Mon hommage au pianiste Zoltan Kocsis

Zoltan Kocsis en chef d'orchestre / AFP PHOTO / FILIPPO MONTEFORTE

Zoltan Kocsis est mort et j'ai le sentiment d'avoir perdu un morceau de ma jeunesse.

Il s'est éteint dans sa ville natale de Budapest le 6 novembre, d'une "grave pathologie cardiaque" disent les dépêches, il n'avait que 64 ans et peut-être que, pour des gens tels que moi, il en avait vingt, à tout jamais.

UN RIDEAU DE FER INCONGRU

A tout jamais car l'entrée de Zoltan Kocsis dans l'univers musical, vers 1972 ou 1973, a représenté, pour tout jeune mélomane amateur de piano, le même séisme que l'arrivée d'une Martha Argerich dix ans plus tôt. Et d'autant plus si, comme moi, on était fasciné par cette Europe interdite dont on ne comprenait pas, justement, pourquoi elle nous était interdite. Loin de tout idéalisme politique de gauche ou de droite, ne pas pouvoir aller fouiller dans les bacs à disques de Budapest, de Prague ou de Moscou aussi aisément qu'on pouvait le faire à Munich, à Vienne ou à Londres me paraissait incompréhensible. Il n'y avait rien de politique dans la musique, dans l'écoute du russe Borodine, du Tchèque Dvorak ou du Hongrois Bartok, et ce rideau de fer incongru posé entre mon désir de trouver là-bas des vinyles inconnus chez nous et sa réalisation pratique me semblait proprement une atteinte détestable à ma petite existence. Que ce rideau  de fer soit alors une affaire géopolitique où la paix du monde et la liberté de millions d'êtres était en jeu m'était complètement égal.

Et, quand j'eus l'occasion quelques années plus tard de pousser la 4L orange de ma petite amie jusqu'à Prague et Budapest, laissant le petit groupe que nous formions vaquer à de rares opérations culturelles pour me perdre dans d'arrière-boutiques obscures de la capitale tchèque à la recherche des "Chants bibliques" de Dvorak ou du "Gilgamesh" de Martinu en microsillons épais de la marque nationale Supraphon (microsillons que j'ai toujours, avec commentaires uniquement en vieux tchèque que je ne parle évidemment pas), ce fut un triomphe personnel, même si je ne parvins à le partager avec aucun de mes camarades indifférents et même, n'exagérons pas, si cela ne m'empêchait nullement de percevoir et la désespérance neurasthénique du peuple tchèque et la tristesse de leur capitale, comme figée dans la suspension du temps.

ZOLTAN KOCSIS ETAIT DEJA UNE VEDETTE

A Budapest ce n'était déjà pas la même chose, les vendeurs de disques avaient presque pignon sur rue, ma moisson fut moins abondante, à l'exception de quelques Bartok de jeunesse et de merveilleux Kodaly par leurs créateurs hongrois.

Zoltan Kocsis était déjà une vedette, il avait dans les vingt-cinq ans, avec toujours une incroyable tignasse qu'il essayait d'aplatir, lui qui, lors de l'attribution en 1973 du prix Franz Liszt dont il devenait le plus jeune titulaire (21 ans), portait encore ce casque de boucles débridées qui le faisait ressembler à un hippie.

Un hippie de chez nous.

Zoltan Kocsis et des musiciens hongrois rencontrent Benoït XVI C) AFP PHOTO / FILIPPO MONTEFORTE

Zoltan Kocsis et des musiciens hongrois rencontrent Benoït XVI C) AFP PHOTO / FILIPPO MONTEFORTE

Lui, pas seul. Avec ses deux camarades aussi juvéniles que lui, Deszö Ranki et Andras Schiff. Ranki plus âgé d'un an, Schiff plus jeune d'un an. Ranki incroyablement élégant, Schiff bien plus réservé. Devrais-je dire Ranki Deszö, Schiff Andras, Kocsis Zoltan, à la manière hongroise qui inverse dans l'intitulé prénom et nom, comme on le voit dans le reportage ému que la télévision nationale a consacré l'autre jour à Kocsis.

