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"Songs" aux Bouffes du Nord : du rire, des larmes et de la belle musique baroque

Une femme, à quelques instants de ses noces, renonce à son mariage et s’enferme dans les toilettes. Remonte alors toute une vie, ponctuée par des airs du XVIIe siècle anglais. Deux comédiennes formidables, une belle chanteuse, des musiciens inspirés, une mise en scène vivante de Samuel Achache, font de "Songs" une des très bonnes surprises de ce début d’année. Au Théâtre de Bouffes-du- Nord.
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
"Songs" au Théâtre des Bouffes du Nord
 (Jean-Louis Fernandez)

Un homme entre, s’adresse à la mariée mélancolique en robe blanche sous sa tresse de fleurs. "Je cherche les toilettes". Elle lui répond en l’embrassant à pleine bouche. Il lui rend son baiser. Elle le repousse : "Vous êtes un invité du mariage ? C’est par là. Et les toilettes sont occupées". Et la mariée de s’enrouler dans le décor de draps blancs qui recouvrent la scène pendant que derrière ce décor on entend de la musique ancienne. Il y a déjà un ton, une étrangeté, une force visuelle. Il en faut peu parfois mais l’instinct nous dicte cela.

Rebooster la soeur

Il ne nous aura pas trompé. Presque dans l’instant, à côté de cette mariée qui renonce, avec son air de désespoir, ses lunettes de souffreteuse, sa manière si gauche de se tenir, arrive une femme dynamique habillée de rouge, la sœur, Viviane, qui nous informe d’entrée : "Sylvia, dès qu’elle pense à une chose, elle la noircit, comme un enfant qui répand de l’encre sur une page vierge". S’instaure alors un dialogue entre les deux sœurs, de chaque côté d’une porte de toilettes imaginaire (et la mise en scène, les actrices, font, miracle du théâtre, qu’on croit la voir, cette cloison qui les sépare !), la dynamique, l’énergique Viviane qui essaie (inutilement) de rebooster sa sœur, persuadée que, de son gentil fiancé, "je vais lui nécroser sa descendance".
"Songs" au Théâtre des Bouffes du Nord.
 (Jean-Louis Fernandez)
Et pire (ou mieux) encore, Sylvia pense : "Il faudrait lui dire que mon cœur a cessé de battre ou que je suis tombée dans le trou, j’ai disparu, ce sera mieux, il sera veuf avant d’être marié et tous les invités feront la fête en pensant à moi, elle était si gentille, cette fiancée, dis, Viviane, tu leur diras bien de faire la fête ?".

Des rires teintés de tristesse

Et nous on a déjà beaucoup ri, d’un rire franc mais peu à peu si teinté d’amertume puis de tristesse. Les rires, il y en aura jusqu’au bout, tant l’exagération du désespoir, de la névrose, de la dépression, ce peut être cocasse, voir les humoristes d’aujourd’hui et d’hier (et l’on parle assez d’humour noir ou d’humour triste), les Desproges, Gardin, Dedienne, Devos ; et aussi tant les deux comédiennes sont bien, la sœur, Margot Alexandre, épatante dans son désir de tenir à toute force la barre d’un bateau qui coule, la dernière poutre d’une maison qui s’effondre, et la mariée, la merveilleuse Sarah Le Picard, qui nous bouleverse sans dire un mot, rien qu’en étant lovée (elle a enlevé sa robe, le haut est encore en mariée, le bas est un pantalon de survêt rouge extrêmement 9-3) dans un vieux fauteuil avec son regard de chien battu.
"Songs" au Théâtre des Bouffes du Nord.
 (Jean-Louis Fernandez)
Elle disparait dans sa robe. Très belle image pendant que les draps qui ont fait de la scène une installation de Christo se soulèvent eux aussi, et les musiciens apparaissent, l’excellent ensemble "Correspondances" dirigé du petit orgue par Sébastien Daucé. Une femme est entrée du côté des deux sœurs, robe marron glacé, ceinture rouge, gants rouges, talons argentés.

