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Un café avec Roberto Alagna : le ténor se dévoile dans "Ma vie est un opéra"

Dernier disque de Roberto Alagna, "Ma vie est un opéra" sonne comme un bilan d'étape de la vie du célèbre ténor. Alagna y a gravé des airs qui lui ressemblent, alternant judicieusement opéra italien et "beau chant" français. Trente ans après ses débuts, avec nous, il revient sur son parcours, ses choix artistiques, sa conception du métier. Et se dévoile, avec franchise et générosité.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
  (LCA/Culturebox)

Depuis trente ans, Roberto Alagna parvient à insérer régulièrement, dans son emploi du temps de chanteur d'opéra, des projets plus personnels, sur scène ou sous forme de disque, comme ce dernier opus, "Ma vie est un opéra", sorti chez son éditeur Deutsche Grammophon. Le disque, réalisé avec son complice de longue date Yvan Cassar, qui assume ici également le rôle de chef, parcourt la carrière du ténor par le biais d'airs d'opéras significatifs.

Ainsi, "Danza", la tarentelle napolitaine de Rossini raconte mieux tout autre l'essence italienne de Roberto Alagna, comme les deux extraits de "Manon Lescaut" de Puccini deviennent un joli clin d'œil à Luciano Pavarotti, le "ténorissime" dont la rencontre fut essentielle pour le jeune Alagna. Un air tiré "d'Eugène Onéguine" de Tchaïkovski dit le drame, également cher au ténor, et un autre, "d'Hérodiade" de Massenet, peut évoquer l'aisance reconnue d'Alagna dans le beau chant français. Le livret du disque, truffé d'illustrations toujours agréables, présente de manière plus classique son parcours.

  (Jean-Baptiste Millot.)
Nous avons rencontré il y a quelques jours Roberto Alagna autour d'un café pour évoquer ce dernier enregistrement et, comme le fait le livret du disque lui-même, revenir sur sa carrière. Et autant le souligner : Alagna est d'une générosité rare en interview, offrant même et à diverses reprises, une illustration de ses propos en chanson !

Le titre de votre dernier disque, "Ma vie est un opéra", évoque un regard rétrospectif sur votre carrière, une sorte de bilan d'étape de votre vie de ténor…
C'est une sorte de rétrospective de mon travail, mais ce n'est pas fini ! J'évoque aussi ma trajectoire personnelle qui est comme un opéra ou un conte de fées si vous préférez : l'histoire de ce fils d'immigrés siciliens en France, petit-fils d'Italiens qui avaient eux émigré aux Etats-Unis, c'est une sorte de saga, comme dans les films de Coppola… C'est aussi la réussite d'un enfant de banlieue qui arrive dans les dorures de l'opéra. Ma mère me dit quand j'étais enfant : "Robertino, nous on est des ouvriers, ce n'est pas notre monde, qu'est-ce que tu veux faire ?". C'était vrai que ce n'était pas notre monde et peut-être que ça ne l'est toujours pas. Donc on a tous les ingrédients d'un opéra : la tragédie, la souffrance, le bonheur, la réussite, une vie privée assez tumultueuse, les critiques qui m'attendent au tournant…
  (Deutsche Grammophon)
De votre choix d'airs d'opéra dans ce disque émergent assez distinctement deux personnalités : l'une italienne, solaire, au répertoire souvent joyeux et une autre, plus grave, souvent corrélée au mélodrame français du XIX…
C'est l'histoire de ma vie en réalité. Tous les enfants issus de l'immigration ont eu ce drame à l'intérieur d'eux jusqu'à un certain âge. Car on n'est pleinement ni Français ni Italien. Avec ma famille, je vivais culturellement à l'italienne et donc je me sentais italien, d'autant que je n'ai eu que plus tard la nationalité française. Progressivement, je me suis un peu détaché de l'Italie et aujourd'hui je peux dire sans avoir l'impression de trahir les miens, que je suis Français. 

