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"Terminus Berlin" : l'ultime roman d'Edgar Hilsenrath, romancier atypique de l'holocauste

Le Tripode clôture la publication des œuvres complètes d'Edgar Hilsenrath, écrivain né en Allemagne dans une famille juive, une enfance sous le régime nazi. Déporté, rescapé des camps, émigré aux Etats-Unis, Hilsenrath signait en 2006 "Terminus Berlin" son ultime roman, le récit bouleversant et sans concession du retour au pays de l'enfance et des fantômes, et de sa "bien-aimée langue allemande".
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
L'écrivain Edgar Hisenrath
 (Le Tripode)
L'histoire : Joseph Leschinsky, alias Lesche, double fictionnel d'Hilsenrath, décide de quitter les Etats-Unis, où il a émigré après la guerre. "L'Amérique n'a pas reconnu ton génie. Tu n'as pas d'amis, enfin pas de vrais, et les femmes font un grand détour pour t'éviter. Quelle merde ce pays ! Le rêve américain tu ne l'as jamais rêvé, et tu n'en as rien à faire". Voilà en quelques mots comment le presque sexagénaire résume ses trois décennies d'exil aux Etats-Unis, bien décidé à rejoindre le pays de son enfance.

L'écrivain et son double

"Dans chaque roman d'Hilsenrath, il y a un avatar, qui correspond à une période de sa vie. "Nuit", son premier roman, c'est la période de son enfance, de la guerre. Ensuite avec "Le Nazi et le Barbier", c'est son exil en Palestine, puis "Fuck America", celle de l'exil aux Etats-Unis. On retrouve aussi des éléments de sa vie dans le ghetto roumain dans "Le Retour au pays de Jossel Wassermann". Il y a toujours chez lui une réinscription de sa vie dans ses romans", souligne Frédéric Martin, son éditeur en France (Le Tripode).

Comme Edgar Hilsenrath, Lesche n'a pas oublié celle qu'il appelle sa bien-aimée. "Je suis amoureux de la langue allemande", dit-il, et même si "Le Juif et le SS", son deuxième roman, qui vient d'être publié aux Etats-Unis, n'a pas trouvé preneur en Allemagne, il saute le pas. Il débarque en Allemagne avec quelques valises et s'installe à Berlin. Là, il fréquente les cafés où il fait rapidement connaissance avec les milieux littéraires. Il trouve un petit éditeur pour publier en Allemagne "Le Juif et le SS".

La chasse aux fantômes

A Berlin, le mur craquelle et les fantômes du nazisme rôdent. Lesche reçoit des lettres de menace. La porte de son appartement est régulièrement taguée de croix gammées et d'insultes antisémites, mais Lesche ne veut ni déménager, ni prendre un numéro de téléphone secret. Personnage fantasque et amateur de femmes, il se lie avec Elfriede, qui devient sa maîtresse, puis avec la fille d'Elfriede, Sabine, venue lui rendre visite pour lui faire lire ses poèmes, et qui finit aussi dans son lit. L'écrivain travaille sur un nouveau livre, cette fois il veut parler du génocide arménien (publié dans la vraie vie sous le titre "Le conte de la dernière pensée").

A cette occasion, et pour documenter son prochain livre, Lesche fait un voyage à San Francisco, où il passe des journées entières à la bibliothèque pour photocopier page par page les livres sur l'histoire du peuple arménien. Au retour, il fait une halte à New York, où pendant quelques jours il exerce divers petits boulots et prend ainsi le pouls de cette ville qu'il a arpentée pendant sa vie d'exilé. Dans l'avion pour San Francisco il avait fait la connaissance d'Anahid, une belle jeune femme arménienne, dont il est immédiatement tombé amoureux. A son retour il noue une relation avec elle et apprend en même temps que la jeune Sabine attend un enfant de lui. Les menaces antisémites continuent. Lesche recherche, pour le tuer, le garçon qui dans son enfance était le meneur de la troupe qui le martyrisait en classe, parce qu'il était juif. Il le retrouve et imagine plusieurs scénarios pour sa mise à mort…

Chroniqueur de son temps

Hilsenrath, par la voix de son double, se fait l'observateur attentif de la société, et de ses pairs, chroniqueur acide avec un regard d'une humanité brutale, sans filtre. Lesche n'élude rien, ni le passé nazi, ni la politique américaine d'immigration restée drastique pendant la guerre alors que "les américains savaient pertinemment à quel point la situation était critique dans l'Allemagne nazie" pour les Juifs. Regard tout aussi aigu porté sur le monde contemporain, aux Etats-Unis et en Allemagne : la prostitution, la pauvreté, la Chute du Mur de Berlin et les résurgences nazies.