Dans la tête de Sylvia

C’est Lucile Richardot qui, de sa belle voix chaude, aux graves brillants, chante un air de Robert Johnson, "Care-charming sleep". Les musiciens sont en désordre, comme s’ils venaient d’être réveillés par le prince de la Belle au Bois Dormant. La sœur, qui est devenue directrice de colo (avec l’accent du Sud), nous les présente comme des instrumentistes "qui ont fait beaucoup de progrès, il y a peu ils accompagnaient des majorettes dans la banlieue de Béthune". Elle fait entrer tous les enfants dans sa colo "par ordre de taille et de beauté. Donc en premier le plus petit et le plus moche". Les musiciens jouent une suite instrumentale de Matthew Locke, avec théorbe, violes et harpe. Et Richardot revient, les musiciens s’éparpillent, trouvent leur place sur scène, entourent les deux comédiennes…

Car nous sommes entrés dans la tête de Sylvia "où il y a comme une grosse araignée noire" faite de tous les souvenirs (une tasse ébréchée symbolise "l’été 92") passés et futurs que la sœur orchestre comme elle peut, déguisée ou non en directrice, et que la chanteuse soutient de ses chants : Lucile Richardot, qui est aussi le fantôme de la mère ou une mère alzheimerienne et le rire s’étrangle de plus en plus et l’émotion gagne de plus en plus dans cette histoire terrible et si simple -une femme qui va mal-, si étrange, si riche et si quotidienne mais qui, par ce subterfuge de la "grosse araignée", nous fait entrer profondément dans cette folie surréaliste qui est l’intime des êtres où les rêves éveillés, les angoisses terribles, les bonheurs haletants, font que l’illogisme paraît normal, le cauchemar un morceau de vie, les fantômes des compagnons d’errance que l’on retrouve chaque matin au petit déjeuner.

L'osmose entre comédiennes et musiciens

Le miracle est que l’osmose se fasse si bien entre des comédiennes qui s’essaient parfois à la musique et surtout des musiciens qui, d’un simple regard, d’une attitude, entrent dans le jeu de leurs névroses : voir comment se tient, avec une compassion gênée, le luthiste Thibaut Roussel quand Sylvia, devenue bergère, le prend pour un prince qui ne veut pas d’elle. Voir le moment si beau où Lucile Richardot chante derrière Sarah Le Picard assise rêveusement et où les trois joueurs de viole, Mathilde Vialle, Etienne Floutier et Louise Bouedo viennent la rejoindre, formant comme un groupe d’anges gardiens.

Ces musiques du XVIIe siècle anglais sont belles et bien servies, même si elles se ressemblent un peu toutes, écrites par des plumes se glissant dans une "façon de faire" qui plaisait à l’époque. Richardot, par la puissance des attaques, par les sentiments qu’elle met, varie les climats autant qu’il est possible. On a goûté surtout le "O powerful Morpheus" de l’inconnu William Webb, et le duo (avec le talentueux René Ramos-Premier) entre Orphée et Pluton du tout aussi inconnu Robert Ramsey : magnifique joute shakespearienne… mais chantée !

Résonance

Le danger est que ce mélange de musique et de théâtre ne satisfasse pas tout à fait les mélomanes car il y a trop de théâtre et les théâtreux car il y a trop de musique. Pour nous qui sommes sensibles aux deux arts, il nous a semblé qu’on assistait, comme rarement, à un spectacle capable de mettre en résonance le désespoir amoureux chanté et celui du texte. Servi par une mise en scène remarquable de fluidité, qui transforme peu à peu, sans qu’on s’en rende compte, le plateau en champ de ruines.

"Mais pourquoi", dit Sylvia, "à la fin Orphée se retourne ? Pour que ça finisse mal". Sylvia-Sarah Le Picard qui nous a déjà donné le moment le plus bouleversant du spectacle quand, d’un attaché-case de glace, elle essaie d’extraire son cœur pour l’offrir au prince, et la glace résiste, elle s’acharne alors avec un marteau et cela dure jusqu’au malaise, jusqu’à ce qu’elle réduise cet attaché-case en miettes, en miettes de vie et de solitude, et le cœur, on n’a même pas vu s’il s’y trouvait. On ne dira donc pas si cela finit mal. On dira seulement que cela finit de manière troublante, après le plus beau morceau de musique, le "Miserere mei" de Purcell. Et que, dernière énigme, on ne saura jamais de qui est le texte, un collectif sans doute. Comme une de ces musiques anonymes, venues du fond des âges, que s’approprient inlassablement les communautés humaines.

"Songs" : Margot Alexandre et Sarah Le Picard, comédiennes. Lucile Richardot (avec René Ramos-Premier), chant. Ensemble "Correspondances", direction Sébastien Daucé, Samuel Achache, mise en scène. Théâtre des Bouffes-du-Nord, Paris, jusqu’au 20 janvier.

"Songs" sera joué à Quimper (Scène Nationale) les 21 et 22 mars et à Tarbes (Scène Nationale) le 27 mars. Le Cd de ces musiques anglaises intitulé "Perpetual night" est paru il y a quelques mois chez Harmonia Mundi    

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