Mais pour revenir à la musique, qu'est ce qui distingue ces personnalités ? On dit généralement de vous que vous avez redonné un coup de jeune au beau chant français et à la diction française. Et par ailleurs vous avez une personnalité musicale également très italienne…
C'est vrai. Et souvent on remarque que quand je chante en italien, ma voix est différente, plus claire. C'est la langue qui veut cela : la voix est placée plus haute alors que le français est plus guttural. C'est grâce à la présence des deux langues dans mon univers musical que j'ai pu apporter ma propre diction en français. Un exemple : le "r" roulé (à l'italienne) est désuet en français : c'était comme chantait Maurice Chevalier. Aujourd'hui, c'est "ringard", précieux, trop sucré. (Ndlr : pour illustrer son propos, Roberto Alagna chante : "Salut demeure chaste et pur" en roulant le r). Quant au "r" français contemporain, il est un peu dur. Ce n'est pas beau non plus (idem, il chante en appuyant sur le côté serré du "r" français). C'est pourquoi j'ai fait un mélange des deux, de l'italien et du français. Le secret, c'est de ne pas le dire, le "r" : il est doux, sans être roulé... Mais on l'entend quand-même. 

Au delà même de la diction, il y a chez vous un rapport privilégié à la belle langue… qui va à l'encontre des clichés qui voudraient qu'issu d'un milieu ouvrier, vous seriez plus proche d'un langage populaire...
Oui, bien sûr ! Depuis l'enfance, j'ai baigné autant dans la musique populaire que dans l'opéra. Mais autant je comprenais ce qu'exprimaient les chansons entendues dans ma famille, autant j'étais transporté par la puissance des airs d'opéra mais je n'en comprenais pas le sens. Et ça m'a manqué. J'aimais pourtant qu'on me raconte des histoires ! Comme celles de mon arrière grand-mère qui me racontait par exemple la rencontre de son mari avec Caruso ! Donc le message du texte me manquait. J'ai par la suite découvert les chanteurs français de l'époque qui avaient tous un français très châtié, comme ma répétitrice, Simone Féjart. Et j'ai été fasciné par cette langue, c'était de la poésie ! J'ai voulu la rapporter à mon tour. Mais à 20 ans on ne me voyait que comme un ténor italien, limité à ce répertoire là alors que je sentais, moi,  que j'avais quelque chose à dire en français. Nicolas Joël a eu le premier le courage de me donner le rôle de "Roméo", et il y a eu une sorte de redécouverte. Aujourd'hui, c'est curieux, je suis devenu une sorte de ténor de référence du chant français !

Dans un tout genre musical, le rap aussi a développé un rapport à la langue intéressant. Comment le voyez-vous, vous qui êtes attentif à l'évolution des styles ?
Il y a un langage, il y a un rythme. Le rap, pour moi, c'est presque le récitatif dans l'opéra, ce qui nous ramène à Mozart… Ce qui est formidable dans le rap, c'est d'avoir donné ses lettres de noblesse au langage populaire. Car, à la différence de l'opéra, on n'utilise pas le mot châtié, mais on cherche le rythme et la musique du mot dans le langage populaire. Je suis personnellement très curieux de l'évolution des styles. Pourquoi ne pas imaginer, un jour, de faire un opéra qui inclurait du rap? Il faudrait quelqu'un de très ouvert pour concevoir un opéra contemporain qui puisse l'intégrer… Avec mon frère, nous avons créé un opéra contemporain, "Le dernier jour d'un condamné", une composition d'aujourd'hui, mais qui garde l'héritage lyrique. Le message – le texte de Victor Hugo – est à la fois très universel et très moderne.

