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"Me voici", vaste roman tragique et désopilant de Jonathan Safran Foer

"Me voici" (L'Olivier), le troisième roman de Jonathan Safran Foer, raconte l'histoire d'une famille juive américaine se désagrégeant en même temps qu'une catastrophe naturelle menace d'anéantir Israël. Un roman brillant et drôle, qui d'un point microscopique réussit à embrasser le monde.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Le romancier américain Jonathan Safran Foer (New York, octobre 2016)
 (Miguel Rajmil/SIPA)
L'histoire : Jacob et sa femme Julia vivent à Washington avec leurs trois fils, Sam, Max et Benjy. Julia est architecte et Jacob écrit des scénarios de séries télévisées, tout en rédigeant en cachette sa grande œuvre. Sam, 13 ans, l'aîné des garçons, doit faire sa bar-mitsva. Mais il a proféré des insultes racistes et se voit exclure de son lycée. L'événement est suffisamment grave pour que le rabbin refuse de procéder au rituel, qui reste une étape importante pour cette famille juive américaine. Au même moment ou presque, Julia découvre un téléphone secret appartenant à son mari, qui contient des sextos adressés à l'une de ses collègues de travail. Il n'en faut pas plus pour amorcer la destruction de la famille, qui coïncide avec la survenue d'une catastrophe naturelle en Israël aux conséquences politiques locales et internationales dramatiques…

Autour de cette petite famille, on navigue sur trois générations. Avec Isaac, le grand-père de Jacob, abandonné dans une maison de retraite, qui veut mourir mais attend la bar-mitsva de son arrière-petit-fils pour passer à l'acte. Et Irv, le père de Jacob, indécrottable raciste pro-israélien. On croise aussi les cousins, les courageux, ceux qui ont choisi Israël, les warriors, les gagnants, du moins c'est ce que les apparences suggèrent.

Une porte est aussi ouverte sur l'avenir, avec les personnages des enfants de Jacob et Julia, ultra vifs, à la fois connectés au passé et à la culture juive (le discours de Sam lors de sa bar-mitsva -oui, il finira par la faire- est aussi éloquent que bouleversant), et immergés dans les univers virtuels, que les adultes ont du mal à appréhender. Et l'on n'oubliera pas Argus, le chien e la famille, arrivé par mégarde, et qui finira par jouer un rôle central en vrai, et de manière allégorique, dans cette vaste aventure.

Micro et méga

"Me voici", annonce le titre. "Je suis prêt", conclut le roman. Entre les deux : 780 pages qui charrient ce que promet ce titre-programme."Me voici" est une offrande sans limites de la vie d'un homme, autant dans ce qu'il a de plus intime, les misères d'un corps qu'il faut supporter, l'aveu des sentiments les plus secrets, des petites et grandes lâchetés, les joies et les contraintes de la vie domestique, que dans ses vertigineuses interrogations métaphysiques.

Mais dans "Me voici" il y a inévitablement aussi ce que cet homme porte en lui : l'histoire de sa famille (père, grand-père, cousins), l'histoire de la diaspora juive, plus que deux fois millénaire, et encore et plus largement, ce que cet homme transporte en lui de l'humanité toute entière.

Jonathan Safran Foer nous projette dans une histoire qui explose les échelles de temps et d'espace. Une histoire qui partirait d'un nombril (ou autre partie du corps), s'élargirait à un couple, puis à la famille nucléaire -papa maman les enfants-, puis à la diaspora -la grande famille juive en général, celle qui vit encore aujourd'hui dans le monde, et celle qui a choisi de s'installer en Israël, diaspora que le romancier tente aussi de définir- jusqu'à une vision bien plus large du monde et de la place qu'y occupe l'individu, et sa capacité à y prendre position. Vaste programme me direz-vous. Et bien c'est exactement ce que ce romancier américain de 40 ans parvient à faire : inscrire le monde dans un nombril.

Le point critique

Cette micro et méga saga s'articule autour d'un moment critique : la désintégration d'un couple et d'une famille pour la sphère intime, la désintégration d'un état pour ce qui concerne le monde. Moment de crise propice à l'observation, que le romancier met en scène de manière virtuose.

Virtuose dans sa capacité à embrasser tout cela dans une construction savante en forme d'agglomération, qui jamais ne perd son lecteur. Et aussi et surtout grâce à une langue merveilleuse, rythmée par des dialogues savoureux.

