"La Folle Journée 2017", 4e jour: le percussionniste joyeux et les cornemuses de Charles VII

 

Mes concerts du jour:

  • Simone Rubino joue Bach au marimba
  • Le claveciniste François Guerrier joue des passacailles
  • Chants d'Europe Centrale par le choeur de Joël Suhubiette
  • La deuxième "Misa Tango" et des choeurs lettons
  • .Chansons de Guillaume de Machaut et du Moyen Age
  • "Romancero gitan" version choeur et guitare
  • Le quatuor Modigliani joue Dvorak

 

Simone Rubino, petit garçon, frappait sur tout ce qui passait à sa portée, casseroles, saladiers, cuillers en bois. Il en a gardé l'envie. On le sent à la jubilation qu'il continue de montrer quand il regarde ses percussions, son petit tambour. On lit dans ses yeux -expressifs, très italiens: "Chic! Je vais taper sur quelque chose" Sauf qu'il le fait maintenant en virtuose: le petit garçon a appris le rythme, est devenu percussionniste, un de ces percussionnistes fous comme il y en a de plus en plus, et il est une découverte de Nantes. On est loin du monsieur qui vient donner son coup de triangle dans le fond de l'orchestre en fonctionnaire du rythme. Car, mieux encore, avec un Rubino (ou Serafimova l'autre jour), le rythme se fait musique pure, ce qui est exactement le propos du "rythme des peuples", titre de cette "Folle journée"

LE PERCUSSIONNISTE AU SOURIRE D'ENFANT

Rubino nous fait donc une musique d'introduction avec son petit tambour pourpre aux effets de porphyre, variations de baguettes, petits balais qui caressent la peau et même parfois les mains seules, effleurant sensuellement l'instrument. Et toujours ce sourire heureux d'un rêve qui reprend à chaque fois qu'il touche quelque chose. Serafimova était, elle, déjà dans l'énergie pure. Mais Rubino est lui aussi un profond musicien.  Il joue Bach maintenant, comme Serafimova et Enhco l'autre jour. C'est cette fois la 2e suite pour violoncelle. On est dans la danse -pour respecter le thème: allemande, courante, sarabande, bourrée, gigue. Mais on est surtout dans une transcription profondément musicale ou Simone Rubino, à nu, avec ses doubles maillets (il en change, les premiers sont légèrement rosés et blancs, les seconds sont rouges), donne une INTERPRETATION. Nuances, ralentis, effets de résonance: on est dans une église avec une sorte d'orgue un peu cristallin et on entend vraiment Bach. Rubino, la main gauche haut levée, trouve ainsi des effets de pianiste, mesurant du maillet le poids de la note. C'est superbe.

Ensuite le sourire est plus large encore. Un final ébouriffant (de Xenakis: "Rebonds B") pour différentes percussions, deux tambours, un woodblock (des briques de bois de différentes tailles qui résonnent sur tout l'octave). Il s'éclate, le garçon; et nous, on est fasciné. On se dit que peut-être ce n'est pas toujours facile pour la copine (ou le compagnon), un musicien qui tape sur tout, à toute heure. Mais pour nous, quel pied!

Simone Rubino et ses autres tambours C) Marc Roger

Simone Rubino et ses autres tambours C) Marc Roger

LE SENS DU MOT "PASSACAILLE"

Changement de registre complet (quoique...) dans la toute petite salle Antonio Gades, avec un jeune claveciniste français, pas du tout ébouriffé comme Jean Rondeau, mais de l'humour quand même: comme il fait chaud, il tombe la veste: "Mais je m'arrête à la chemise" dit-il. Il s'appelle François Guerrier, élève de Pierre Hantaï ou Christophe Rousset, s'il vous plait; et son programme est fort intéressant. Il joue des passacailles. On découvre que ce mouvement, très répandu en musique baroque, vient des marins qui chantaient sur leurs bateaux et s'échangeaient leurs chansons quand ils revenaient dans les ports: "passa calle" (c'est de l'espagnol) Guerrier nous fait un état des lieux, et , comme la valse hier, on entend différentes passacailles travaillées par différents styles: le style Louis XIII de Louis Couperin, oncle du fameux François, un peu austère mais respirant large; le style espagnol avec Cabanilles, plus ensoleillé, plus intime, avec des effets ravissants dans les notes hautes du clavecin; le style allemand de Georg Muffat, grand genre, préfigurant Bach, commençant par une petite construction qui s'architecture peu à peu pour finir dans une flamboyance harmonique. Une passacaille de Haendel, sur un thème et quelques variations: du très beau Haendel, puissant et inspiré. Une oeuvre, qui surprend mes voisines, du contemporain Ligeti, "Qu'est-ce que c'est que ça?" dit l'une, trop rompue à l'art baroque. Du Ligeti, chère madame, qui respecte le style ancien mais avec tout le confort moderne. C'est une "passacaille à la hongroise" (ça n'existe pas, sauf chez Ligeti!) très bien écrite, où l'on est dans un pastiche qui se prend au sérieux juste ce qu'il faut. A la fin Couperin, le neveu: trois pièces, et l'on est sous Louis XIV: l'harmonie est plus riche, plus savante, plus virtuose, on est passé du pavillon de chasse à Versailles. François Guerrier, un peu timide au début, est une vraie découverte.

