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Pourquoi "Sérotonine" est le plus houellebecquien et le plus triste des romans de Houellebecq

"Sérotonine"(Flammarion), le septième roman de Michel Houellebecq, arrive dans les librairies le 4 janvier. Il raconte l'histoire de Florent-Claude Labrouste, 46 ans, employé du ministère de l'agriculture et dépressif. Le Goncourt 2010 signe là le plus houellebecquien et sans doute le plus bouleversant de ses romans. On vous dit pourquoi.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Michel Houellebecq, 2014
 (GINIES/SIPA)

Le romancier n'avait rien publié depuis "Soumission" (Flammarion), son dernier roman paru en janvier 2015 dans lequel il imaginait l'arrivée au pouvoir d'un président musulman modéré. Ce roman, qui avait créé la polémique, était paru le jour de l'attentat de Charlie Hebdo. Trois ans après, le journal satirique n'a pas perdu son sens de l'humour.  "Le prochain livre de Houellebecq sortira le 4 janvier. On s'abstiendra d'en dire du mal : la dernière fois, ça ne nous a pas franchement réussi."

La sortie de ce nouveau roman de Michel Houellebecq, son 7e, s'est accompagnée de mystères. Jusqu'à très récemment on n'en connaissait ni le titre, ni la teneur, pour cause d'embargo expressément demandé par la maison d'édition jusqu'au 27 décembre, "par respect pour les lecteurs". Embargo que deux hebdomadaires (Le Nouvel Obs et Les Inrocks) se sont empressés de ne pas respecter.

Comme à chaque fois, la publication d'un roman de Houellebecq ne se fait pas sans quelques remous. Mais qu'importe, l'évènement reste une joie, et avec "Sérotonine", le Goncourt 2010 pour "La carte et le territoire" peaufine à l'extrême son style, et signe le plus Houellebecquien et le plus émouvant de ses romans. En voici les raisons.

1
Parce que Florent-Claude, le héros, est un prototype parfait de personnage houellebecquien
Florent-Claude est un "héros houellebecquien" pur jus. 46 ans, employé au ministère de l'agriculture, pour qui il rédige des notes et des rapports à destination des négociateurs européens. Il boit pas mal, fantasme sur les jeunes femmes, détruit les détecteurs de fumée des hôtels, ne trie pas ses déchets, aime les animaux. Il vit en ville mais il aime par dessus tout les balades en forêt. Fumeur compulsif il est aussi complètement dépressif. Bref, le héros de "Sérotonine" est un spécimen magnifique de héros houellebecquien.

Quand on fait sa connaissance, ("fin des années 2010, Il me semble qu'Emmanuel Macron était président de la République") Florent-Claude vit avec une Japonaise, Yuzu, qui passe beaucoup trop de temps dans la salle de bain à son goût. Il n'a plus avec elle d'échanges d'aucune sorte. Ils vivent dans le quartier Beaugrenelle dans le 15e arrondissement de Paris, au 29e étage de la tour Totem, "gigantesque morille de béton". "Notre couple était en phase terminale (…), cependant il faut en convenir, nous disposions de ce qu'il est convenu d'appeler une "vue superbe". Qui n'y suffira pas. Le narrateur ne veut plus vivre avec Yuzu. Surtout depuis qu'il a découvert ses infidélités.

Il pense un moment à la défenestrer, avant de renoncer. Florent-Claude n'est pas prêt à passer par la prison, qui le priverait des "quatorze variétés différentes de houmous proposées par le G2, ou d'une promenade en forêt, "sans parler des aspects moraux liés au meurtre, bien entendu".

