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René Urtreger et Agnès Desarthe, des notes et des lettres

Il est pianiste de jazz, elle est écrivain. En 2016, Agnès Desarthe a consacré à René Urtreger une biographie passionnante, "Le Roi René". Un an et demi plus tard, la complicité née de leurs entretiens aboutit à un disque, "Premier rendez-vous", délicate association de standards, compositions et textes ponctués de musique. L’étonnant tandem se produit mardi à Paris, au New Morning. Rencontre.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
René Urtreger et Agnès Desarthe (2017)
 (Pierrick Guidou)

C’est l’histoire d’une rencontre amicale entre deux artistes. Si leur mode d’expression diffère - l’une manie les lettres, l’autre les notes -, Agnès Desarthe et René Urtreger partagent la passion de la musique, du jazz et un solide sens de l’humour. La romancière écrit une biographie de l’illustre jazzman, "Le Roi René", qui paraît en avril 2016 aux éditions Odile Jacob. On y découvre le parcours hors du commun du pianiste d’"Ascenseur pour l’échafaud", livré sans pathos ni complaisance, mais aussi, tel un dialogue dans le récit, les interrogations de l’écrivaine face à l’objet de son ouvrage.

Après le livre, le disque

Le pianiste et l’écrivaine n’en restent pas là. En marge des entretiens nécessaires au livre, ils font de la musique. Il y a toujours un piano à portée de main. Alors René Urtreger joue. Et, peu à peu, Agnès Desarthe chante, révélant au pianiste sa connaissance des grands standards et un niveau plus que respectable de chanteuse amateure. Au point où, partant présenter ses œuvres dans des salons littéraires, l’écrivaine embarque son glorieux aîné et se mue en récitante chanteuse. Le 20 octobre, un disque est sorti, "Premier Rendez-vous" (Naïve), enregistré avec d’excellents musiciens comme Géraldine Laurent (saxophone), Pierre Boussaguet (contrebasse) ou Simon Goubert (batterie). Une belle surprise. Après le disque, la scène. L’histoire se poursuit ce mardi 5 décembre au New Morning.
- Culturebox : Commençons par la genèse de votre tandem. Agnès Desarthe, pourquoi un livre sur René Urtreger ?
- Agnès Desarthe : Il y a sûrement mille raisons mais je vais en sélectionner deux. La première, c’est à cause du musicien, à la fois l’interprète et le compositeur. Il me paraissait nécessaire qu’une figure aussi importante fût célébrée. La deuxième, c’est la personne. Si ce grand créateur avait été une ordure ou quelqu’un d’incroyablement ennuyeux, ce qui arrive parfois, je ne me serais pas embêtée à faire un livre.

- René Urtreger, pourquoi avoir accepté de vous confier à Agnès Desarthe, pour la première fois, pour un ouvrage biographique ?
- J’avais déjà dans l’idée de parler, non pas de moi, mais du jazz, la musique que je défends. Je cherchais un bon écrivain, quelqu’un pour me faire parler. À un moment, j’ai laissé tomber l’idée de trouver un spécialiste du jazz. Un jour, par hasard, chez une amie, j’ai rencontré Agnès. Je connaissais peu son travail d’écrivain. Je ne suis qu’un modeste musicien qui ne s’occupe que de musique, je connais à peine les paroles des chansons ! J’ai découvert quelqu’un qui aimait la musique et la connaissait admirablement. Par contre, ce que j’ignorais, c’est qu’elle chantait, c’est venu plus tard. En lisant les choses qu’Agnès avait écrites, j’ai été conquis par son style. La belle surprise, ça a été sa connaissance du jazz.

- Une fois le livre écrit, comment en êtes-vous arrivés à faire un disque ?
- AD : Plus ça avance, plus je crois que c’est le fruit d’un malentendu. Et j’en suis ravie parce que les meilleures histoires commencent souvent comme ça. On avait prévu de continuer à faire de la musique ensemble, on y prenait énormément de plaisir, on travaillait bien, c’était de mieux en mieux. À ce moment-là, est arrivé Vincent Mahey, ingénieur du son, directeur artistique, qui a dirigé le festival de Vannes où il avait eu l’occasion de croiser René et d’énormément l’aimer. Il avait lu le livre. Il est venu nous trouver en disant : "Ce serait bien d’enregistrer quelque chose." Une fois le disque fait, en discutant, il m’a dit, presque au débotté : "C’est drôle, je n’avais pas du tout l’idée que tu chanterais." Or moi, j’avais tout de suite pensé que c’était ça, l’idée ! Lui, il avait pensé : "C’est un écrivain, c’est un musicien, il va interpréter ses compositions, des standards, et elle va écrire et dire des textes, peut-être des paroles, sur ses musiques." Moi, j’ai mal entendu. René aussi. La surprise a été grande pour Vincent quand il nous a fait venir dans son studio, qu’il a posé le micro et qu’on est partis sur un standard !

