Daniel Harding illumine Schumann pour ses débuts à l'orchestre de Paris

C) Orchestre de Paris, William Beaucardet

Passionnante prise de fonction de Daniel Harding à la Philharmonie ce week-end. Passionnante car risquée, et qui affiche de hautes ambitions dont nous verrons si elles se poursuivent.

UNE OEUVRE-FLEUVE, RAREMENT JOUEE, DE SCHUMANN

Car il est courant, surtout quand on se présente à un public, de construire son programme sur la sacro-sainte trilogie "ouverture-concerto-symphonie", en se trouvant un partenaire soliste prestigieux ce qui, quand on s'appelle Harding, n'est pas bien difficile. Pas du tout: le jeune (41 ans à peine) britannique ouvre sa première saison par une oeuvre-fleuve (2 heures), rarement jouée, d'un compositeur, Schumann, qui n'est pas le plus aimé des orchestres: les "Scènes du Faust de Goethe". Rarement, la dernière fois il y a dix ans, sous la baguette de Christoph Eschenbach. Des "Scènes" écrites pour... sept solistes, des solistes de choeur, un choeur (imposant), un choeur mixte d'enfants et une formation symphonique au grand complet (on a compté six ou sept contrebasses). De quoi y montrer son souffle, sa patte, son sens de l'architecture, sa capacité à manier les masses.

Méphisto et Faust C) The Art Archive / Museum der Stadt Wien / Alfredo Dagli Orti ]

Méphisto et Faust C) The Art Archive / Museum der Stadt Wien / Alfredo Dagli Orti ]

Mais ces "Scènes de Faust", Harding les connait bien: il les a jouées, chez lui, en Allemagne, il les a enregistrées aussi. Il nous les présente à Paris et c'est, dans le double sens du terme, une sacrée découverte. Je l'avoue, si je ne suis pas sûr de les avoir entendues en entier, j'en avais, comme bien des mélomanes, entendu parler. Et d'abord par un enregistrement qui avait fait beaucoup de bruit en son temps (1972), un enregistrement dirigé par... Benjamin Britten. On avait été surpris que le grand compositeur anglais exhume une oeuvre si rare, on imagine aujourd'hui que son côté panthéiste, justement, et mystérieusement forestier avait pu séduire l'auteur du "Songe d'une nuit d'été". Le rôle de Faust était tenu par Dietrich Fischer-Dieskau  et, autour de lui, la crème du chant anglais de l'époque, dont le ténor Peter Pears, le compagnon de Britten.

LA FORME HYBRIDE ET CURIEUSE DU "FAUST" SCHUMANNIEN

Schumann, on n'en sera pas surpris, a eu beaucoup de mal avec cette oeuvre, qu'il n'entendra d'ailleurs jamais, qui fut créée en 1862, à Cologne, six ans après sa mort. On imagine mal l'impact que l'énorme poème de Goethe avait  pu avoir à l'époque, sauf à constater que tous les compositeurs y sont allés de leur "Faust" en ce milieu du XIXe siècle: Berlioz ("La damnation de Faust"), Liszt ("Faust symphonie" ou les "Mephisto Valses"), Gounod (son opéra est de 1859), Wagner même qui écrivit vers 1840 une ouverture sur "Faust" (Schubert lui-même avait anticipé avec son fameux lied "Marguerite au rouet") Il était donc logique que Schumann y ajoutât son inspiration et d'ailleurs sa première idée était d'écrire un opéra... qui eût été le premier sur le sujet.A quelle partie de l'immense corpus goethéen se serait-il attaqué? Car c'est la richesse de l'oeuvre de Goethe que chacun des musiciens cités y a puisé ce qui le fascinait le plus. Schumann finit par renoncer à son projet initial pour adopter une forme hybride, et d'ailleurs, au final, indéfinie ("Scènes du Faust"!) qui relève de l'oratorio, de la messe profane, du lied avec orchestre, mais avec une inspiration constante et de telles trouvailles qu'on a le sentiment, souvent, d'y entendre le meilleur Schumann et le plus libre.