Ce n'est pas tant l'intrigue, que cette extraordinaire génie du récit, qui accroche le lecteur. Car Hilsenrath est un fin conteur. Sous sa plume, chaque événement se transforme en épopée, avec péripéties et rebondissements. Le romancier s'amuse même parfois à offrir au lecteur plusieurs versions d'une même histoire, alternant sans complexe les registres, jonglant avec les genres, passant du conte à la farce, du drame à la comédie, et ne s'interdisant jamais l'humour, et la dérision, quel que soit le sujet.

"Entre Primo Levi, Dario Fo et Charles Bukowski"

"Chaque roman d'Hilsenrath est singulier, à tel point qu'il nous met chaque fois en déséquilibre. Il est stupéfiant. Il a commencé avec "Nuit", qui le rapproche de la grande littérature de témoignage sur la Shoah, de livres comme "Si c'est un homme", de Primo Levi. Puis dès son deuxième roman, "Le Nazi et le Barbier", il est passé à une œuvre picaresque. C'est un livre qui raconte la vie d'un surdoué du génocide, qui tue des milliers de Juifs et qui à la fin de la guerre usurpe l'identité d'un Juif, une de ses victimes, puis émigre en Palestine et s'engage dans les mouvements sionistes radicaux. Une œuvre difficile à accepter en Allemagne, où, c'est quand même paradoxal, il a presque été taxé d'antisémitisme. Ensuite son troisième roman, "Orgasme à Moscou" c'est OSS 117 revisité en forme d'énorme potacherie", souligne l'éditeur.

"Si on devait résumer l'œuvre d'Hilsenrath, on pourrait dire qu'il est entre Primo Levi, Dario Fo et Charles Bukowski. Il est capable de nous emmener dans d'incroyables émotions, jusqu'aux plus grandes outrances. En littérature il n'a pas d'équivalent", ajoute-t-il.

Un point final à son œuvre

"Terminus Berlin" est l'ultime roman d'Hilsenrath. En 2006, lors de sa publication, le romancier annonce que son œuvre est achevée. "C'est sans doute son roman le plus lapidaire, le moins burlesque, avec en plus une fin terrible", estime Frédéric Richard. "C'est le seul roman qui finit aussi mal pour son avatar. C'est très émouvant, c'est comme un bouclage, commencé avec 'La nuit'", confie l'éditeur. "C'est quand même incroyable, il met un point final à son œuvre avec ce roman, comme s'il en avait fini avec sa vie et les illusions qu'il avait sur l'espèce humaine".

"Son nom était avancé pour le Nobel, son œuvre est aujourd'hui étudiée dans les universités, ses textes sont joués au théâtre. Il avait un génie et une liberté qui lui ont permis d'être en dehors des clous toute sa vie, et de produire une œuvre atypique", conclut Frédéric Martin. De romancier inconnu et maudit à ses débuts, Edgar Hilsenrath est devenu un auteur culte, traduit dans 18 langues. Ses livres se sont vendus à 5 millions d'exemplaires dans le monde.

Hilsenrath est mort le 30 décembre 2018 dans sa quatre-vingt-treizième année, laissant un témoignage de l'holocauste singulier. Pour ceux qui ne connaissent pas, une œuvre à découvrir.
 

"Terminus Berlin", d'Edgar Hilsenrath, traduit de l'Allemand par Chantal Philippe

(Le Tripode - 240 pages - 19 Euros - En libriairie le Jeudi 14 février 2019)

Extrait :

Comment se fait-il que vous parliez encore si bien l'allemand?
- En Pologne, on parlait surtout le yiddish, dit Lesche. Mais pour moi, c'était un affreux jargon allemand, et dès l'âge de 9 ans, j'ai refusé de le parler. On parlait aussi polonais et ukrainien. A la maison, nous parlions allemand, et mon père tenait à ce que je cultive ma langue maternelle. Nous nous procurions des livres en allemand, et je suis devenu un lecteur assidu. D'une certaine manière, je suis tombé amoureux de la langue allemande et cette relation s'est maintenue jusqu'à aujourd'hui. Même en vivant à l'étranger demuis l'âge de neuf ans. J'ai écrit dans ma langue maternelle dès le début de ma carrière littéraire.
- On pourrait penser que vous êtes patriote.
- Pour moi, il ne s'agit que de la langue. On peut aimer l'allemend sans aimer les Allemands.
- Mais la langue est un pont qui mène au peuple.
- C'est vrai, dit Lesce. C'est un conflit interne. Je crois que c'est mon plus gros problème."

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