 

DES FRANCAIS CHAMPIONS D'EUROPE CENTRALE

Une autre découverte, magnifique cette fois. On connaît le talent de Joël Suhubiette et de son choeur "Le éléments". Il propose un "Chants et danses d'Europe centrale", titre bateau qui cache de pures merveilles qu'on n'entend jamais et l'on comprend vite pourquoi. Cela commence par Schubert, "Der tanz" ("La danse") et Schumann ("Zigeunerleben", vie des tziganes, on comprend l'intention) C'est très bien (Schubert et Schumann, c'est toujours très bien) mais on aurait pu s'en passer (petits problèmes rythmiques dans le Schumann) C'est après que cela devient passionnant: des Dvorak, des Bartok, des Stravinsky que nos Français font l'effort de chanter en tchèque, en russe, en slovaque, en hongrois, langues complexes pour nous autres et qu'ils défendent avec une vaillance et (de ce que l'on entend) une exactitude très méritoire. Mais ils sont servis et se sentent portés par la beauté des oeuvres. Je ne suis pas très objectif concernant Dvorak, que j'adore, mais tout de même... quelles merveilles que ces "chants populaires slaves" défendus par les six hommes (avec un ténorino à l'admirable timbre, même s'il ne maîtrise pas toujours sa respiration). Le premier chant surtout, d'une tristesse bouleversante, sur l'enterrement d'un jeune homme empoisonné par sa bonne amie. Un large extrait (choeur mixte) du "Dans le royaume de la nature" complètement inconnu et les "Quatre chants folkloriques moraves" d'un Dvorak plus jeune, peut-être moins aboutis. Le fondu des voix, les petits solos, le dialogue entre les pupitres, sont un bonheur.

HUMOUR RUSSE, NOSTALGIE ROUMAINE

Les "quatre chansons paysannes russes" de Stravinsky sont défendues par les femmes seules avec un chic parfait, et beaucoup d'humour pince-sans-rire dans le "Brochet" (qui a "le dos couvert de joyaux et la tête ornée d'un riche diadème, avec deux gros diamants pour yeux". Qui est ce brochet aux dents longues?) La musique est du Stravinsky sarcastique de l'époque de l' "Histoire du soldat", de "Renard" ou de "Noces", immédiatement reconnaissable

Corinne Durous, l'excellent accompagnatrice, joue en intermède les "Danses populaires roumaines" de Bartok: elle ne les tire pas vers la modernité, au contraire, elle les rattache à toute la tradition populaire défendue par ailleurs, insistant sur la mélancolie diffuse de ces danses, dont la 3e, jouée dans la tessiture haute, est d'une étrangeté et d'une poésie intenses. Elle et les chanteurs savent insister sur la saveur folklorique de ces chants, inscrits dans le terroir et dont les compositeurs ont préservé l'esprit vraiment populaire. Bartok est là encore avec les "Chants slovaques" (et le slovaque n'est pas le tchèque!), airs à boire, chanson des moissonneurs, "La cornemuse joue, les couples de danseurs tournent". Et Ligeti, qui s'est plu à l'exercice, dans sa langue hongroise (la plus difficile pour qui ne l'est pas): nos amis enlève avec une musicalité sans faille le "Chant de noces", la "Danse en couple"  et cette "Nuit" en murmures alternés avant que la cloche du "Matin" ne nous réveille de son "Reggel!" (Ding Dong en hongrois!)

