A Senlis, le festival "SenLiszt" rend hommage à Liszt, à Mozart et à Cziffra

La cathédrale de Senlis et sa place pavée C) Fred Douchet

A Cziffra surtout et évidemment à Liszt qui fut son compositeur fétiche. En présence de l'ambassadeur de Hongrie en France, Liszt, hongrois et européen, qui accompagnait Mozart dans le concert d'ouverture, grâce à deux excellents pianistes, Isabelle Oehmichen et Simon Ghraichy, celui-ci lauréat du concours Cziffra 2014 présidé par celle-là.

 

Près d'une place pavée, une chapelle discrète

Mais c'est d'abord l'ombre de Cziffra qui hante les lieux, dans cette ravissante, secrète et bourgeoise cité où l'on se croirait, la nuit de novembre tombée, transporté dans les temps anciens. La cathédrale est là, au milieu d'une place pavée bordée d'un petit jardin, non loin de l'ancienne église Saint-Pierre qui a conservé sa belle façade flamboyante; et entre les deux, discrète, la chapelle Saint-Frambourg, un peu encastrée entre des maisons, et qui ne révèle sa beauté que dans sa nef d'un pur gothique, éclairée par de magnifiques vitraux de Miro, à dominantes bleues. Joan Miro était l'ami de Georges Cziffra.

Parlons donc un peu de Cziffra, qui aurait eu 96 ans ce 5 novembre.

Georges Cziffra à Senlis en 1985. Photo: Jean-Pierre Gilles, DR

Georges Cziffra à Senlis en 1985. Photo: Jean-Pierre Gilles, DR

Georges Cziffra, ou Cziffra György selon la graphie hongroise, âgé de trente-cinq ans, débarque en France avec femme et fils quand la révolution dans son pays est noyée dans le sang par les Soviétiques. L'homme est déjà, chez lui, admiré, il vient de remporter l'année précédente le prix Franz Liszt. Un mois plus tard (2 décembre 1956) il joue à Paris, au Châtelet. Le public est en délire.

C'est qu'à l'époque, trois ans après la mort de Staline, le rideau de fer est encore un vrai rideau de fer. Il y a d'immenses interprètes de l'autre côté mais on ne les connaît pas. Un Sviatoslav Richter, en 1960, provoquera le même enthousiaste. Un Noureev aussi, dans sa discipline.

Cziffra, surtout, joue Liszt comme personne, un Liszt un peu réduit chez nous à la figure d'un virtuose et compositeur tapageur, surtout comparé à son alter ego, Chopin, qui, lui, aurait la profondeur et l'âme: Cziffra montre que cette virtuosité est aussi musique. Ensuite, dans ces années 70 où les positions artistiques étaient tranchées et violemment polémistes, on reprochera à Cziffra de tout jouer comme Liszt, en s'appuyant sur son goût pour certains opus de virtuosité (le 1er concerto de Tchaïkowski, "Islamey" de Balakirev) jusqu'à lui dénier toute profondeur dans Chopin ou Beethoven. On a fait lie depuis de ces appréciations. Mais nul doute qu'il en souffrit.

La chapelle Saint-Frambourg à Senlis C) Fred Douchet, Le Courrier picard

La chapelle Saint-Frambourg à Senlis C) Fred Douchet, Le Courrier picard

Cziffra sauve Saint-Frambourg

Un jour, passant à Senlis, il tombe sur une sorte de ruine ancienne où l'on a installé un garage. C'est la chapelle Saint-Frambourg. Aidé de quelques amis senlisiens, il met du temps et beaucoup de son argent à rendre à l'édifice son lustre d'antan, du premier gothique. Saint-Frambourg, dont on découvre à l'occasion qu'il doit son origine à la reine Adélaïde, la femme d'Hugues Capet, quelque temps après que celui-ci eut été couronné roi en 987 à Senlis même.

La chapelle devint la fondation Cziffra, lieu de concert, d'enseignement, perdurant après la mort du pianiste en 1994, grâce à sa veuve et aujourd'hui ses petites-filles qui, après bien des vicissitudes, ont apparemment réussi à en devenir propriétaires au nom de la fondation.

Reste à la faire vivre, ou revivre.

Un Mozart à la hongroise

En faisant venir un orchestre hongrois, le 'Monarchie" de Budapest, ainsi nommé car les descendants des Habsbourg ont présidé à sa création. Une mise en appétit que ce "Divertimento K. 136" où Mozart nous montre déjà ses ambitions musicales dans un "Allegro" qui chante à pleins poumons. Et qui, sous les archets de Budapest, ressemble à une mozartienne danse hongroise. L' "Andante" est propre, sérieux, d'une hauteur presque... monarchique, un peu trop accroché aux notes. De l'engagement et de l'ardeur dans le "Presto" et un bel équilibre entre les musiciens, pas évident dans un tel lieu où le son tourne, ce qui est le défaut, souvent, des églises.

Simon Ghraichy, un membre du jury, Isabelle Oehmichen et l'ambassadeur de Hongrie en France C) Christian Pruvot

Simon Ghraichy, un membre du jury, Isabelle Oehmichen et l'ambassadeur de Hongrie en France C) Christian Pruvot

Concerto pour piano et chef-d'oeuvre

Le "concerto n°13 pour piano" est une merveille, pas si souvent joué. De cette série admirable des concertos pour piano de Mozart, les derniers font de l'ombre aux numéros médians (en gros n°11 à 18) qui sont pourtant déjà très ambitieux. Cette série qui s'achève au n°27, je la classe en "chefs-d'oeuvre", "hauts chefs-d'oeuvre", "purs chefs-d'oeuvre". Dans ce 13e concerto, il y a une volonté de grandeur (tonalité triomphante d'ut majeur), un mélange d'ardeur juvénile et de gravité mature qui ouvre sur des paysages d'une troublante poésie.

