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"Fief", premier roman radical de David Lopez écrit entièrement en langue "caillera"

Avec "Fief" (Seuil), David Lopez signe sur le plan formel le roman le plus radical de la rentrée. L'action se déroule entre la campagne et la ville, entre les tours et les pavillons, mais surtout dans les mots. Le romancier met en scène cette langue composite avec virtuosité et fait émerger de ce monde délaissé, de cet "entre-deux" sans perspective, une poésie sans limite. Roman à ne pas rater.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Le romancier David Lopez
 (Hermance Triay)
L'histoire : Jonas habite dans une petite ville, "genre quinze mille habitants, entre la banlieue et la campagne". La ville est coupée en deux. Deux collines qui se font face : d'un côté les tours, de l'autre le quartier résidentiel et ses maisons luxueuses. Entre les deux, le centre-ville et la zone pavillonnaire. Jonas et ses potes sont "des pavillons". Ni de la cité, ni des quartiers chics. Ni "petits bourges", ni "cailleras".

Jonas vit seul avec son père, chômeur, fumeur de shit. Le garçon tout juste adulte navigue entre la boxe, les copains, le spliff, et une fille, à qui il prodigue ses bons soins. Côté boxe, il essaie de satisfaire son entraîneur, mais il n'a pas suffisamment la niaque pour percer. Côté copains, il a les mêmes depuis toujours. Ixe, Poto, Habib, Romain, Lahuiss, Untel, Miskine, Sucré… Ils ont presque tous des surnoms.

Céline, Candide et l'orthographe

Quand ils se voient, ils fument, tout le temps. Ils boivent, parfois. Ils jouent aux cartes, souvent, et ça leur donne l'occasion de s'insulter (gentiment). Il leur arrive aussi de parler philosophie, ou littérature. Et là, c'est Lahuiss qui prend les choses en mains. Lahuiss, c'est celui de la bande qui est passé de l'autre côté. Il est parti en ville faire des études. Depuis, il est "dans un autre délire". Il est passé "en mode col roulé, petite veste cintrée, mèche sur le côté, pantalon serré et souliers en cuir". N'empêche, quand il rentre, "il tchèke et il te dit ouais gros, bien?". Lahuiss, c'est aussi celui qui "arrive à faire saisir des choses importantes avec des mots de merde".

Quand Lahuiss se lance dans l'explication de texte de Candide, ça donne ça : "Candide t'as vu il est bien, il fait sa vie tranquillement, sauf qu'un jour il va pécho la fille du baron chez qui il vit tu vois, Cunégonde elle s'appelle. Bah ouais, on est au dix-huitième siècle ma gueule. Du coup-là aussi sec il se fait tèj à coup de pompes dans l'cul et il se retrouve à la rue comme un clandé". Jonas et la bande en restent cois.

Il leur arrivera même de faire une dictée, pour rigoler. Lahuiss les fait plancher sur un texte de Céline. "On devient rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi". Tout un programme, qui fait écho. Jonas en profite pour relever le titre : "Voyage au bout de la nuit".

Le temps qui ne passe pas

Parfois aussi Jonas rend visite à une fille, Wanda, jolie, bien née, qui aime le sexe et aussi s'encanailler. Ça, c'est son jardin secret. Avec ses copains, il lui arrive aussi de s'aventurer dans l'autre monde, une grosse dose d'alcool dans le sang, pour oser sortir du périmètre.

Mais la plupart du temps, ils tuent le temps. Ce temps qui ne passe pas. Le shit, l'alcool, pour éviter de penser au lendemain. Un lendemain sans perspective : "Tu fais quoi en ce moment, il demande. Je soupire et je dis bah écoute pas grand-chose, t'as vu, j'suis là, j'attends". Seigneurs en leur fief, ils campent sur place.

Leur fief, c'est un territoire, et c'est surtout un langage. Une langue qui claque, brutale, composite, faite de mots d'argot, de verlan, de mots piochés dans les langues d'origine, de blagues, de mots tendres, et de gestes rituels (le tchek, la cigarette ou le joint qu'on "cendre"…). Elle contient la colère, la joie, l'ennui, la peur, la pudeur, la poésie et l'humour. La drôlerie, à tous les coins de phrase, le sens aigu de la formule, sont leurs armes pour conjurer le désespoir.

Au commencement était le verbe

Avec ce premier roman, David Lopez investit à cent pour cent cette langue, quasi sans fausse note. Comme Queneau, comme Audiard au cinéma, il lui donne tout. Riche, juste, jouée sur un rythme syncopé, le verbe occupe tout l'espace du récit, faisant de "Fief" un roman immersif et jouissif.

Même si évidemment ce qu'il raconte nous donne souvent envie de pleurer, et que cette histoire se perd dans une fin aussi déprimante que "les paniers de baskets sans filet", "les roseaux sans fleurs", la grisaille de ces terres à l'abandon, où rien ne bouge, même si l'on y change les lampadaires. Toute cette belle énergie perdue, prête pourtant à se déchaîner à la moindre occasion (la scène de défrichage du jardin en est la preuve). Un vrai gâchis. Voilà aussi ce que l'on se dit en lisant "Fief".

David Lopez a commencé à écrire ce roman en 2013, dans le cadre d'un Master Création littéraire de l’université Paris 8, une formation universitaire consacrée à la création littéraire, une tradition bien installée dans les pays anglo-saxons, mais présente en France depuis quelques années seulement. "Fief" est dans la première sélection des Prix Médicis et  Renaudot. Un roman de cette rentrée littéraire à ne pas rater
 
"Fief", de David Lopez 
(Seuil - 252 pages - 17.50€)

Extrait :

On sort de la rue piétonne pour déboucher sur une autre, il y a des terrasses de restaurant. À notre passage on nous observe. Faut dire qu'on fait du bruit. Romain est hystérique, Poto et Miskine parlent fort quand ils lui disent de fermer sa gueule. Habib rit comme une hyène tandis que Ixe doit hurler pour faire entendre ses blagues toutes flinguées qui nous font marrer quand même. Je demande à Sucré, Sucré, comment ça se fait que par exemple si je creuse pour aller en Chine ou en Australie ou je sais pas où, bref juste en dessous quoi, il me coupe et dit ouais, ou au Pakistan, et je dis oui bref tu vois ce que je veux dire, et il fait ouais, ou bien aux Philippines, et je dis non on s'en fout en fait, admettons que je creuse tout droit tu vois, peu importe où ça mène, et il fait ouais, mais ça s'trouve tu vas arriver en pleine mer, et il rigole, et je dis mais putain t'es relou j'ai une vraie question à poser gros, et je fais semblant de lui envoyer une combinaison gauche droite crochet au corps. Il dit bah vas-y et je dis donc, si je creuse pour aller en Chine, t'es bien d'accord que je vais creuser vers le bas, t'es d'accord, il dit ouais, et je dis alors quand je vais arriver en Chine, je vais sortir de sous terre, donc je vais creuser vers le haut. Il y un silence. J'ai fait des gestes explicites, genre je tiens une pelle dans les mains et je creuse, vers le bas d'abord, vers le haut ensuite. On se regarde, et je demande, à quel moment je me retourne en fait ? Carrément il s'arrête de marcher pour réfléchir et Romain lui rentre dedans, bah alors Sucré qu'est-ce qui te prend de piler comme ça dans la rue quand tu marches, et puis il avance et il passe son bras autour des épaule de Poto, ce soir on va choper des meufs ouais, et Poto lui répond mais vas-y wesh t'es bourré, si y a des meufs viens pas les voir avec moi tu vas m'afficher."

"Fief", David Lopez, page 153 (Seuil)

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