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Le roman peut-il nous éclairer sur le mouvement des Gilets jaunes ? Réponses avec Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018

Ils ont enfilé des gilets jaunes, se sont postés aux ronds-points, et de fil en aiguille sont montés vers les grandes métropoles pour dire leur colère. Qui sont-ils ? Les analystes peinent à saisir ce mouvement, les médias focalisent sur les débordements. En quoi la littérature peut-elle nous éclairer ? Éléments de réponses avec Nicolas Mathieu, Joseph Ponthus et François Bégaudeau.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
François Bégaudeau, Joseph Ponthus et Nicolas Mathieu, Salon Livre Paris
 (Laurence Houot - Culturebox)

Samedi 16 mars 2019, pendant que les Gilets jaunes battent le pavé, 18e Acte (comme au théâtre, tiens) d'un mouvement né en octobre 2018, au Salon Livre Paris, trois écrivains étaient réunis sur la grande scène pour une rencontre "à l'épreuve du réel". Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018 avec "Nos enfants après eux" (Actes Sud), un roman qui met en scène des personnages aux "destins rognés", aux vies continuellement contraintes, pressées, jugulées, cornaquées" vivant dans la vallée de Moselle, un "monde mortifère" détruit par la crise économique et la fin de la sidérurgie. Joseph Ponthus, Grand Prix RTL/Lire avec "A la ligne" (La table ronde). Son roman, déroulé comme un ruban, est le récit de sa propre expérience pendant deux ans et demi à la chaîne, en intérim, dans les usines agro-alimentaires de Bretagne. Et enfin François Bégaudeau, qui met en scène dans son dernier roman, "En guerre" (Verticales), dans une France "fracturée", la rencontre impossible entre une ouvrière et un jeune fonctionnaire.

Le mouvement des Gilets jaunes, dont les débordements chaque samedi font les choux gras de la scène médiatique, semble échapper aux analyses politiques. Alors pourquoi les livres, les romans, la littérature, la fiction peuvent-ils nous éclairer là où l'analyse éditoriale et politique échoue ? 

INTERVIEW / Nicolas Mathieu, Joseph Ponthus, François Bégaudeau

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Parce que les écrivains trouvent de bonnes raisons de s'emparer du réel
"Le réel c'est quelque chose contre lequel on se cogne", commence Joseph Ponthus. "Moi je me suis cogné à l'usine, et j'ai pris des bosses et des bleus. À l'usine, il y en a qui perdent leur main, leurs doigts. C'est ça le réel. Et moi, j'ai voulu me la cogner de façon littéraire, l'usine." C'est comme ça qu'est né "À la ligne", son premier roman. "Tous les jours, j'écrivais en rentrant, enfin, presque parce que certains jours je n'avais plus de force que pour la douche et la balade avec le chien. On ne sait pas bien ce que c'est que la réalité. Pour moi, le réel est dans les mots que j'ai choisis pour écrire mon livre."
L'écrivain Joseph Ponthus au Salon Livre Paris, 16 mars 2019
 (Laurence Houot / Culturebox)
Nicolas Mathieu dit s'être servi de l'écriture comme il s'était servi de la lecture, comme un moyen de "mettre une distance avec ses origines, avec son milieu. "Je viens d'une famille dominée culturellement et économiquement. Je voulais me casser de là où j'étais", confie l'écrivain. "Pendant des années, j'ai essayé d'écrire sur un monde qui n'était pas le mien, ça se passait dans des grands appartements… Et puis un jour je me suis retrouvé par mon travail à gérer des plans sociaux dans des usines, et là j'ai reconnu les gens que je connaissais, ils avaient les mêmes mains que mon père, et je me suis dit, c'est ça que tu connais, ces types qui perdent leur job dans tes yeux. Et là quelque chose s'est mis en marche en moi, et j'ai décidé d'écrire sur le monde que je connaissais, j'ai trouvé ce dont j'étais capable", confie le romancier. "Mais il n'y a pas de réel absolu, écrire le réel c'est faire mille choix, de garder telle chose, d'en retrancher telle autre, et c'est aussi créer des artifices de toutes sortes pour produire ce que l'on appelle les effets du réel", poursuit l'écrivain.