La sensibilité d'Oehmichen

Isabelle Oehmichen joue ce concerto avec beaucoup d'intelligence, les doigts et la tête, sachant répéter les phrases en les variant constamment, n'hésitant pas à ralentir légèrement l'orchestre pour mieux faire entendre le chant, avec une grande élégance de toucher mais, dans les passages plus volontaires, une fermeté qui n'est jamais brutale. Le mouvement lent n'a pas tout à faite la profondeur des derniers chefs-d'oeuvre (le 20, le 21, le 23, le 27), l'orchestre est un peu en retrait mais Oehmichen y met une belle simplicité, laissant simplement s'épanouir les notes.

Le dernier mouvement  démarre en "rondo galant". Et puis, sans crier gare, Mozart nous offre un passage d'une bouleversante poésie dont Oehmichen sait parfaitement rendre la pure beauté, malgré un piano trop métallique. Le "bis", un "Nocturne" de Grieg, rend hommage à un musicien pas assez considéré chez nous et... qui adorait Liszt.

Liszt justement. Et Simon Ghraichy.

Ghraichy, très sobre C) Christian Pruvot

Ghraichy, très sobre C) Christian Pruvot

Le flamboyant Simon Ghraichy

Le flamboyant pianiste au physique de mannequin (voir ma chronique du mois de mars) est d'une tenue, cette fois, si sobre, que je ne m'en souviens guère. Veste brique, je crois, mais toute l'allure est tout de même étudiée. Ghraichy joue le "2e concerto", à la partie d'orchestre réécrite pour cordes par Jean-Louis Petit. Avantage de ce genre de transcription: pouvoir être emmenée dans des festivals de musique de chambre. Et d'ailleurs ... Brendel a enregistré un "12e concerto" de Mozart et Luisada un "1er concerto" de Chopin avec des ensembles de cet ordre. Inconvénient, Liszt étant un bien meilleur orchestrateur que Chopin (ce n'est pas difficile!), dans les passages très "orchestrés", cela manque singulièrement de puissance.

Mais Ghraichy, qui m'avait beaucoup intéressé en mars dans la "Sonate", est irréprochable.

Ghraichy joue Liszt comme il faut le jouer

Ce "2e concerto" est meilleur que le premier. Dans le premier, à l'orchestration un peu épaisse, Liszt nous dit: "Voyez la virtuosité de mes doigts". Dès le début du second (qui ressemble, par Ghraichy et ses camarades, au quintette avec piano que Liszt n'aura jamais écrit), il nous dit au contraire: "Voyez comme, avec ce début rêveur, ce piano en tierces opposées, je sais être profond" Et Ghraichy tient cela, tout au long de cette intense rhapsodie qui alterne le brillant et le rêve, le martial et l'éthéré, avec toute la beauté de toucher possible et en jouant Liszt comme on doit le jouer. Je m'explique: sans jamais reculer devant sa virtuosité, en l'assumant même (Ghraichy a largement les doigts pour ça); et sans jamais négliger les passages plus intensément musicaux.

Isabelle Oehmichen, présidente du jury du concours Cziffra et Maroussia Gentet, lauréate 2017 C) Christian Pruvot

Isabelle Oehmichen, présidente du jury du concours Cziffra et Maroussia Gentet, lauréate 2017 C) Christian Pruvot

Pierre, marbre et Amérique latine

Mais il le fait avec une très grande intelligence: par exemple il fait sonner comme il se doit certains accords héroïques et juste après, en ralentissant imperceptiblement, il donne une couleur moins virile, plus humaine, à d'autres accords. Un peu comme si la pierre blanche succédait au marbre. Qualité supplémentaire: sans jamais perdre de vue l'arche de l'oeuvre, cette construction fantasque qui trouve tout son sens quand le piano lisztien se lâche vraiment mais que le cavalier Ghraichy tient fermement les rênes jusqu'au bout, d'autant plus fermement que, dans les accords fougueux du final, il est facile d'être virtuose et moins facile d'être musicien.

Triomphe, et quelques bis de sa chère Amérique latine, dont j'avais dit que le lien avec Liszt, malgré ce qu'en pense le pianiste, ne me semblait pas d'une évidence absolue.

Bienvenue à Maroussia Gentet

Je n'ai pu assister aux concerts suivants, où un jeune lauréat 2014, Jean-Paul Gasparian, proposait un beau récital ambitieux: Brahms, Ravel et Mozart, avec du Liszt, bien sûr (la 12e Rhapsodie hongroise)

Quant au premier prix Cziffra 2017, décerné par un jury que présidait Oehmichen et dont Ghraichy faisait partie, il a couronné Maroussia Gentet. A qui l'on souhaite dès maintenant la carrière de son prédécesseur à la veste brique.

 

Festival "SenLiszt" à Senlis, chapelle Saint-Frambourg, du 3 au 5 novembre. Concert inaugural le vendredi 3 novembre avec l'Orchestre "Monarchie" de Budapest, direction et violon solo, Andrea Schuster: Mozart (Divertimento K. 136) Mozart (Concerto n°13 pour piano, soliste Isabelle Oehmichen) Liszt (Concerto n°2 pour piano, version pour orchestre à cordes, soliste Simon Ghraichy)

Le 4 novembre finale du 47e concours Georges Cziffra, 1er prix à Maroussia Gentet.