Au TCE le sacre parisien de Kirill Petrenko

AFP Photo/ Stiftung Berliner Philharmoniker/ Wilfried Hösl

Ambiance des grands soirs, lundi, pour l'ouverture de saison du Théâtre des Champs-Elysées, qui voyait les vrais débuts parisiens de Kirill Petrenko en tant que chef d'orchestre. Je veux dire par-là: chef d'un orchestre, et de morceaux d'orchestre, puisque ses rares apparitions dans la capitale se bornaient (si l'on peut dire) à des opéras. On attendait donc le petit russe (silhouette si menue) à la tête de "son" orchestre allemand (l'Orchestre d'Etat de Bavière, celui, donc, de l'Opéra de Munich, qui eut à sa tête, Richard Strauss, Bruno Walter, Carlos Kleiber ou Georg Solti), en attendant qu'il prenne les rênes, c'est pour cela que le théâtre était plein à craquer pour observer le phénomène, du Philharmonique de Berlin.

On n'a pas été déçu.

WAGNER DIRIGE D'UNE MAIN DE FER

Orchestre allemand, chef russe; et donc programme logiquement germano-russe.  Avec le prélude de l'acte 1 des "Maîtres Chanteurs de Nuremberg", pour nous rappeler d'emblée que Petrenko et l'orchestre sont d'éminents wagnériens; et déjà, frappante dès les premières mesures, la puissance sonore dans le meilleur sens du terme, c'est-à-dire l'ampleur, la respiration, un sens imparable (autant du côté du chef que des musiciens) de la dynamique, cette progression par crescendos et diminuendos que Petrenko maîtrise comme personne, on aura l'occasion de s'en rendre compte plus d'une fois. Son Wagner sonne allemand, on ne peut plus, avec cette écrasante fierté (où entend-on des cuivres aussi voluptueux?) qui nous ferait venir à l'esprit le fameux mot de Woody Allen: "Quand j'entends du Wagner, cela me donne envie d'envahir la Pologne" si l'on faisait, justement, du mauvais esprit. Mais peut-être que le petit juif Petrenko y pense un peu, lui qui tient ses musiciens allemands d'une main de fer et avec une souplesse de grand cavalier, leur lâchant la bride (beauté inhabituelle des bois à qui il laisse une vraie individualité, assez rare dans un orchestre germanique) quand il le faut et rendant à Wagner toute sa texture polyphonique: clarté des différents plans sonores, jeu sur le rendu des cuivres qui s'assombrissent en certains passages. Le crescendo final chante de partout, dans une jubilation sonore qui m'a rappelé celle de "La Moldau", preuve des couleurs inhabituelles trouvées par les musiciens pour ce Wagner-là.

LE MONDE DE RICHARD STRAUSS BAIGNE DE TENDRESSE ET DE NOSTALGIE

Les "Quatre derniers lieder" de Richard Strauss ne distillent pas tout à fait la même beauté. Plus à cause de Diana Damrau que du chef, qui sait ménager des moments de pur ravissement sonore tout en laissant plus de liberté apparente à des musiciens qui connaissent leur Strauss, et cette oeuvre-là particulièrement, sur le bout de leur partition. On sait que ce chef-d'oeuvre du crépuscule straussien, et que le musicien n'entendit jamais (la création eut lieu un an après sa mort), nous plonge dans une volupté et une émotion aussi apaisées que bouleversantes, hommage à la voix de femme et à un monde, celui de toutes les avant-guerres, baigné de jeunesse et de nostalgie. "Printemps", "Septembre", "En s'endormant", "Au crépuscule". L'ordre, arbitraire (Strauss ne l'a jamais validé), ne ménage pas les chanteuses, le début de "Printemps" est redoutable pour une voix qui ne s'est pas encore chauffée, passant en quelques notes du registre grave d'une mezzo à un aigu périlleux que Damrau lance avec des accents de Walkyrie, ce qui n'est évidemment pas l'esprit de l'oeuvre. Il y a de beaux passages en demi-teinte mais des notes qui ne sont guère audibles et une ligne de chant que Damrau tente à tel point de maîtriser (et souvent y réussit) qu'elle en oublie le sens et la couleur de ce qu'elle chante. Cela nous confirme qu'il ne faut pas ici une pure soprano mais une soprano qui a un vrai registre de mezzo (et les rôles qui vont avec) telle Jessye Norman.

Diana DFAMRAU C) Sören Stache/ DPA-ZENTRALBILD

Diana DAMRAU C) Sören Stache/ DPA-ZENTRALBILD

Cela va mieux dans "Septembre" malgré, toujours, un manque de moelleux: on sent la chanteuse obsédée par la perfection technique, sans cette abandon qu'on attend à une sensualité toute éclairée de lumière automnale, même si la fin est très belle et le trombone très mélancolique (oui, oui). Beau "En s'endormant", attention constante de Damrau et Petrenko à la valeur sonore de chaque note, souplesse de la voix,élégance de l'accompagnement du violon de Markus Wolf, sentiment juste ("Mon âme, sans défense, flottera librement pour vivre dans le cercle magique de la nuit", le poème est de Hermann Hesse). Dans l'ultime "Au crépuscule" (poésie du romantique Eichendorff) la demi-teinte, la réserve lassée, trouvent Damrau à son meilleur mais Petrenko, par trop de lenteur, rate l'effet sublime du chant des alouettes qui s'envolent vers des vallées inconnues dans la nuit qui vient, deux flûtes en trille sur le tapis sombre des cordes qu'il dirige comme un requiem et non comme un adieu éthéré.

