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René Jacobs : "Le 'Trionfo' de Haendel, de la musique sacrée, mais avec le langage du théâtre"

René Jacobs est un mythe dans le baroque, ayant marqué durablement de son empreinte la redécouverte du répertoire et son interprétation, d'abord comme contre-ténor, puis comme chef. Il est de retour à Ambronay pour diriger "Il trionfo del tempo e del disinganno" de Haendel. Peu avant le concert, il nous a accordé une interview où il nous dit tout de cet oratorio bouleversant. Et plus encore.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
René Jacobs le 15 septembre 2018 à Ambronay.
 (Bertrand Pichène - Festival d'Ambronay)

Incontournable dans le mouvement baroque, René Jacobs a inévitablement également fait les beaux jours du festival d'Ambronay, y venant à maintes reprises à partir du milieu des années 80. Sa présence s'est raréfiée à la fin des années 90. Aujourd'hui il y présente un oratorio de Haendel, "Il trionfo del tempo et del disinganno" ("Le triomphe du temps et de la désillusion") que vous retrouverez sur Culturebox pendant un an.

Autant le dire d'emblée, et sans jeu de mots, son oratorio a été un triomphe dans l'Abbatiale, ce samedi 15 septembre, applaudie de très longues minutes. Pour sa direction, autant que pour l'interprétation remarquable des chanteurs (les sopranos Sunhae Im et Robin Johannsen, l'alto Benno Schachtner et le ténor James Way), l'orchestre (le Freiburger Barockorchester) magnifiquement mis à contribution, la mise en espace.

René Jacobs à Ambronay le 15 septembre pendant l'interview.
 (Bertrand Pichène - Festival d'Ambronay)
Quelques heures avant le concert, nous avons pu interviewer René Jacobs qui nous a reçu dans une chambre d'hôte en face de l'Abbatiale.

Que représente Ambronay pour vous ?
J'aime beaucoup l'église, et son acoustique quand elle est bien remplie. C'est une église pleine d'atmosphère, je préfère y faire de la musique sacrée. On n'est pas dans une ville, on est à la campagne, la "solitude" de l'endroit se prête bien à la contemplation. C'est un bon endroit pour toute musique qui n'est pas vaniteuse, mais humble. Oui, c'est un lieu qui compte pour la musique sacrée. Y compris la musique de la Renaissance ou celle du Moyen-Age, je ne sais pas s'il y en a beaucoup, mais ça va encore mieux avec l'architecture. Et pour la musique religieuse baroque, on fait du Haendel, et Bach évidemment. Et puis au 19e siècle, il y a très peu de bonnes musiques sacrées, c'est une musique qui a déjà des problèmes avec le sacré.

Qu'entendez-vous précisément par sacré : cet oratorio, "Il trionfo del tempo e del disinganno" est-il vraiment sacré ?
C'est un oratorio on disait aussi "moralisant". Avec quatre personnages allégoriques : la Beauté, au féminin, le Plaisir, au masculin, parce que c'est un couple. Au début on a l'impression que c'est un couple qui s'entend très bien, qui va se marier. Mais il y a deux autres personnages, le Temps, qui triomphe sur tout ça et le "Disinganno", c'est difficile à expliquer, en français on dit la Désillusion. Pourquoi désillusion ? Parce que la Beauté se fait l'illusion que sa beauté va rester pour toujours. Evidemment, le Temps va expliquer que ce n'est pas le cas. Et le personnage de la Désillusion aussi veut la mettre sur la voie de la vérité. Et le Plaisir évidemment, lui, a envie de convaincre sa "fiancée" que lui peut faire en sorte qu'elle garde sa beauté. Et il y a deux miroirs qui interviennent dans l'action : un miroir de la vanité et un miroir de la vérité. Et c'est le personnage de la Désillusion, le contre-ténor, qui manipule ce miroir de la vérité le tenant face au soleil. La lumière du soleil entre dans le miroir, s'y réfléchit : au début la Beauté ne veut pas regarder, puis elle en a peur. Et à la fin, à sa demande même, la Désillusion remontre le miroir et là la Beauté se fait convaincre et elle va mettre fin à sa relation avec le Plaisir. Et le Plaisir, lui, termine avec un air de furie.
René Jacobs dirige "Il triomfo del tempo e del disinganno" à Ambronay.
 (Bertrand Pichène - Festival d'Ambronay)
Oui, ça se termine de manière très moralisatrice…
Evidemment, la vérité, c'est Dieu ! C'est quand-même un cardinal, le poète ici, c'est Benedetto Pamphili. Et aujourd'hui on reconnaît de plus en plus dans ce personnage allégorique, abstrait, de la Beauté, le personnage biblique de Marie Madeleine : elle vit dans le péché, mais elle est convertie par Dieu et elle termine sa vie après la mort de Jésus. Savez-vous où Marie Madeleine a terminé sa vie selon les légendes du Moyen Age ? Dans le sud de la France ! Dans une grotte, aux côtés de deux autres Marie, Marie Salomé et Marie Jacobé et c'est pour ça qu'il y a en Camargue un village qui s'appelle Saintes-Maries-de-la-Mer ! Donc, pour revenir à votre question : oui, c'est bien de la musique sacrée, mais avec le langage du théâtre de l'époque.

