Quand commence la tragédie ?
Cela démarre par la préparation d’un spectacle, les auditions insolites et parfois drôles. Milo Rau a réuni des acteurs professionnels et des amateurs : Fabian Leenders, ancien maçon, et Suzy Coco, retraité. Des habitants de Liège, la grande cité wallonne touchée par le chômage.
Le metteur en scène suisse nous prend d’emblée à partie, par la voix du comédien Johan Leysen, grande figure du théâtre flamand, qui s’interroge devant nous : quand commence la tragédie ? A quel moment devient-on le personnage ?
Puis s’adressant à Suzy et à Fabian : "Tu peux pleurer ? Tu es capable de jouer nue ? Tu peux me frapper ?". Et de montrer aux amateurs comment l’on peut… "faire faux".

Fabian Leenders et Tom Adjibi
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'AvignonAu pied du mur
Et alors que nous avons le sentiment d’assister de manière très intéressante à des considérations théâtrales entre acteurs, voici que le spectacle bascule, Milo Rau passe à l’acte avec force et crudité, nous mettant au pied du mur.Il dispose côte à côte, nus, les parents d’Ihsane Jarfi : le père toujours interprêté par le grand acteur Johan Leysen, la mère étant jouée par la liégeoise Suzy, qui a tout de même fait du théâtre en amateur.
Des vidéos sont diffusées, certaines tournées avant le spectacle, d’autres filmées en direct. Ces vidéos nous montrent Fabian, qui va se laisser entraîner par les autres, dans sa pitoyable vie quotidienne. L’intérêt de ce procédé désormais courant, est que la scène que l’on voit filmée est rejouée en léger décalé par les acteurs.
Pour être au plus près du réel, Milo Rau, comme dans ses précédents spectacles sur les Ceaucescu, le Rwanda ou l'affaire Dutroux, a effectué un travail documentaire. Il est allé à la rencontre des parents d'Ihsane, de son petit ami et de l'un des meurtriers.

Violence aveugle
Une voiture est poussée sur scène. A ce moment-là, le spectateur, qu'il soit captivé ou en état de profond malaise, se dit qu’on va arriver à la scène du crime. Crime dont Milo Rau ne va rien nous épargner. Vingt minutes de violence aveugle, qui vont se poursuivre sur scène, jusqu’à l’agonie et la mise à nu du corps.Une scène déshumanisée et si insupportable qu’elle nous confronte véritablement à nous-mêmes, à notre capacité à supporter la violence du monde. Quant à moi, ma réaction a été si radicale, que je me suis évanouie (!). J'ai été la seule dans ce cas, mais d'autres spectateurs, sans aller jusque-la, étaient dans un profond état de mal-être.

Ni gratuit, ni complaisant
Sur la scène, un acteur, une corde autour du cou, fait référence à une citation de Wajdi Mouawad sur l’acte le plus radical qui pourrait advenir sur un plateau : menacer de se pendre, pour voir si quelqu’un, parmi les spectateurs, viendrait le sauver."La Reprise" ne nous a jamais paru, ni gratuite ni complaisante. La pièce pose des questions, elle nous force à ne pas être aveugle, elle agit sur nous en nous confrontant à nous-mêmes, selon notre propre ressenti. Ainsi un collègue croisé à la sortie, s’étonnait que la pièce n’ai pas été plus violente encore…