Il y a une scène admirable dans ce « Crépuscule » : Siegfried est étendu mort; par le miracle de la vidéo son fantôme gravit l’escalier du Walhalla, l’Olympe germanique, et des morceaux de son manteau se détachent comme si le héros laissait des empreintes de sa vie sur les marches du temps. Résonne pendant cette montée funèbre une des plus belles pages orchestrales de Wagner.
45 secondes oscillant entre le grotesque et l’inadmissible…
Suit le retour de Brünnhilde, sa déploration de Siegfried (c’est Juliette pleurant Roméo) : Brigitte Pinter, qui nous avait inquiété au début et qui aura peu à peu trouvé ses marques (magnifiques imprécations à l’acte II) a la vaillance et pas toujours les aigus mais le rôle est écrasant, cette dernière scène multiplie les écarts de tessiture et la chanteuse y est profondément touchante. Mais avant de se sacrifier sur le bûcher sacré, voilà qu’elle flingue les dieux avec un pistolet virtuel, entre apocalypse nazie et jeu vidéo! 45 secondes oscillant entre le grotesque et l’inadmissible…
Cela confirme ce que j’avais constaté dans « Siegfried » : la difficulté de l’Allemand Günter Krämer à traiter sérieusement cette histoire, lui qui vient d’un pays où Wagner et l’héroïsme ont été utilisés comme on le sait. Au moins se contente-t-il la plupart du temps, de mettre en scène (c’est-à-dire en espace) en se concentrant sur l’intrigue, éminemment complexe : d’un côté l’amour de Siegfried et de Brünnhilde et leur trahison mutuelle, prisonniers qu’ils sont de sortilèges lancés par le clan d’Alberich, le gardien de l’Or du Rhin ; de l’autre la vengeance des fils d’Alberich, Günther et le terrible Hagen, tuant Siegfried avant de subir le châtiment de leur cupidité.
Une oeuvre plus amère, désenchantées et anti-héroïque que les délires nazis l'on laissé croire
On le voit, l’œuvre imaginée par Wagner est beaucoup plus amère, désenchantée et anti-héroïque que les délires nazis l’ont laissé croire : les dieux seront vaincus (ils sont d’ailleurs absents de ce volet-là, à commencer par Wotan) mais les hommes sont eux aussi emportés par leur aveuglement et ces seize heures de musique s’achèvent sur un champ de ruines.

Un costume façon « Inspecteur Derrick »
Un des atouts de ce « Crépuscule » est l’intelligence des costumes ! Siegfried a quitté ses knickerbockers pour un costume trois-pièces de l’Allemagne d’après-guerre, façon « Inspecteur Derrick », à l’instar de Günther et d’Hagen ; au moins n’est-il plus ridicule. Je ne suis toujours pas fanatique de la voix de Torsten Kerl qui a souvent l’air de chanter depuis la pièce d’à côté. Au moins son récit « Mime hiess… » est-il simplement beau.
La basse Hans-Peter König sera le plus applaudi de tous les chanteurs
En Günther Evgueni Nikitine est très bien mais il souffre d’être si près d’Hagen, son frère, impressionnant et terrible dans son fauteuil de paralytique, une mappemonde sur les genoux. La basse Hans-Peter König est un Hagen magnifique: la conduite du chant est parfaite, la projection de la voix magistrale, les graves somptueux, les aigus tonitruants et la présence en scène stupéfiante tant il semble occuper l’espace de toute… son immobilité. Il sera le plus applaudi de tous les chanteurs.

Mais les grands triomphateurs sont bien l’orchestre de l’Opéra de Paris et le chef, Philippe Jordan. Jordan qui met cette fois la volupté sonore au service de l’architecture qu’il déploie (cela n’a pas toujours été le cas) en nous rappelant que « les chants désespérés sont les chants les plus beaux ». Et justement ces cors mystérieux, ce basson abyssal, ce hautbois beau comme un automne, ces cordes de soie sombre, ces éclats sonores qui tombent de l’orchestre wagnérien comme des diamants… Pendant près de cinq heures le chef et les musiciens se hissent au niveau des plus grands interprètes de cette musique sublime, Solti, Furtwängler ou Karajan.
"Le crépuscule des dieux" de Richard Wagner
Opéra Bastille, Paris 12e. Du 21 mai au 16 juin 2013
5H48 avec deux entractes
Direction : Philippe Jordan
Mise en scène : Günter Krämer