- RU : Moi, je savais ! Tous ces mois où on a travaillé, où Agnès avait ses petites machines à enregistrer nos dialogues par rapport au livre, elle s’est mise à chanter petit à petit. Je me rappelle encore de cette énorme cheminée, là où se passaient nos entretiens. il y avait un très beau piano à queue. Une des conditions du livre, c’était qu’il y ait un piano, donc je jouais. Petit à petit, quand je jouais un truc qu’elle connaissait, elle s’est mise à le chantonner. Peu à peu, la voix s’est affermie. J’ai découvert quelqu’un qui chantait merveilleusement bien certains standards, avec beaucoup d’émotion, de sincérité, de justesse de mise en place, ce qui n’est pas si facile.
- Comment le répertoire du disque s’est-il constitué ?
- AD : On ne l’a pas vraiment préparé. Voilà le style de René. Il me dit : "Bon, je voudrais reprendre la chanson Premier Rendez-vous. Je vais complètement le rénover, faire des arrangements différents, je veux quelque chose de latin…" J’écoute la chanson une fois ou deux grâce à internet… Puis on arrive en studio et il dit : "Allez, on y va, Premier rendez-vous !" Je ne l’ai jamais apprise, jamais chantée !
- RU : Les autres musiciens non plus !
- AD : Voilà comment on constitue un répertoire ! [René est hilare] Donc, pas de répétition. Rien. En gros, René propose un standard : "Ça, tu sais le chanter ?" Et moi je dis : "Euh, oui…" ou "Non…" ou "Bof… On essaye…" Et on le garde, ou pas.

- C’était donc très improvisé !
- AD : Très ! On ne peut pas plus.
- C’est très jazz, finalement.
- RU : C’est le jazz. Je viens de ce monde.

- Vous avez enregistré le disque comme on ferait une jam session…
- RU : Voilà !
- AD : Ça ressemblait à ça. Les autres musiciens n’étaient pas plus préparés… Sauf qu’eux, c’était des musiciens ! [elle rit]
- RU : Ils savent comment faire semblant ! Quand vous dites à un musicien qui n’a jamais joué un truc : "Tu te rappelles de tel morceau ?" Il va dire "oui, bien sûr" en mentant les yeux dans les yeux ! Il se fie à ses esgourdes. Il y a eu une vague de solidarité dans le groupe autour d’Agnès. Ils se sont rendus compte qu’elle était une débutante en musique, qu’il fallait l’aider. Ils ont donné de très bons conseils.
- AD : Ils ont été adorables. L’équipe était aussi épatante humainement que musicalement.

- Agnès Desarthe, dans le disque, vous récitez trois textes avec un soliste différent, "La Géante" avec Alexis Lograda au violon, "La Douche en plein air" avec René au piano, "Le Foin" avec Simon Goubert à la batterie. Les musiciens ont-ils improvisé ?
- RU : Ah oui !
- AD : J’ai fait une sorte de vente aux enchères. Ils étaient assis sur un canapé, j’avais apporté des textes qui traînaient chez moi, je les ai lus, j’ai dit : "Qui veut celui-là lève la main." Ça s’est fait comme ça ! Et on a fait une seule prise.
- RU [hilare] : J’aime beaucoup la notion de vente aux enchères ! Avec sa batterie, Simon Goubert fait un travail extraordinaire de créativité derrière le texte d'Agnès, qui est déchirant. On dirait des flammèches...

- Agnès Desarthe, est-ce que votre perception du jazz a évolué depuis votre rencontre avec René Urtreger ?
- Oui. Le jazz, j’en ai toujours écouté, depuis ma naissance, je pense. C’est une musique très familière. Mais en travaillant avec René, en le côtoyant et en l’écoutant parler et jouer, et en écoutant aussi ce qu’il me disait pendant que je chantais, le plus grand conseil qu’il m’a donné, son apport pédagogique énorme, tient en une phrase : "Écoute-moi quand tu chantes." C’est tout simple ! C’est aussi une capacité à dissocier, à créer deux écoutes, l’une qui permet de gouverner à peu près ce qu’on fait, et l’autre qui est complètement disponible, comme en polyphonie, ce que j’avais pratiqué il y a longtemps. C’était comme y revenir sous forme d’une expérience différente. Depuis qu’on travaille ensemble, j’entends la musique, et toutes les musiques, de façon très différente. Parce que j’entends tout en même temps, mais tout séparé.

- René Urtreger, quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
- RU : J’ai vu éclore Agnès. Ou ré-éclore, je n'en sais rien. Je savais qu’elle avait étudié le chant quand elle était jeune fille. Et pour des raisons qui ne me regardent pas, elle ne chantait plus beaucoup. Je l’ai entendue chanter du Thelonious Monk, elle berçait ses enfants comme ça, ce qui a été une révélation.

Pour moi, c’est une fierté d’avoir fait ce disque. J'avais une étiquette de "légende qui a bien connu le bebop"... Je suis content car ce disque est un pied de nez à tout ça. C’est totalement différent, insolite, avec ces textes d’Agnès, parfois d’une grande drôlerie, parfois d’une grande profondeur. En plus, c'est la première fois que j'engage une chanteuse, alors que je disais du mal des chanteurs et des chanteuses, ayant été marqué par l'époque des yé-yé où n’importe qui devenait chanteur en un rien de temps... Alors que dans le passé, j’ai traîné des pieds pour faire des disques en piano solo, parce que je ne me considère pas comme un grand pianiste... Je suis un jazzman, c’est tout. Et d’essayer de bien le faire, c’est déjà pas mal.

Agnès Desarthe et René Urtreger en concert à Paris
Mardi 5 décembre 2017 au New Morning, 21H
René Urtreger : piano, compositions
Agnès Desarthe : voix, textes
Géraldine Laurent : saxophone
Simon Goubert : batterie
Alexis Lograda : violon
Jean-Philippe Viret : contrebasse

> À lire : "Le Roi René" (Odile Jacob)
> À écouter : "Premier rendez-vous" (Naïve)
Avec René Urtreger (piano, compositions), Agnès Desarthe (voix, textes), Géraldine Laurent (saxophone), Simon Goubert (batterie), Pierre Boussaguet (contrebasse), Alexis Lograda (violon)

Quand Agnès Desarthe et René Urtreger présentaient "Le Roi René" dans "La Grande Librairie", sur France 5, en mai 2016 :

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