révèle très bon mozartien

L'intelligence de Florez est d'abord de ne pas nous chanter TOUT son récent disque. Et, vraiment, dans ce programme Mozart où on ne l'attend pas forcément, il est très bien. Dès le premier air, le "Ich baue ganz auf deine Stärke" de Belmonte dans "L'enlèvement au sérail", à la réserve près d'un allemand assez exotique, la voix dans le médium est immédiatement placée. Elle a de beaux graves, et bien soutenus, ce qui, pour le "ténor di grazia" qu'il est, est plus que rassurant. Le contrôle du souffle est parfait, qui lui permet la tenue des longues phrases mozartiennes...le temps de prendre ses marques dans la série des vocalises, lancées d'une voix qui n'est pas d'une grande puissance mais très bien projetée.

Les fameuses vocalises du chanteur

Et la beauté simple de son timbre, cette aisance et cette facilité qu'il semble mettre à le déployer, elles vont nous surprendre encore plus dans le "Il mio tesoro" de Don Ottavio dans "Don Giovanni": cet Ottavio-là, loin d'être le personnage un peu effacé qu'on a l'habitude d'entendre trop souvent, est un amoureux qui a de la dignité et une juste colère... d'homme civilisé. Avec Florez on y sent aussi Rossini percer sous Mozart...

Un air à vocalises, ravissant et virtuose, du "Roi Pasteur" d'un Mozart de 19 ans, puis le "Dies Bildnis ist bezaubernd schön" de Tamino dans "La flûte enchantée" où Florez est un peu appuyé, un peu trop "ténor héroïque" et pas assez "jeune amoureux timide" (mais broutille dans un récital!)  Enfin l'éblouissement du "Fuor del mar" d' "Idoméneo" , où le tapis de vocalises, en forme de montagnes russes, semble galvaniser le chanteur, déchaînant des acclamations nourries juste avant l'entracte.

C) Sony Classical

C) Sony Classical

Et son cher Rossini

Ainsi, et parce que Florez n'est pas si souvent en France, on découvre ou redécouvre un chanteur, non pas avec une nouvelle voix (le titre de ce papier joue un peu le spectaculaire!) mais avec une voix qui, la quarantaine passée, a très bien évolué, comme souvent chez les ténors vers plus de profondeur, plus d'assise, une tessiture plus centrale, mais sans rien perdre ni de sa virtuosité, ni de sa facilité ni de son charme. Il nous en donne une nouvelle preuve avec un air de l' "Otello" de Rossini, celui de Rodrigo, "Che ascolto? Ahimé..."

Rossini, qui a fait sa gloire: le moelleux de la voix, la mélancolie, la subtilité des nuances, au service de superbes vocalises, soutenu par un Weilerstein qui ne le quitte pas des yeux pour suivre ses "ritardandos", ses modulations rythmiques, malgré un orchestre qui manque toujours d'ampleur. Un air magnifique d'un Rossini de 24 ans où tout à coup, dans le sérieux d'une déclaration douloureuse à l'aimée, on reconnaît une mélodie que Rossini réutilisera dans le "Duo des chats" mais au lieu d'entendre "Ma se costante sei nel tuo rigor crudele" (Mais si tu persistes dans ta rigueur cruelle..."), on y entendra alors  "Miaou miaou miaou..."

Offenbach, remarquable et inattendu

Le plus surprenant, le plus étonnant, est encore à venir avec deux airs des "Contes d'Hoffmann" d'Offenbach, au français fort correct alors que Florez s'exprime en anglais pour nous. Le rôle d'Hoffmann est un rôle très tendu dans les aigus, douloureux et complexe, un des rôles favoris des ténors mais difficile, vocalement et psychologiquement. On n'attend pas le Florez au si joli timbre dans ce répertoire mais voilà: il y fera sa prise de rôle en janvier prochain à l'opéra de Monte-Carlo.

Et l'on n'est plus inquiet du tout après son "Ô Dieu, de quelle ivresse" aux périlleux aigus, où il met la puissance nécessaire, l'engagement et la gravité. Mais le plus remarquable est le fameux "air de Kleinzach" où Hoffmann, dressant devant les étudiants d'une taverne le portrait ironique du "petit avorton coiffé d'un colbac", sombre lui-même au milieu de l'air dans un étrange trouble de l'esprit avant de revenir à son récit comme si de rien n'était. Il manque hélas! le choeur des étudiants, mais Florez est remarquable de chic et d'élégance dans la première partie de l'air, avant de réussir une étonnante rupture qui le voit halluciné, hors de lui au sens premier du terme, et de revenir enfin, paisible, à son récit, sorti de son rêve. Du grand art et une grande et nouvelle voie...

