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Interview Cécile McLorin Salvant, la voix enchanteresse du jazz

Depuis ses premiers pas sur la scène jazz il y a huit ans, la vocaliste franco-américaine Cécile McLorin Salvant ne cesse de nous enchanter. Lors d'un passage à Paris, la New-Yorkaise d'adoption, sacrée Voix de l'année aux Victoires du Jazz 2018, nous a parlé de son album "The Window", de son admiration pour le pianiste Sullivan Fortner qui l'accompagne, de ses choix artistiques, de ses doutes.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 10 min
La chanteuse Cécile McLorin Salvant
 (Mark Fitton / Mack Avenue)

"The Window", cinquième disque de sa jeune carrière et quatrième sur le label Mack Avenue, est sorti fin septembre 2018. Après trois albums dans lesquels elle s'entourait d'un trio piano-basse-batterie animé par Aaron Diehl, Cécile McLorin Salvant explore une nouvelle formule, le duo voix-piano, avec Sullivan Fortner, star de la scène jazz new-yorkaise, qui avait fait une petite apparition sur son disque précédent "Dream and Daggers" (2017).

En dix-sept chansons enregistrées en partie en studio, en partie en live au Village Vanguard à New York, la chanteuse de 29 ans à la technique sidérante nous offre un voyage de très haute tenue.

Comme elle aime à le faire, Cécile McLorin Salvant revisite des classiques et exhume des pépites oubliées. Elle reprend Stevie Wonder, Aretha Franklin pour un hommage non prémédité (la reine de la Soul s'est éteinte juste avant la sortie du disque), Leonard Bernstein (avec un standard de "West Side Story"), la chanteuse anglaise Norma Winstone, le Brésilien Dori Caymmi ou un succès de Damia, légende de la chanson réaliste. Elle signe enfin un titre en français, une première.

- Culturebox : Comment avez-vous constitué le répertoire de l'album ? À partir d'une thématique précise, ou simplement à partir de vos habituelles explorations musicales ?
- Cécile McLorin Salvant : À partir de mes explorations. Pour l'instant, je chante juste les chansons que j'ai envie de chanter, celles qui me parlent, me touchent, m'inspirent, qui ont quelque chose d'étrange. Je vois ce disque comme une exploration de l'identité. Quasiment tous les standards de jazz parlent d'amour, et pour moi, l'amour est un prétexte à cette exploration. Ce qui m'intéresse, c'est qu'au sein de ces chansons, apparaissent des choses intéressantes à creuser au niveau de la perception de l'identité.

- Dans quelles chansons, par exemple ?
- Dans "Obsession", il y a une idée du mensonge, de la dissimulation. Certes, ça se passe dans une histoire d'amour, mais il y a pour moi un aspect très intéressant dans le fait d'observer que quelqu'un porte un masque. De la même manière, j'ai choisi "Tell me Why", une très belle chanson d'amour, parce qu'elle parle d'un idéal, d'un chevalier magnifique qui viendrait sauver l'héroïne... Ce qui m'a donné envie de la chanter, c'est que l'héroïne dise à cet homme : "Tu n'es pas comme ce chevalier, tu n'es pas comme lui." L'idée, c'est que même si on a un idéal, on peut se retrouver complètement attiré(e) par quelque chose de très éloigné de ce dont on a pu rêver.

- Quand vous explorez toutes ces musiques, finalement, ce qui vous interpelle le plus, ce sont les textes ?
- Oui. Il y a bien quelques chansons pour lesquelles j'ai aimé la mélodie et je l'ai trouvée vraiment agréable à chanter. Mais en général, c'est le texte qui détermine mon choix.
Pourquoi avoir appelé votre album "The Window"?
- Il s'agit des premiers mots de la dernière chanson du disque, "The Peacocks". Elle s'inscrit dans cette idée de la perception dont je vous ai parlé. Elle parle d'une personne à sa fenêtre, en train de regarder un paysage avec des paons [ndlr : peacocks en anglais]. À la fin, le texte [ndlr : écrit par la chanteuse Norma Winstone] dit : "La beauté n'est qu'une illusion." Il dit aussi : "Regarde une dernière fois autour de toi et garde ce souvenir à tout jamais." Je pourrais passer des jours, des mois à penser à ce texte, à son sens. Pour moi, c'est de la poésie. Dans ce même esprit de perception, le disque s'ouvre sur "Visions" de Stevie Wonder. La vision, c'est une fenêtre, un regard vers l'extérieur, ou même l'intérieur. Mais la chanson "The Peacocks" est particulièrement forte pour moi. C'est le titre sur lequel nous nous sommes rejoints, Sullivan Fortner et moi.