Daniel Harding dirige l'Orchestre de Paris C) Frédéric Desaphi

Daniel Harding dirige l'Orchestre de Paris C) Frédéric Desaphi

LE SENTIMENT DE NATURE CROISE LE SENTIMENT RELIGIEUX

Libre, ce qui, pour les esprits chagrins, signifiera fouillis ou foutoir. Il faut abandonner ses connaissances de Goethe (ou la linéarité du livret de l'opéra de Gounod) pour comprendre l'organisation de ce "Faust": une première partie de vingt minutes, la rencontre de Faust et Marguerite, son repentir, son désespoir face à Méphisto (on n'aura même pas la mort et la rédemption de la malheureuse) Une deuxième de quarante minutes, autour de Faust (première scène, lever du jour, deuxième scène... minuit (déjà!), troisième scène, mort de Faust!) Enfin une partie d'une heure, intitulée "Transfiguration de Faust", sorte d'immense méditation où le sentiment de nature croise le sentiment religieux, avec un Faust réincarné en "Docteur Marianus", Marguerite en Grande Pécheresse, intervention d'un "Père extatique", d'un "Père séraphique", d'un "Père profond" (en latin dans le texte) d'une "Mater Gloriosa" (la Vierge Glorieuse) et d'un nombre indéterminé d'anges et d'enfants bienheureux. Un grand "Chorus mysticus" appelé en allemand "Alles Vergängliche" ("Toute chose périssable") vient conclure ces deux heures en une immense et intense montée chromatique avant que, par une superbe descente des violons, tout se conclut dans la douceur et l'apaisement.

UNE ECRITURE VOCALE INFINIMENT RICHE

Schumann n'est pas en-dehors de l'oeuvre. Tout cela a bien été écrit par Goethe, dans des parties plus philosophiques ou théosophiques que les Allemands connaissent mais que nous, Français, ignorons souvent. Voilà pourquoi aussi, ayant décidé de partager son ouvrage en deux, l'anecdote d'abord, la pensée ensuite, Schumann a sans doute renoncé à l'opéra. Mais cette accumulation de scènes, où les solistes sont à la fois les personnages de l'oeuvre (Faust, Marguerite, Méphisto) et des entités à la manière des cantates baroques (Le Besoin, La Faute, Le Souci, La Misère), aurait pu facilement constituer un patchwork sans vraie construction, partant un peu dans tous les sens, ce qui n'est pas toujours faux. Il n'empêche: ce qui sauve Schumann et ces "Scènes de Faust", c'est qu'il s'autorise tout. D'écrire, au début, avec Marguerite et Faust, ces lieder avec orchestre qu'il ne composera jamais (et l'on sait combien Schumann savait écrire pour les voix), de faire des récitatifs "alla Mozart", de tenter, lui qu'on n'a jamais considéré comme un très grand orchestrateur, des alliances d'instruments inédites (l'accompagnement des bois sur l'intervention du "Souci", les deux violoncelles solo sur le tapis des violons dans le "Ewiger Wonnebrand" (moins réussi, mais c'est peut-être la faute des violoncellistes), le trio flûte-harpe-hautbois sur pizzicati de violoncelles accompagnant le Docteur Marianus) D'oser également des changements constants de climat comme pour embrasser tous les styles de la musique allemande de même que Goethe embrasse toute la pensée allemande de son temps: choeur "forestier" ("La grotte profonde vous abrite") "alla Weber" ou "alla Schubert", grand oratorio, déploration de messe, valse lente, récitatifs baroques, Dies Irae écrasant, orchestre en tutti doublant le choeur, ensemble de six solistes comme ne l'osera guère, plus tard, que Richard Strauss, hommage à la transparence sonore d'un Mendelssohn, choeur "infernal" d'enfants (les Lémures, spectres tourmenteux des morts) sur un rythme de course à l'abîme...