Dans le livret du disque "Ma vie est un opéra", vous revenez sur vos origines, vos sources d'inspiration… En dehors de votre passion pour la chanson populaire italienne, puis pour l'opéra, qu'est-ce qui vous a construit ?
La base a toujours été la voix. Il y a par exemple, chez les italiens Domenico Modugno (le créateur du célèbre "Volare") ou chez Claudio Villa qui ne sont pas des chanteurs d'opéra, une ligne de chant, un bel canto… Un autre grand technicien de la voix est Yves Montand. Sa voix "flotte" car il sait émettre le son. Une qualité qu'ont tous ceux qui ont appris à chanter sans micro et sans ses possibilités de réverbération artificielle. Les Jean Sablon, Maurice Chevalier et sa voix déglinguée, savaient projeter leur voix et créer une atmosphère. Sans parler de Dean Martin et de Franck Sinatra, des chanteurs qui ont commencé dans la rue. Et puis Elvis Presley : c'est lui qui m'a vraiment fasciné quand j'étais gamin, Le son d'Elvis était bien placé, chaud, un peu barytonal (Roberto Alagna l'imite), j'aime ça ! Enfin, il y a eu les gens de la famille, et notamment mon père que j'ai entendu à longueur de journée, car j'étais avec lui sur les chantiers.

Le livret fait une place de choix à Luciano Pavarotti…
Je suis un peu dans la filiation de ce genre de ténors.  Bien sûr, il y a du Pavarotti chez moi parce que c'est la technique (de couverture du son) qui me convient le mieux. Mais en même temps j'ai écouté tout le monde, j'ai emprunté ici et là…
Lors d'une soirée d'hommage à Pavarotti, cinq ans après sa mort, en 2008, Roberto Alagna avec Patrick Bruel.
 (SICHOV/SIPA)
Quel est aujourd'hui votre rapport à la scène ?
Pendant 20 ans, la scène a été un échappatoire, c'est-à-dire que ça me permettait de fuir la réalité. Ça a été aussi un lieu de thérapie pour l'enfant timide et complexé que j'étais. Ça m'a permis de me forger un caractère et une image. Aujourd'hui, la scène est devenue une sorte de continuité de ma vie, c'est-à-dire que le bonheur que je vis transparaît sur scène.

Trente ans après vos débuts, y a-t-il des envies que vous n'ayez pas assouvies ?
J'ai réussi plus que je n'avais rêvé. Parce que j'étais rêveur, mais pas ambitieux. Je n'ai jamais frappé aux portes, ou demandé quoi que ce soit. J'ai donc reçu bien plus qu'espéré. Peut-être, aurais-je dû chanter les rôles dramatiques plus jeune ? Ça a été sans doute une erreur, parce qu'on me le déconseillait...

Donc la prudence n'est pas bonne conseillère ?
La prudence est une idée récente, elle existe depuis moins de trente ans. Mais avant, elle était où la prudence ? Quand on pense que le grand Beniamino Gigli (1890-1957) a commencé à 24 ans avec "La Gioconda" de Ponchielli, jamais on ne le ferait aujourd'hui ! Seulement, si on n'autorise ces rôles qu'à 50 ans, il devient difficile d'avoir l'énergie pour les chanter ! Je crois que c'est une erreur. Si Callas avait fait ses disques dix ans plus tôt, aujourd'hui, ce serait des chefs d'œuvre ! Je pense que la véritable prudence est en réalité dans la façon de chanter. Il faut parfois une certaine maturité pour contrôler les sentiments.

Votre propos est-il celui de l'autodidacte ?
Oui, mais de l'autodidacte sérieux. Je n'ai pas eu d'éducation académique, donc j'ai dû chercher partout des idées ou des solutions, comme le font les artistes : les sculpteurs, les peintres, par exemple. Mon père avait ce sens-là aussi. Il était maçon, mais c'était un artiste, c'est lui qui a retrouvé la couleur ocre des murs de la Place des Vosges. Pour y parvenir, il a dû trouver des idées, mélanger des pigments, il a même dû faire un mélange avec de la merde de chien et il y est parvenu ! On trouve toujours pour créer…

Quelle est aujourd'hui votre signature, votre particularité ?
C'est un mot qui a servi de titre à un précédent album : la passion. Elle m'a guidé toute ma vie. Je suis quelqu'un de passionné, et jusqu'à l'extrême souvent.

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