La violoniste lettone C) Marc Roger

La violoniste lettone C) Marc Roger

UNE VALSE OU TOUT LE MONDE A BU

On retrouve nos Lettons. Côté choeur, cette fois: il y a une vraie tradition vocale du pays et de ses voisins baltes. Je suis allé y faire un tour il y a peu d'années, il y a à Riga, la capitale, un vaste opéra de très grande renommée, du temps où la ville était la troisième de l'empire tsariste, après Moscou et Saint-Pétersbourg. On connaît les excellents chanteurs lettons que sont Elina Garanca ou Egils Silins, que l'on entend en ce moment à l'Opéra de Paris dans "Lohengrin". Le choeur national de Lettonie nous offre, sous la houlette de son chef, Maris Sirmais, quelques pièces a cappella de compositeurs russes: "Le derrier pleur de l'accordéon" de Sidelnikov, "Valse à la bougie" (du temps des pénuries soviétiques?) de Smirnov, "Etranger" de Yuri Falik, en valse lente, un choeur de l'exil, avec des soupirs pas seulement musicaux. Les voix de femmes sont de grande qualité, les ténors ont de belles couleurs mais leurs aigus sont un peu justes, les basses ont la beauté des... basses russes. Il y a une "Valse" de Leonid Desiatnikov qu'ils chantent très bien, une valse post-K.G.B. où tout le monde a bu, où l'harmonie devient fausse et qui finit la main devant la bouche dans le style:"ne rien dire ne rien voir ne rien entendre". C'est fait avec beaucoup de chic, il faut être très fort pour chanter faux de manière juste.

LA GUERRE DES "MISA TANGO"

Le choeur est très bien aussi dans la "Misa Tango" de Luis Bacalov. C'est l'autre "Misa Tango" et Bacalov, Italo-Argentin, très célèbre pour ses innombrables musiques de films qui ont commencé avec "Le facteur" et avec Fellini pour aller jusqu'à Tarantino. Sa "Misa Tango" est plus connue que celle, entendue l'autre jour, de son compatriote Palmeri. Mais, disons-le tout net, elle est ratée. Bacalov a pris le chemin inverse de Palmeri: il a fait une grande messe, façon "Requiem" de Verdi ou "Missa di Gloria" de Puccini mais sans en avoir ni l'ambition ni les moyens. Cela reste pompier et pompeux. Le bandonéon n'est qu'un prétexte (et Christian Grimault, qui était si bien l'autre soir, a l'air un peu malheureux aujourd'hui), on est parfois dans la musique de film, dans la musique sucrée (et non sacrée) souvent, la seule bonne idée est que le texte soit en espagnol, langue du peuple s'il en est, plus que le latin! Les Lettons chantent et jouent cela, qui est un peu éloigné de leur culture, et sans vraiment s'y sentir investis. On découvre un baryton aux beaux aigus et au timbre vibrant, Rihards Macanovskis, et ce Letton au physique d'hidalgo ferait presque illusion en Argentin. Il met beaucoup de chic dans ses interventions contrairement à Ieva Parsa: elle ne sait pas trop ce qu'elle chante (on la comprend), cherche souvent sa note et le timbre n'est pas très beau.

Il y a eu, parait-il un moment très émouvant auquel je n'ai pas assisté. Michel Corboz, qui aura 83 ans dans quelques jours et veut prendre sa retraite, a dit à René Martin qu'il viendrait diriger le "Requiem" de Fauré à Nantes cette année pour lui rendre hommage. René Martin n'a pas osé lui dire que le thème de cette année était la danse, qui est assez éloignée du "Requiem" de Fauré. Le concert était, m'a-t-on dit, très réussi. Et Corboz laisse ses chers choeurs de Lausanne en excellent état à Daniel Reuss (voir ma chronique d'hier)