Robert Schumann © Collection Particuliere Tropmi / Manuel Cohen

Robert Schumann © Collection Particuliere Tropmi / Manuel Cohen

HARDING NOUS GUIDE TOUJOURS A TRAVERS NOTRE ECOUTE

On ne s'ennuie donc jamais. Grâce évidemment (aussi) au chef. Quand il apparaît, silhouette et costume strictement anglais (d'un magnifique gris perle, le costume, et d'une très belle coupe), on est frappé par sa minceur, presque une apparente fragilité. Mais l'énergie, le contrôle, en ces deux heures, ne fera jamais défaut. La souplesse, l'écoute, la relance, pas du tout à la manière de la furia Petrenko, mais avec la volonté de rendre intelligible, claire, bien sonnante, poétique et d'une juste ampleur, une oeuvre que personne ne connait par ici et de nous guider à travers son écoute. Contrat rempli largement. L'orchestre de Paris met quelques minutes à prendre ses marques, le temps d'une ouverture où les cordes ont du mal à se chauffer (les seconds violons), ouverture qui, de toute façon, n'est pas le meilleur de l'oeuvre (Schumann  l'a composée après, elle ne sonne pas vraiment comme le reste) Mais ensuite Harding en tire de très beaux accents, tout en veillant à ce que les instruments restent le plus souvent dans leur rôle d'accompagnateurs (équilibre parfait des parties instrumentales et chorales) Solistes pour la plupart impeccables: Faust et Méphisto sont deux barytons, Schumann voulant faire des deux personnages les faces terrestre et infernale d'une même pensée: l'un est donc un baryténor, l'autre un baryton-basse. Christian Gerharer est un Faust (qu'il a souvent chanté) aux notes hautes vaillantes et belles mais qui, parfois, devient inaudible, on ne sait pourquoi. C'est très curieux, d'autant qu'il tient souverainement son personnage, qui est aussi le plus important des rôles solistes. Franz-Josef Selig, habitué des rôles mozartiens et wagnériens, met ses graves au service d'un Méphisto un peu en retrait. Bel Ariel du (vrai) ténor Andrew Staples qui a presque une couleur "blanche" de haute-contre. Les femmes sont très bien, la jolie voix corsée d'Hanna-Elizabeth Müller en Marguerite, celle, plus fruitée, de Mari Eriksmoen ("Le Souci"), et la grande Bernarda Fink qu'on regrette de n'entendre quasiment jamais en solo (seulement pendant deux mesures) et qui prête son magnifique timbre de mezzo à tous les ensembles. Choeur excellent lui aussi (bravo à Lionel Sow, son chef) et choeur d'enfants encore plus (en Lémures ou en Anges, ils ont l'air de beaucoup s'amuser, avec une musicalité qui fait plaisir)

C) Julian Hargreaves

C) Julian Hargreaves

LA SUITE? TOUT AUSSI INTRIGANTE...

On attendra donc la suite avec d'autant plus d'intérêt que les prochains concerts semblent tout aussi originaux: ce mercredi et demain jeudi 22 la version reconstruite par Deryck Cooke de la 10e symphonie de Mahler (celui-ci n'en avait achevé que l'Adagio en laissant des esquisses pour les autres mouvements); le 28 et le 29 septembre une création de l'Anglais George Benjamin, compatriote d'Harding, "Dream of the song" (poèmes de Garcia Lorca) écrit pour contre-ténor, et encadré par Wagner et Brahms. Wagner, Brahms, Mahler, Schumann: cela fait beaucoup de musique germanique pour un orchestre qui joue si bien aussi la musique française. Mais ne soyons pas inquiet, les Anglais ont toujours été les premiers défenseurs de notre musique (beaucoup plus que nous ne le sommes), il n'y a aucune raison qu'Harding ne nous offre pas un jour quelques beaux Debussy, Ravel, Berlioz. Et même, qui sait, Fauré.

Robert Schumann: "Scènes du Faust de Goethe". Solistes, choeurs et orchestre de Paris, direction Daniel Harding, à la Philharmonie de Paris le 18 septembre. Prochains concerts, même orchestre, même chef, même lieu: les 21 et  22 septembre (Mahler), les 28 et 29 septembre (Wagner, Benjamin, Brahms)