Sullivan, c'est quelqu'un qui peut avoir un son minuscule et ne rien faire, puis jouer une note et faire un truc énorme, plus grand qu'un big band...


Comment votre duo s'est-il formé ?
- Sullivan m'a invitée à chanter un soir dans un club à New York. Je l'avais entendu à plusieurs jam sessions et j'étais très fan de lui. À New York, Sullivan, c'est un peu le pianiste préféré de tous les pianistes et de tous les musiciens de jazz ! Il met d'accord beaucoup de gens qui ne s'accordent en général sur rien ! Le soir où j'ai chanté avec lui dans ce club, j'ai vécu une émotion que je ne saurais décrire. J'ai passé une des soirées les plus incroyables de ma vie. J'ai eu envie de chanter à nouveau avec lui. Je l'ai invité à d'autres concerts en duo, on a fait une petite tournée ensemble. J'ai eu envie d'enregistrer avec lui. Ça s'est fait naturellement. On a passé deux jours en studio.

- Vous avez beaucoup chanté avec un trio ces dernières années. Quelles satisfactions vous apporte ce travail en duo avec Sullivan Fortner ?
- Sullivan, c'est quelqu'un qui peut avoir un son minuscule et ne rien faire, puis jouer une note et faire un truc énorme, plus grand qu'un big band... Et la formule du duo apporte une souplesse. C'est plus facile de prendre des décisions de dernière minute. On peut changer la tonalité d'un morceau sans avoir besoin de tout vérifier avec trois autres personnes, on peut se lancer dans un medley... C'est particulièrement le cas avec Sullivan qui entend tout, qui a l'oreille absolue, qui apprend très vite, qui peut tout jouer dans toutes les tonalités, qui a un vocabulaire immense, qui connaît toutes les chansons qui existent, et qui chante lui-même... Si au milieu d'une chanson, je commence à chanter un autre titre, il sera avec moi en une demi-seconde.

Dans la famille de Sullivan, ils sont tous chanteurs. Il m'a raconté que quand il allait à l'église chaque dimanche, dès l'âge de 8 ans, il accompagnait des gens qui ne possédaient pas forcément le vocabulaire musical, le nom des accords. Alors il a appris à s'adapter, à les comprendre. Il est très flexible. Il faut l'entendre chanter... Malheureusement, il refuse de le faire. Il chante de temps en temps du gospel, mais il le fait toujours comme si c'était une blague, il ricane à moitié... Quand il chante et joue en même temps, on comprend pourquoi il accompagne si bien.

Est-ce le début d'une nouvelle collaboration qui va se poursuivre ?
- Oui, mais c'est une collaboration parmi d'autres.
- Vous signez pour la première fois une chanson en français, "À clef". Il n'y a pas si longtemps, vous ne vous sentiez pas prête à écrire dans cette langue...
- Je ne me sens pas plus prête qu'avant. Mais je me suis dit : "Bon, je peux attendre jusqu'à la mort, je ne serai jamais prête ! Donc on y va, advienne que pourra !" Quant au résultat, je ne pourrais pas dire que j'en suis contente... Je ne suis jamais contente. Mais on va dire que ça ne me plonge pas dans une dépression sans fin ! Et ce n'est déjà pas mal.

J'ai l'impression d'être plus posée, moins faible, de ne pas être écrasée par mes peurs.


- Vous êtes toujours dans l'insatisfaction...
- Oui, tout le temps. Le point de base, c'est l'insatisfaction. Il m'est impossible de me réécouter. Quand j'entends des gens dire qu'ils sont tellement fiers de leur album, contents de leur travail, je me dis : "Ça doit être sympa de ressentir ça !"