Comme 12.000 personnes en France chaque année, il décide donc de disparaître. La fuite est organisée en quelques heures et en quelques clics. Florent-Claude largue sa Japonaise sans aucun regret et s'installe dans un hôtel Mercure du 13e arrondissement. Ce qui aurait pu être le départ d'une nouvelle vie marque en fait le début de la chute. Florent-Claude se sent seul et de plus en plus mal, au point de n'avoir plus la force de se laver. Il consulte un médecin, qui lui prescrit du Captorix, un antidépresseur nouvelle génération "d'une efficacité surprenante", permettant aux patients "d'intégrer avec une aisance nouvelle les rites majeurs d'une vie normale au sein d'une société évoluée", en favorisant la libération par exocytose de la sérotonine". Florent-Claude entame alors un retour vers le passé, ses amours, ses amis de jeunesse, à travers un road-trip dans la campagne normande. 
2
Parce que "Sérotonine" est une observation obsessionnelle et juste de la société occidentale contemporaine
Depuis "Extension du domaine de la lutte" (Maurice Nadeau, 1994), Houellebecq livre une observation obsessionnelle du monde contemporain, sous tous les angles : les objets et leur fonction, les décors, plutôt du côté de la beauté dans la nature, laids en ville, et dans ces décors, les êtres humains. Outre le personnage principal, que nous avons décrit plus haut, une belle galerie traverse "Sérotonine" : entre autres, une intermittente tombée dans l'alcoolisme, un aristo passé à l'agriculture dans la douleur, un Allemand passionné d'ornithologie et pédophile… Le narrateur défonce avec la même motivation les "bourgeois écoresponsables" parisiens, les vieux Hollandais, les détecteurs de fumée, ou Dieu...
3
Parce que "Sérotonine" est un livre politique
"Aucune société humaine n'a jamais été construite sur la rémunération du travail (…) L'argent allait à l'argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l'organisation sociale", lit-on page 117. Ici on s'attarde sur la condition, et le désespoir qui en découle, des paysans français accablés par la mondialisation et les politiques technocratiques de Bruxelles, avec des scènes qui évoquent le mouvement des gilets jaunes, par la violence des actions, et par l'émergence d'une parole jusque-là interdite à cette frange de la population. Un épisode du roman qui  ne manquera pas de faire dire une fois encore que Houellebecq est un visionnaire. "Que pouvait me proposer la social-démocratie ?", s'interroge Florent-Claude. "Evidemment rien, juste une perpétuation du manque, un appel à l'oubli". 
4
Parce que dans "Sérotonine" il y a du sexe (mais sans plus, cette fois)
Même si "ça devenait un peu flou les promesses de bonheur à mon âge", et que le narrateur est empêché par les effets secondaires du Captorix, le sexe reste un sujet. "On me reprochera de donner trop d'importance au sexe", souligne le narrateur, mais "le sexe reste le seul moment où l'on engage personnellement, et directement, ses organes, ainsi le passage par le sexe, et par un sexe intense, demeure un passage obligé pour que s'opère la fusion amoureuse, rien ne peut avoir lieu sans lui, et tout le reste, ordinairement, en découle avec douceur". On retrouve fréquemment tout au long du roman les mots "chatte", "bite" et "cul". Mais avec l'impression quand même que le sujet n'inspire plus autant l'écrivain. L'amour par contre…
5
Parce que "Sérotonine" est un hymne à l'amour romantique
L'amour : jamais Houellebecq n'avait autant développé le sujet. L'amour comme motif des plus grandes joies, et des pires souffrances. Florent-Claude, comme tout bon héros houellebecquien, est un romantique. Jusque-là, planqué derrière un cynique, un être désabusé, de préférence obsédé sexuel version fanfaron. Le héros romantique a cette fois tombé le masque et se révèle dans toute sa splendeur. Un romantique, un vrai, comme on n'en fait plus depuis le XIXe siècle. La preuve, Florent-Claude se meurt littéralement d'amour (ce chagrin d'amour est démontré par une analyse de sang). Un chagrin mortel provoqué par la perte 20 ans plus tôt, de l'amour de sa vie, Camille, merveilleuse jeune femme fraiche et pure, qui ne supportera par la suite la comparaison d'aucune autre. (Si ça c'est pas romantique !).  Le style aussi, est contaminé, avec des envolées dignes des plus grands auteurs du XIXe siècle. Sans parler des décors (l'Allemagne du Nord en point d'orgue). Le ciel, l'âme des amoureux en communion avec la nature, la beauté comme valeur suprême. Bref, tout y est. 
6
Parce que "Sérotonine" est à la fois triste, et drôle, à pleurer
Le dernier roman de Michel Houellebecq déclenche régulièrement des éclats de rire, mais "Sérotonine" est aussi un livre empreint d'une grande mélancolie. "Étais-je capable d'être heureux dans la solitude ?", s'interroge le narrateur. "Étais-je capable d'être heureux en général ?", poursuit-il. La réponse arrive bientôt, à la Houellebecq : "Plus personne ne sera heureux en Occident. Nous devons aujourd'hui considérer le bonheur comme une rêverie ancienne, les conditions ne sont tout simplement plus réunies". Comme le "Vieux monde", notre monde occidental, le personnage houellebecquien a vieilli, il est entré dans la deuxième partie de son existence, et ça n'arrange pas sa confiance en la vie. 
7
Parce qu'avec "Sérotonine", Houellebecq peaufine son style à la perfection
Le roman dans son ensemble est parfaitement bâti (c'était moins réussi dans "Soumission"), avec une tension dans le récit qui ménage un soupçon de suspense. On ne s'en plaint pas. Le style de Houellebecq est ici livré dans une forme complétement aboutie, pour ne pas dire éblouissante. Une écriture faite de longues phrases, chacune construite comme un petit chef d'oeuvre à part entière, avec un sens aigu de la chute, et quelques adresses bien senties au lecteur. Le style est si parfaitement houellebecquien que ce 7e roman de l'auteur des "Particules élémentaires" donne presque l'impression d'être une copie, l'oeuvre d'un excellent faussaire. On adore.
 
"Sérotonine", Michel Houellebecq
(Flammarion – 352 pages – 22 euros)

Extraits :
 

"Les qualités intellectuelles n'ont guère d'importance dans une relation amicale, encore moins dans une relation amoureuse, elles ont bien peu de poids par rapport à la bonté du cœur"

(page 97)

 

"Lors de ma séparation d'avec Claire, mon sort avait été notablement adouci par la fréquentation des vaches normandes".

(Page 135)

 

"Un seul être vous manque et tout est mort"

(page 158)

 

Je ne crois pas faire erreur en comparant le sommeil à l'amour"

(Page 165)

 

Même dans les élevages mieux tenus, c'était la première chose qui vous frappait, ce caquètement incessant, ce regard de panique permanent que les poules vous jetaient, ce regard de panique et d'incompréhension, elles ne demandaient aucune pitié elles en auraient été incapables, mais elles ne comprenaient pas les conditions dans lesquelles elles étaient appelées à vivre"

(page 166).

 

Dieu est un médiocre. Tout dans sa création porte la marque de l’approximation et du ratage , quand ce n'est pas la méchanceté pure."

(page 180)

"Et voilà que je me retrouvais seul, plus seul que je ne l'avais jamais été, enfin j'avais le houmous, adapté aux plaisirs solitaires, mais la période des fêtes c'est plus délicat, il aurait fallu un plateau de fruits de mer, or ce sont là des choses qui se partagent, un plateau de fruits de mer en solitaire c'est une expérience ultime, même Françoise Sagan n'aurait pas pu décrire cela, c'est vraiment trop gore"

(Page 184)
 

Les gens se torturent les uns les autres avec une totale absence d'originalité"

(page 223)

 

Le matin du 1er janvier se leva, comme tous les matins du monde, sur nos existences problématiques"

(page 229)

 

"Qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ?"

(page 251)

 




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