"Je crois que les écrivains écrivent avec leur tempérament", rebondit François Bégaudeau. "On assiste depuis des années à une "invisibilisation" du geste ouvrier. Il faut le chercher loin. Les entrepôts d'Amazon sont relégués loin des villes, et ceux qui produisent du récit sont pour la plupart issus de la bourgeoisie, ce qui explique que les classes populaires sont sous-représentées dans nos écrits. Moi j'ai un tempérament 'social', qui me pousse à écrire sur ces mondes. Et je me réjouis de voir que la littérature française n'est pas si auto-centrée qu'on veut bien le dire. On remarque une petite poussée en ce moment des livres qui s'emparent du réel, et du social. Le succès du livre de Nicolas Mathieu en est un symptôme", se félicite François Bégaudeau.
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Parce que la politique manque de récit, et que la littérature en offre
Les trois romanciers sont d'accord pour dire que se joue une bataille des mots. Au pire, on manque de récit, au mieux, on tord les mots pour faire disparaître une part de la réalité qui pourrait déranger. "Je crois qu'en politique, on manque de récit, on manque du récit de tous ces gens qui vivent dans la précarité, dans la souffrance, et je crois que la contribution de la littérature, des romans, c'est de participer à l'effort narratif général. Cette crise des Gilets jaunes est un mouvement qui a fait advenir du collectif, et du récit. Des gens qu'on n'entend jamais ont raconté leur vie, on leur a fait raconter leur vie, et je crois que la littérature peut contribuer à ce récit", estime François Bégaudeau.

"La classe ouvrière a été dissoute, et on a assisté à la naissance d'une 'novlangue', qui tente de rendre veloutées des violences qui sont d'une extrême brutalité. Aujourd'hui dans les entreprises, on ne parle plus de problèmes, mais de problématiques, on ne parle plus de déception, on dit 'déceptif', et ça change tout sur les enjeux qui sont derrière ces nouveaux mots", souligne Nicolas Mathieu.
Le romancier Prix Goncourt 2018 Nicolas Mathieu, au salon Livre Paris le 16 mars 2019
"Moi par exemple, je ne suis plus un 'ouvrier', je suis un 'opérateur de production', et même maintenant on me le dit en anglais, je suis un "producer operator", raconte Joseph Ponthus. "On tente de faire disparaître la conscience de la classe ouvrière, mais les usines dans lesquelles j'ai travaillé en Bretagne, il y avait 2000 ouvriers, et j'ai ramassé huit heures d'affilée la merde des vaches qui étaient tuées à l'étage du dessus, et à l'usine, la réalité c'est encore aujourd'hui en 2019 votre patron qui décide de quand vous ferez votre pause pour aller pisser. Parfois vous arrivez à 4 heures du matin, et le patron vous dit tu feras ta pause à 5 heures, et ensuite il faut tenir jusqu'à 13 heures. C'est ça qu'il faut écrire aujourd'hui. C'est ça la réalité".

"Dans ce mouvement des gilets jaunes, il s'est joué et il se joue encore une immense bataille d'interprétation, il y a beaucoup de discours qui sont produits pour destituer ce mouvement, en bloc, radicalement, de fond en comble, alors il faut qu'il y ait aussi des efforts d'interprétation, de compréhension, de description, de romanesque, de littérature, pour montrer ce qui se joue par ailleurs dans ce mouvement. Et dans cette bataille d'interprétation, la littérature a quelque chose à faire", continue Nicolas Mathieu. "L'usage de certains mots au détriment d'autres mots, la manipulation du langage, c'est le nerf de la guerre en politique", poursuit François Bégaudeau, "et le geste de l'écrivain peut constituer un contre-pouvoir".
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Parce que la paupérisation produit des écrivains d'un nouveau genre
"Si je n'avais pas été obligé de travailler à l'usine, je n'aurais jamais écrit sur ce monde", explique Joseph Ponthus. "Moi j'ai la chance d'avoir les mots. Si je n'avais pas pu écrire chaque jour sur ce que je vivais, je me serais fracassé sur les rivages de l'usine", confie Joseph Ponthus, qui n'avait pas le choix, parce qu'il ne trouvait pas de travail dans son domaine. "Les Bacs plus 10 ne trouvent pas de travail, les gens diplômés occupent des postes de prolos, et ils ont les billes pour raconter", ajoute François Bégaudeau.