UNE SYMPHONIE DU DESTIN CHAUFFEE A BLANC

Sans doute pensait-il déjà à la furia qu'il allait déchaîner dans la "5e symphonie" de Tchaïkovsky. Un Petrenko transformé pour une oeuvre issue de son arbre généalogique, où il entraîne donc les musiciens sur son propre terrain dans cette symphonie chauffée à blanc d'une manière tout aussi inattendue pour ceux qui, comme moi, la connaissent par coeur, et depuis longtemps, la respectent, l'aiment, et l'aimaient déjà à l'époque, les années 60 et 70, où Tchaïkovsky n'était pas aimé chez nous. Cette symphonie encore moins qu'on ne savait comment définir, entre le tragique de la "4e" et la morbidité funèbre de la "6e", la fameuse "Pathétique". Les notes du compositeur laissent supposer que s'y prolonge la méditation sur le "fatum", le destin, qui irrigue son oeuvre, entre résignation et piété ("Totale résignation au destin ou, ce qui est la même chose, à l'insondable volonté de la providence"), avec ce grand thème du mouvement initial repris au final sous une forme plus martiale, la puissance quasi cinématographique du mouvement lent dont la mélodie à fendre l'âme pourrait sombrer dans le sentimentalisme sous des baguettes moins expertes ou plus indifférentes, et la valse du troisième mouvement, qui se voudrait un petit scherzo en forme de pause; mais cette valse est tellement étrange, comme la si "Triste" de Sibelius, comme la déconstruction de valse qu'est "La Valse" de Ravel, que (et venons-en à Petrenko) notre chef de ce soir en fait un mouvement fantomatique, où des ombres hésitent à danser au milieu des rideaux blancs, avec des changements de rythme, des rubatos à fleur de notes qui sont d'un très grand maître de la baguette.

Pour jouer Tchaïkovsky Petrenko avait le choix: soit la beauté, même l'éblouissement sonore du germain Karajan dirigeant Tchaïkovsky l'Européen confronté à un "fatum" universel. Soit le tranchant implacable du soviétique Mravinsky ramenant Tchaïkowsky dans sa terre russe, dans ses racines profondes et dépouillées de tout mélodrame. Petrenko choisit une troisième voie: la sienne. Un mélange, irrigué non pas par ce que ce  grand musicologue qu'était Guy Erismann appelait "une mélancolie tumultueuse" mais plutôt une mélancolie coléreuse, implacable, une mélancolie de tempête, où, je l'ai dit, la valse est quasiment dansée sur un vaisseau fantôme, où la terre et l'âme russes  pleurent de rage, dans le mouvement lent, du destin tragique des hommes, et surtout des hommes slaves, où les cordes furieuses (un peu trop furieuses: nos musiciens bavarois ont un peu de mal, dans le premier mouvement, à relever le gant de la furia où leur chef les entraîne) répondent à la puissance cataclysmique et souvent nostalgique des vents. On est parfois proche du sens lugubre de la vie propre à Chostakovitch. Avec des moments ravissants aussi, puissants, haletants, fragiles et rudes, tout cela à la fois, avec un sens de la continuité, de l'architecture, qui est le problème numéro un des chefs dans cette symphonie et que Petrenko résout avec une incroyable évidence.

UN CHEF D'ORCHESTRE AUX MAINS DEMULTIPLIEES

Mais il y a sans doute des raisons à cela, qu'il faut dire enfin. Qu'il faut dire, par la leçon de direction d'orchestre à laquelle nous assistions, où les deux mains du chef avaient chacune un rôle à cent pour cent, la main droite tenant la baguette comme une tranchante épée, la main gauche dessinant des vagues de caresse, ou bien, le doigt, tendu, replié parfois, pour stimuler un petit effet à la flûte, aux seconds violons, au cor, et les deux implacablement coordonnées, et parfois s'inversant (sans qu'on s'en rende compte), la main sans baguette étant dans le commandement et la baguette devenant enveloppante comme une protection de soie. Au point même de se dire parfois: "C'est la première fois qu'on voit un chef avec baguette diriger sans baguette".

C) Sven HOPPE/ DPA

C) Sven HOPPE/ DPA

Le résultat? Une symphonie de toutes les mémoires pour ceux qui l'auront entendue, au point de faire dire à  deux spectateurs à la sortie sur un ton un peu ironique (sûrement des non-tchaïkowskiens!): "On ne savait pas que la 5e de Tchaïkowsky était la plus grande symphonie du monde" Même si, de fait, même sans Petrenko, elle l'est plus que certains le croient.

Un Petrenko ravi, des Munichois ravis de l'accueil. Et un bis, l'ouverture de "Russlan et Ludmilla" du père de la musique russe, Mikhaïl Glinka. Une ouverture joyeuse, coruscante, trépidante, menée à toute allure avec un sens de la beauté sonore à toute épreuve et avec, brusquement, ces ralentis fulgurants pour laisser chanter les mélodies secondaires, gorgées de mélancolie slave et même orientalisante, où les Bavarois, cette fois, se comportaient comme de vrais Caucasiens (l'opéra de Glinka, d'après Pouchkine, se passe dans le Caucase)

Petrenko sera à Berlin en 2019. Ils vont trouver le temps long, les Berlinois!

Kirill PETRENKO dirige l'Orchestre d'Etat de Bavière: Wagner, Richard Strauss (soliste: Diana DAMRAU), Tchaïkowsky. Au Théâtre des Champs-Elysées à Paris le 12 septembre