La harpiste suisse C) Marc Roger

La harpiste suisse C) Marc Roger

LES CORNEMUSES DE CHARLES VII CHASSENT LE ROY ENGLOIS

L'Ensemble Obsidienne a réussi ce à quoi n'était pas tout à fait parvenu l'ensemble "Doulce Mémoire" hier. On remonte encore dans le temps et de la Renaissance on file à la fin du Moyen Age. Mais au lieu de séparer chant et instruments, Obsidienne fait de l'unique musique où les cinq musiciens sont tous chanteurs. Certains moins que d'autres (Florence Jacquemart qui joue de toutes les flûtes, cornemuses, chevrette (une cornemuse en peau de chèvre), certains uniquement (Pierre Bourhis, le conteur), Hélène Moreau, d'une très jolie voix, s'accompagne à ce drôle d'instrument qui ressemble à une guitare carrée nommé psaltérion. Emmanuel Bonnardot, le plus discret avec sa vièle, est le fondateur du groupe. Justin Bonnet tient le chalumeau et a une jolie voix de haute-contre. Ils puisent dans l'immense Guillaume de Machaut, dans les Estampies, des danses rustiques, dans le Livre vermeil de Montserrat, airs religieux sous forme de comptines en catalan ou en latin que Jordi Savall a pratiqués, et surtout dans le manuscrit de Bayeux (conservé à la B.N.F., 103 chansons  composées à la fin de la Guerre de Cent Ans et réunies par Charles de Bourbon. Les mélodies sont souvent très belles, très sophistiquées (chez Machaut): il est frappant que la ligne mélodique se fait une note au-dessus ou au-dessous, parfois deux, jamais de grands écarts, et cela donne quelque chose de très particulier, parfois arabisant. Les titres sont délicieusement évocateurs: "Bevons ma commère",  "On doibt bien aymer l'oiselet" et ce "Roy englois": "Il a voulu hors du pays mené Les bons Français hors de leur nation. Du pays France ils sont tous déboutés"  Par les armées de Charles VII. Cela finit par "Et trop penser" que chantait aussi Doyulce Mémoire, air à la limite de deux ères.

UNE GUITARE ITALIENNE POUR GARCIA LORCA

Je reste avec un choeur, l'Ensemble vocal de Nantes dont j'avais aimé les progrès l'an dernier, depuis que Gilles Ragon en a repris les rênes. Il chante le quasi inconnu "Romancero gitan" de Mario Castenuovo-Tedesco, sur les textes de Garcia Lorca. Le Florentin Castelnuovo-Tedesco a quitté l'Italie fasciste pour les Etats-Unis en 1939; il a surtout composé pour la guitare, ses racines juives marranes renforçant son empathie pour l'Espagne. Le "Romancero gitan" est la mise en musique des poèmes de Garcia Lorca pour un choeur et accompagnement de guitare, tenue par le jeune Brésilien Vitor Garbelotto. C'est une Espagne sans âpreté, mâtinée de douceur italienne, qui donne aux textes de Garcia Lorca une belle élégance et une jolie sensualité. Il y a des interventions solistes des choristes dans chaque tessiture et ils sont tous très bien, les femmes avec des timbres charnus très particuliers, le baryton avec une grande présence (il chante d'ailleurs un des poèmes en solo) Les voix d'hommes sont remarquables, les femmes sont très bien mais elles devraient soigner les attaques et il y a parfois des incertitudes rythmiques. Mais l'oeuvre est une belle découverte et l'on suit d'années en année les progrès du choeur.

Le maestro Michel Corboz baisant la main aux dames C) Marc Roger

Le maestro Michel Corboz baisant la main aux dames C) Marc Roger

JEUNES MAITRES DU QUATUOR

Je retrouve le quatuor Modigliani. Ils se sont formés en quatuor il y a seulement treize ans et l'on dit désormais "les Modigliani" comme on disait les Amadeus ou les Juilliard. Pas besoin de préciser, c'est à cela qu'on reconnaît des maîtres. Et pourtant ils ont connu il y a deux mois une crise; leur 1er violon, Philippe Bernhold, est parti. Amaury Coeyteaux le remplace, l'ancien violon solo du Philharmonique de Radio-France. Il est déjà  parfaitement intégré et c'est étonnant comme tous quatre ont déjà recréé leur cohésion d'ensemble. Ils jouent le Quatuor "Américain" de mon cher Dvorak: l'attention à l'autre, le fondu, l'écoute mutuelle, la tendresse et le lyrisme. Le mouvement lent tire des larmes, si simple de mélodie, ce pourrait être un chant indien ou un chant tchèque, et il n'y a une telle simplicité que chez Mozart. François Kieffer fait sonner son violoncelle avec un superbe lyrisme, Laurent Marfaing, l'altiste, est une sorte de pilier pour ses camarades, Loïc Rio, le deuxième violon, soutient le petit nouveau qui semble là depuis des années. Le final est fulgurant. On oublie souvent combien Dvorak est un des maîtres du quatuor, autant qu'Haydn, Mozart, Beethoven ou Schubert.

Il pleut sur Nantes, comme le chantait Barbara, d'une voix dansante.

Simone Rubino joue demain au Lieu Unique à 17.30