"Le trionfo" est un oratorio et pas un opéra, mais est-ce si important ? C'est tout aussi brillant qu'un opéra !
C'est même plus brillant que n'importe quel autre opéra de Haendel, et il en a écrit quarante ! Parce que, justement, le personnage du Plaisir qui aime la vanité, il doit chanter une musique très vaine, pleine de coloratures ! De même, la virtuosité de l'orchestre doit être comprise comme un symbole de la vanité. Mais vers la fin de l'oratorio, il y a de moins en moins de ça. Et ça peut paraître étrange pour le public qui s'attend à ce que cela finisse par un chœur, eh bien non. D'une part il n'y pas de chœur, et surtout, c'est la Beauté qui termine avec un air avec un violon solo, d'une extrême austérité et simplicité, dans une tonalité de mi majeur, qui était le symbole du ciel. C'est très lent et là, on a les larmes dans les yeux quand on entend ça.

C'est ce que vous recherchez…
Oui, c'est les larmes. Surtout dans ce genre, évidemment. Il y a dans les opéras italiens de Haendel des moments très émouvants, parce qu'il y a quelqu'un qui souffre, mais je ne trouve pas la même émotion que dans ce dernier air.

Plus globalement, avec tout le chemin accompli, qu'est-ce que vous cherchez dans la musique aujourd'hui, qu'est-ce qui vous fait avancer ?
J'aime la musique. Aussi la musique instrumentale, mais j'aime la musique vocale en particulier, parce que le point de départ est un texte. Et la dimension du texte, de la poésie, est terriblement négligée à notre époque. Les gens vont à l'opéra, moi j'essaie de ne jamais y aller… sauf quand je dois diriger (rires). Ce que je n'aime pas, c'est cette dualité musique-images, et on parle de "spectacle", c'était un beau spectacle ! Mais il n'y a pas que ces deux choses, il y en a trois : la troisième chose, qui est en fait la première, c'est le livret, c'est le texte ! Et beaucoup trop souvent on dit "ah ce livret est médiocre, mais Mozart a fait une musique géniale avec ça", par exemple : c'est vraiment une idée fixe et c'est rarement vrai !

Quel est votre regard aujourd'hui, à trente ans de distance, sur le mouvement de redécouverte du baroque, auquel vous apportez une pierre importante ?
A un certain moment, tout le monde a dit : c'est une mode, ça passera. Mais ce n'est pas vrai : il y a plus d'orchestres baroques qu'avant, ils jouent mieux qu'avant, il y a surtout des jeunes chanteurs. Il y a eu une époque où c'était difficile de convaincre les vraies belles et grandes voix de chanter la musique baroque : maintenant souvent c'est ce qu'elles aiment le plus chanter ! L'une des raisons est qu'il y a une liberté dans l'interprétation de cette musique qui n'existe pas au 19e siècle, dans le domaine de l'improvisation, par exemple. Il y a les instruments de la basse continue, il y a les clavecins. Ici on a même un riche apparat : clavecin, orgue, harpe et luth, qui sur une basse donnée, improvisent quand-même ! Et il y a les chanteurs aussi : c'est l'époque de l'air "da capo", ça veut dire un air en trois parties : A-B-A et puis le 2e B est le même que le premier, mais il faut qu'il devienne plus captivant encore, comme une vraie confirmation. Et ça, le chanteur peut le faire en improvisant des variations.
René Jacobs à Ambronay le 15 septembre pendant l'interview.
 (Bertrand Pichène - Festival d'Ambronay)
Tout cela fait qu'il y a de plus en plus de jeunes qui ont envie de faire cette musique. Non, la "mode" du baroque n'est pas en train de s'éteindre. Mais, aussi, on s'ouvre vers la musique du 19e siècle : l'orchestre qui joue ce soir l'oratorio de Haendel, le Freiburger Barockorchester, joue aussi beaucoup d'autres musiques : avec eux, j'ai fait des opéras de Mozart, du Beethoven aussi, donc on n'est plus isolés. Et dans une autre direction, les orchestres dits "modernes", qui ne jouent pas sur instruments anciens, sont de plus en plus intéressés par la musique baroque qu'ils jouent de façon "vraie", c’est-à-dire stylistiquement juste.

Une dernière question : vous avez été l'un des grands contre-ténors, avant de vous consacrer uniquement à la direction. Cela ne vous manque pas de chanter ?
Oui et non : ça me manque évidemment, j'aurais envie de diriger aujourd'hui et demain de chanter dans un autre concert ! Mais c'est impossible, parce que les deux prennent beaucoup de temps. Quand on dirige de grandes œuvres comme ce soir l'oratorio de Haendel on a besoin de beaucoup de temps pour le préparer. Et quand on veut encore régulièrement chanter, il faut travailler la voix tous les jours. Donc il y a un manque de temps. Et enfin je suis quand-même content qu'en tant que chef d'orchestre, on n'est pas l'esclave de son instrument. Le chanteur l'est toujours un peu : ce n'est pas comme un violoniste ou un pianiste qui a son instrument devant lui. C'est son corps : pas seulement deux cordes vocales, c'est le corps entier. Et ce corps entier ne reste pas toujours dans une condition parfaite.

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