Puccini, Verdi: que du bonheur!

Après, le reste n'est que du plaisir supplémentaire.

Avec un orchestre qui nous aura offert de manière contrastée une jolie "Méditation de Thaïs" de Massenet par un François Sochard, le premier violon, un peu "traqueur", un "Intermezzo de Cavalleria Rusticana" (Mascagni) délicat et sans mélodrame, un "Prélude de l'acte III de Traviata" (Verdi) pris dans un étrange mouvement de valse lente par les contrebasses et les violoncelles  mais sans la profonde tristesse qui annonce la mort de Violetta.

L'air initial de Rodolfo dans "La bohème" de Puccini  ("Che gelida manina") est d'un Florez délicieux séducteur, sans l'incroyable puissance d'un Pavarotti bien sûr mais avec autre chose: le charme et une impeccable ligne de chant

(Cet air, je ne l'ai jamais aussi bien perçu que par Daniel Galvez-Vallejo, ténor français qu'on n'entend plus guère. On verra ce qu'en feront dans quelques jours Atalla Ayan puis Benjamin Bernheim à l'Opéra Bastille)

C) Sony Classical

C) Sony Classical

Pour finir, le duc de Mantoue de "Rigoletto" mais "Questa e quella", moins donné que "La donna e mobile", où Florez joue l'insouciance joyeuse, loin de l'ironie perverse d'un Vittorio Grigolo à Bastille (au printemps) mais plus en voix! Enfin, une fin un peu curieuse avec un air très peu connu, celui d'Oronte, "La mia letizia infondere" d'un Verdi peu connu, "Les Lombards à la première croisade", comme pour nous prouver... que Verdi n'a pas toujours été génial.

Et les contre-ut de "La fille du régiment"

Et l'on allait sortir ainsi pleinement heureux de l'évolution de la voix de Juan Diego Florez et des perspectives qui vont lui permettre d'élargir son répertoire. Mais, en un joli clin d'oeil, il nous refait en guise de bis le fameux "Ah! mes amis..." de "La fille du régiment" de Donizetti qui, en compagnie de Natalie Dessay, a fait sa gloire: les neuf contre-ut de cet air défilant avec une aisance souveraine, comme autrefois, mais avec un timbre évidemment un peu plus brutal.

On lui apporte une guitare... et un siège.

Il nous distille alors, avec quelques accords bien placés mais timides sur l'hispanique instrument, une ravissante chanson populaire péruvienne, puis une mexicaine aussi mélancolique, la "Cucurucucu Paloma"  Enfin "Granada"...

Hélas! "Granada"...

Ou hélas! "Granada" Regarder des musiciens suisses tenter de se transformer en mariachis est déjà une expérience improbable. Mais voir Juan Diego Florez tomber du piédestal où l'a hissé Charles Garnier pour devenir un chanteur du métro, c'est un peu limite... D'autant que je venais d'y entendre (dans ledit métro) un rappeur roumain chanter, et fort bien, une chanson qui parlait de "Parisse" et de la "Polis"

Et qui était bien mieux que Florez dans "Granada"...

Mais comme je n'ai pas entendu le jeune rappeur roumain entonner Mozart, Verdi et "La fille du régiment" (avec les contre-ut), je fais encore (un peu) confiance à Florez.

 

Récital Juan Diego Florez, avec l'orchestre de chambre de Lausanne, direction Joshua Weilerstein: airs et morceaux orchestraux de Mozart, Rossini, Massenet, Offenbach, Puccini, Mascagni, Verdi, Donizetti et traditonnels. Théâtre des Champs-Elysées le 12 novembre.

MOZART: Airs pour ténor d' Idoménée, Don Giovanni, La flûte enchantée, Le roi pasteur, La clémence de Titus, Cosi fan tutte, L'enlèvement au sérail. Air de concert "Misero o sogno" Juan Diego Florez, ensemble La Scintilla, direction Riccardo Minasi. 1 CD Sony Classical