Tous trois ayant fait les mêmes études au même moment, à la prestigieuse Académie Franz Liszt de Budapest, avec les mêmes professeurs, Pal Kadosa (Kadosa Pal!) et Ferenc Rados (Rados Ferenc!) Ranki et Kocsis qui jouaient ensemble (la "Sonate pour deux pianos et percussion" de Bartok, par exemple, qui lançait au même moment chez nous les soeurs Labèque) avec une ardeur si juvénile, oui, eux, si heureux de jouer.

UNE TOUTE PETITE GRAINE DANS CETTE GRANDE GLACIATION

Et dans la grisaille absolue du monde musicale d'Europe de l'Est, qui comptaient pourtant de si grands musiciens (Richter, Rostropovitch, Ferencsik, Neumann, Suk ou Smetacek), on se disait, je me disais: "Tiens, mais ils sont comme nous"

C'était une toute petite graine dans cette grande glaciation mais c'était presque l'équivalent de l'arrivée de Dylan, de Joplin, d'Hendrix, de l'autre côté du monde. Je le dis sans ironie, tant les régimes de ces pays-là étaient désespérants pour leurs artistes autant que pour leur jeunesse. Oui, une toute petite graine, une lueur d'espoir, dont on redoutait parfois qu'elle s'éteigne, comme ne s'était pourtant pas éteinte la folle énergie de Joplin ou Hendrix, car il en restait les traces sonores.

Et les traces sonores de Ranki, de Kocsis, de Schiff, commençaient à se répandre. Mais il fallut attendre longtemps pour trouver un équivalent, ou des successeurs. Il fallut à vrai dire la chute du communisme, quinze ans plus tard. Et il n'y eut, pendant ces quinze ans, aucun autre jeune qui nous fit dire cela: "Ils sont comme nous" Même pas eux, qui, comme nous, devenaient adultes, atteignaient la trentaine, jouaient à l'Ouest (la Hongrie était le pays le plus ouvert sur ce plan-là) En 1979, Schiff alla s'installer en Autriche, peut-être pour se rapprocher de son cher Schubert. Kocsis, qui avait un répertoire incroyable, se consacrait à ses compatriotes, Liszt bien sûr, mais surtout Bartok. Bartok qu'il jouait comme personne: comme si c'était un homme, Bartok, qui parlait à un autre homme la même langue que lui. Il fallait donc qu'il restât en Hongrie pour y respirer le même air. A 24 ans, il devenait professeur dans son ancienne école...

Ranki aussi, la même année.

DE BARTOK ET DEBUSSY, CHERCHER LA MODERNITE DE L'HOMME

Ranki, qui retournera à Beethoven et, ces derniers temps, à Bach, avec sa femme, Edit Klukon. Kocsis qui jouera tout, et qui se mettra aussi à la direction d'orchestre, à la critique musicale, à la composition. Qui nous donnera de merveilleux concertos de Rachmaninov (allez voir sur You Tube le 3e, qui nous fait repenser à la phrase de Tharaud, "la virtuosité de Rachmaninov grise les jeunes pianistes") et de superbes Debussy, où il cherche la modernité de l'homme comme il le fait chez Bartok. Bartok, Debussy, deux grands découvreurs du XXe siècle (et, comme par hasard, c'est d'un troisième, Schönberg, qu'il donnera comme chef d'orchestre la première hongroise des "Gurre-Lieder")

KOCSIS, LE HONGROIS D'ARGENT

Les boucles des cheveux s'étaient argentées, le visage empâté. Kocsis était devenu pour moi un pianiste qui avait vieilli en même temps que d'autres, ou une personnalité qui avait tant fait pour la musique de son pays. Sa mort m'a brusquement ramené à moi-même.

Et aussi à cet enfant que l'on découvre sur le Net, le petit Kocsis lunetteux de dix ans qu'on force à jouer une "Invention" de Bach et qui la joue avec une concentration et un soupçon de peur dignes de l'enseignement de ce temps-là. Ce Kocsis qui, quelques années plus tard, aura vaincu sa peur et me fera penser: "Mais il nous ressemble"

Comme si l'on pouvait dompter la musique...