- Ça ne vous arrive jamais ?
- Parfois, il y a des petites bribes... mais ça ne dure jamais très longtemps ! [elle rit] Je suis contente des efforts consentis, des moments que j'ai passés à faire le disque, mais je ne peux pas dire que je sois contente du résultat. Il y a une grande joie à faire ce travail, à le partager... mais ce n'est pas pour moi. Ce que je peux dire, c'est qu'aujourd'hui, j'ai l'impression d'être plus posée, moins faible, de ne pas être écrasée par mes peurs, d'être moins désespérée. Si je me trouve face à un public, je serai moins assaillie par la question : "Est-ce qu'ils m'aiment..." J'ai toujours ça en tête, mais de façon moins forte.
Vous avez gagné deux Grammy Awards, à laquelle s'ajoute une récente nomination, et, en France, une Victoire du Jazz, le Prix Django Reinhardt... Cette reconnaissance n'atténue-t-elle pas vos doutes sur la valeur de votre travail ?
- C'est super, magnifique, c'est une grande surprise. Mais ça ne change ni la façon dont je chante, ni mon opinion sur ce que j'entends. Je pense que j'aime travailler dans le doute, dans la remise en question. C'est ainsi que j'arrive à avancer, que je trouve des nouvelles choses, que j'essaie de développer mon son. Je ne sais pas travailler avec la joie, la confiance en moi, l'insouciance. Je cherche, je creuse, j'ai l'impression de m'approcher de quelque chose que je pourrais faire, aimer, et puis ça s'éloigne... C'est plutôt comme ça que les choses se passent.

Au moins, il semble que toutes ces distinctions ne mettent pas plus de pression sur vous...
- Non, mais ça veut peut-être dire qu'on fait quelque chose qui n'est pas particulièrement perturbant. Donc, la pression réside plutôt dans une remise en question : Est-ce que ma musique provoque assez ? Les artistes que j'ai le plus adorés n'ont pas reçu de prix. Si je pense à Monk, à toutes sortes d'artistes avant-garde, espiègles, punk, anti-establishment, certains sont oubliés, des marginaux, des gens dans leur coin en train de faire des choses improbables. Donc si j'ai un prix, ça veut dire que quelque part, ce que je fais n'est pas si improbable, mais que ça comporte quelque chose de rassurant. Mais c'est bien ! Je n'ai pas envie de terrifier les gens non plus ! Je suis très contente car ces distinctions permettent à plein de gens auxquels je n'aurais pas eu accès de découvrir ma musique. Je n'ai pas envie de paraître arrogante, je m'interroge, tout simplement. Et ça m'encourage à faire un truc un peu plus inattendu la prochaine fois.
Sullivan Fortner et Cécile McLorin Salvant
 (Mark Fitton / Mack Avenue)

L'étrange concert qui a scellé le duo McLorin Salvant-Fortner

Une partie du disque a été enregistrée lors d'un concert au club de jazz new-yorkais Village Vanguard. Une soirée riche en émotions. Cécile McLorin Salvant se souvient :

"On jouait au Village Vanguard pendant une semaine. On a décidé d'enregistrer une des soirées afin de mettre, peut-être, une chanson ou deux sur le disque. On a commencé le deuxième set. Au milieu de notre prestation, Sullivan a entamé l'introduction de la chanson "The Gentleman is a Dope"... Une femme a commencé à crier : "Thomas ! Thomas ! Oh non !" On s'est arrêté, les lumières se sont rallumées. Dans le public, l'homme qui s'appelait Thomas - et que nous ne connaissions pas - avait fait un malaise et sa femme criait, réclamait un médecin... On croyait qu'il était mort. Il a été couché parterre, on a soulevé ses jambes. On a tous vécu dix minutes de grande tension. Finalement, il avait juste perdu connaissance. Il a été emmené à l'hôpital. Juste après, on a joué "Visions" de Stevie Wonder, puis quelques autres titres. La dernière chanson du concert était "The Peacocks", avec la participation de ma meilleure amie, la saxophoniste Melissa Aldana. Tous ces événements ont été enregistrés. On a vécu quelque chose de très intense. Ça représente un moment très fort pour moi. Je voulais que le disque conserve un lien avec ces événements."

> Surveiller l'agenda-concert de Cécile McLorin Salvant

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