"L'alliance des études et de la puissance du vécu, c'est le résultat de la prolétarisation généralisée de la France, et on assiste à la naissance d'une littérature ouvrière du déclassement, et ça finit par constituer un genre, qui émerge depuis une dizaine d'années", explique le romancier.
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Parce que le roman s'attaque au vivant, avec du temps
"Les écrivains peuvent avoir un temps de retard. On verra des Gilets jaunes dans les romans dans un an peut-être", explique François Bégaudeau, "mais peut-être que ce que le roman a comme valeur ajoutée, c'est le temps, c'est la durée. L'écrivain peut s'arrêter sur un personnage sur 300 pages, ce n'est pas négligeable. Ce qui fait qu'on peut rentrer dans les détails de la vie des gens, que ce soit un bourgeois ou un ouvrier intérimaire ou une assistante de vie, toutes ces figures qui ont beaucoup émergé pendant les Gilets jaunes. Le roman c'est ça qu'il peut apporter, c'est la précision dans la captation de la vie des gens et des personnages, il n'a pas le monopole de ça, mais il a pour lui la durée", estime François Bégaudeau.
Le romancier François Bégaudeau, salon Livre Paris, 16 mars 2019
 (Laurence Houot / Culturebox)
"La littérature fait ce que ne font pas les interprétations politiques ou les éditoriaux", poursuit Nicolas Mathieu, "c'est qu'elle se penche sur le vivant. C’est-à-dire ces gens-là, quel est leur visage, qu'est-ce qu'ils mangent le matin au petit déjeuner, quels sont leurs modes de vie, quelle voiture ils achètent pour aller faire quel travail, de quelle manière ils s'aiment, quelles sont leurs hantises, qu'est-ce qu'ils ressentent quand ils se rendent compte qu'une fois les comptes faits il ne reste rien pour le plaisir. Sur cette portion-là, la littérature a à dire, sur les articulations fines du vivant, des modes d'être, du rapport au territoire, du rapport aux autres… Et ça, ça ne se voit pas d'une manière 'macro', pour ça il faut rentrer dans le vif", estime Nicolas Mathieu.

"Dans ce mouvement sans représentants, qui est resté latéral, les femmes ont pris une grande place, et je me suis demandé par exemple ce que c'est pour une femme de subir, et puis à un moment de devenir actrice comme ça sur un rond-point. Là, nous les écrivains, nous pouvons faire quelque chose, en racontant des histoires, en racontant du vécu, en descendant au niveau de la peau."
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Parce que "les livres sont comme des phares dans la nuit" 
"Mes collègues ouvriers ont lu mon livre, et ils s'y sont reconnus", raconte Joseph Ponthus. "Et puis j'ai rencontré dans les librairies à l'occasion de signatures d'autres ouvriers que je ne connaissais pas et ils se sont eux aussi reconnus dans ces pages-là", confie-t-il.

"L'écrivain ne peut pas faire advenir un monde meilleur, ce n'est pas son job. Mais quand vous êtes dans votre chambre, que quelqu'un vous décrit une réalité, et que vous vous dites, c'est exactement ça, cette interprétation du monde, j'y souscris, vous allez vous sentir moins seul face au réel. Les livres sont comme des phares dans la nuit, autour desquels peuvent se créer des communautés d'alliance, et de proche en proche, ça gagne du terrain", estime Nicolas Mathieu. "Cela peut donner de la puissance, donner du courage, et c'est de courage dont nous avons besoin", conclut François Bégaudeau.

Salon Livre Paris
Du 15 au 18 mars 2019

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