D'une écriture foisonnante et fougueuse Jonathan Safran Foer sait chanter la tragédie humaine avec humour, ramenant l'homme à sa juste place. Ce roman, qui évoque l'œuvre d'Albert Cohen, fait l'effet d'un torrent, ses creux sombres, ses vagues, ses zones paisibles, et les éclats de lumière qui tantôt éclairent, tantôt sont si vifs qu'ils écrasent les reliefs, plongeant le lecteur dans un éblouissement aveuglant.

Après "Tout est illuminé" (L'Olivier 2002), puis "Extrêmement fort et incroyablement près" (L'Olivier 2006), ses deux premiers romans, tous deux adaptés au cinéma, et "Faut-il manger les animaux (L'Olivier 2011), un essai, Jonathan Foer signe avec "Me voici" un grand retour au roman, et confirme la construction d'une belle œuvre littéraire.
 
"Me voici", Jonathan Safran Foer, traduit de l'anglais (États-Unis) par Stéphane Roques
(L'Olivier – 739 pages – 24,50€)

Extrait :

Le temps passa, le monde fit son œuvre, et Jacob et Julia commencèrent à oublier de « faire exprès ». Ils ne refusèrent pas de lâcher prise, et comme pour les résolutions, les balades du mardi, les appels aux cousins d’Israël pour leur souhaiter un bon anniversaire, les trois sacs de courses bourrés de produits achetés à l’épicerie juive qu’ils apportaient à Grand-Père Isaac le premier dimanche de chaque mois, le jour d’école buissonnière pour l’ouverture de la saison des Nationals à domicile, le «Chantons sous la pluie » qu’ils entonnaient bien à l’abri dans Ed la hyène pendant le lavage automatique de la voiture, et les « carnets de gratitude » et « l’inspection des oreilles », et le choix annuel des citrouilles à creuser et dont ils faisaient griller les graines, puis le mois de décomposition qui s’ensuivait, les murmures de fierté disparurent.
L’intérieur de la vie devint beaucoup plus petit que son extérieur, ouvrant une cavité, un néant. Voilà pourquoi la bar-mitsva était si importante : c’était le dernier fil d’une corde effilochée. Le sectionner, comme Sam y tenait tant, et comme Jacob le proposait désormais en contradiction avec ses propres besoins, enverrait non seulement Sam mais toute la famille à la dérive dans ce néant – avec plus d’oxygène qu’il en fallait pour une vie, mais quel genre de vie ?
Julia se tourna vers le rabbin :
"Si Sam présente ses excuses…
- Mais pour quoi? demanda Jacob.
- S’il présente ses excuses…
- Mais à qui?
- À tout le monde, dit le rabbin.
- À tout le monde ? Tous les vivants et les morts?"
Jacob invoqua cette locution – tous les vivants et les morts – non à la lumière de tout ce qui allait se passer, mais dans le noir complet du moment : c’était avant que les petits papiers pliés contenant une prière ne fleurissent sur le Mur des Lamentations, avant la crise japonaise, avant les dix mille enfants portés disparus et la Marche du million, avant que «Adia » ne devienne le mot le plus recherché de l’histoire d’Internet. Avant les répliques dévastatrices, avant l’alignement de neuf armées et la distribution de pastilles d’iode, avant que l’Amérique décide de ne jamais envoyer ses F-16, avant que le Messie soit trop distrait ou non-existant pour réveiller les vivants et les morts. Sam devenait un homme. Isaac se demandait s’il fallait se tuer ou quitter sa maison pour une Maison.
«Nous voulons régler le problème, dit Julia au rabbin. Nous voulons arranger les choses, et célébrer la bar-mitsva comme prévu.
- En s’excusant pour tout auprès de tout le monde ?
- Nous voulons revenir au bonheur. »
Jacob et Julia pesèrent l’espoir, la tristesse et l’étrangeté de ce qu’elle avait dit, tandis que le mot se dispersait dans la pièce pour retomber sur les piles de livres religieux et la moquette tachée. Ils avaient perdu leur chemin et leur boussole, mais pas leur foi en la possibilité de revenir sur leurs pas – même si aucun des deux ne savait exactement à quel bonheur elle faisait allusion."

"Me voici", de Jonathan Foer (L'Olivier), page 28

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