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"4 3 2 1" : pourquoi le dernier roman de Paul Auster est exceptionnel

Paul Auster publie "4 3 2 1" (Actes Sud), un roman monumental qui met en scène la vie d'un garçon d'origine juive né en 1947. Auster y inaugure un dispositif narratif inédit en déclinant 4 scénarios possibles pour son personnage, dont la somme dessine un portrait d'une grande profondeur, l'histoire des Etats-Unis en toile de fond. "4 3 2 1" est un roman exceptionnel. On vous dit pourquoi.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Paul Auster
 (Lotte Hansen)
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Parce que "4 3 2 1" fait plus de mille pages et que ces 1000 pages sont d'une densité inouïe
Le titre vous y invite : avant de vous plonger dans ce monumental roman, "4 3 2 1", prenez votre respiration. Pourquoi donc me direz-vous ? Et bien d'abord parce qu'il fait plus de 1000 pages et que chacune de ces 1000 pages est d'une épaisseur à couper le souffle.

Ce roman commence par une légende, celle du grand-père de Ferguson (c'est notre héros), "parti à pied de Minsk avec cent roubles cousus dans la doublure de sa veste", et arrivé à Ellis Island "le premier jour du XXe siècle" après avoir traversé l'Atlantique à bord de "L'impératrice de Chine". Une blague amorce le récit : le grand-père s'appelle Reznikoff. Un compatriote juif russe lui suggère de changer son nom pour Rockefeller. "Avec un nom comme ça lui dit-il, tout ira bien". Mais un peu plus tard, quand l'officier du service d'immigration lui demande son nom, le grand-père répond en yiddish : "Ikh hob fargessen" ("j'ai oublié").

C'est ainsi que le grand-père débarque en Amérique avec le nom de Ferguson. (Qu'en aurait-il été s'il avait effectivement pris le nom de Rockfeller, personne ne le saura jamais). Cette légende, jusqu'à la rencontre de ses parents et la naissance en 1947 de Ferguson, constituent le premier chapitre, le 1.0 de cette extraordinaire épopée.
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Parce que "4 3 2 1" propose un dispositif narratif inédit 
Archie Ferguson grandit entre ses parents aimants. Son père a ouvert un magasin d'électro-ménager, sa mère est photographe. Archie aurait aimé avoir des frères et sœurs. Il est et restera fils unique. Autour du trio, il y a la famille élargie : les grands-parents maternels, les Adler, de New-York, Milred, sa tante, la sœur de sa mère, une intellectuelle. Côté Ferguson Archie a deux oncles, les frères de son père, leurs épouses et leurs enfants. Ces oncles sont deux paresseux que son père a engagés pour travailler avec lui. Deux bons à rien qui finissent par monter une sale combine à l'assurance qui va provoquer la destruction du magasin. Cet acte malveillant a des conséquences irrémédiables sur la vie de la famille Ferguson. Et c'est là que commence l'extraordinaire génie de ce roman. Partant de cet événement -le sabotage du magasin du père par ses frères- Paul Auster imagine différents scénarios dont les conséquences vont orienter la vie de Ferguson de manière différente. Dès lors, le roman prend quatre directions. On passe de 1.0 à 1.1, 1.2, 1.3, 1.4, 2.1, 2.2, 2.3, 2.4 et ainsi de suite jusqu'à épuisement (la variation s'articule en 7 parties).

Commence alors une immersion vertigineuse dans la vie démultipliée de notre personnage, qui ouvre sur une question présente à chaque page : que serait-il arrivé si les événements avaient été différents ? Le romancier joue avec les circonstances, celles qui touchent directement son personnage principal, mais aussi  les personnages secondaires, dont les vies sont aussi différentes d'une histoire à l'autre, et influencent du coup différemment le cours des choses pour Archie Ferguson. Ici tante Mildred divorce et se remarie avec un homme qui offre à Archie un cousin par alliance, ici les parents font fortune, là ils mènent une vie modeste, ici Archie a un accident, là il n'en a pas. Ici sa mère abandonne son travail, là elle fait carrière comme photographe. On retrouve dans chaque histoire les mêmes personnages, dans des rôles différents, des histoires d'amour à plusieurs visages même si l'amoureuse est la même…

Et on avance comme ça dans le roman et dans la vie d'Archie Ferguson, avec l'impression de regarder un sculpteur modeler la figure d'un homme. Faisant et défaisant, modelant et remodelant, chaque geste affinant le portrait du sujet. Cette incroyable construction offre une vision à 360 degrés, comme si l'évocation de plusieurs possibles permettait d'approcher au plus près la vérité d'un homme. Une vision à la fois vertigineuse et totalement passionnante. Paul Auster aurait pu juxtaposer les histoires les unes derrière les autres. Cela en aurait sans aucun doute facilité la lecture. Mais il faut s'interdire de lire "4 3 2 1" de cette manière, et renoncer à vouloir garder en tête tous les détails pour suivre le fil de chaque histoire, car c'est bien l'enchevêtrement des possibles qui forme la substance de cet extraordinaire roman.
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Parce que "4 3 2 1" brosse un portrait panoramique de l'Amérique
Comme savent si bien le faire les grands romanciers américains, Paul Auster dresse un portrait de l'Amérique. Ses symboles : la voiture, le Baseball, la télévision… Son histoire : l'immigration du début du XXe siècle, la seconde guerre mondiale, l'élection de Kennedy puis son assassinat, la lutte des Noirs américains pour l'égalité, l'émancipation des femmes, les guerres de Corée et du Vietnam… Tout comme on tourne autour de Ferguson et des différents protagonistes du roman, on tourne aussi autour des événements, Auster nous les donnant à voir sous différents angles par les yeux de personnages mouvants. Une relecture de l'histoire du XXe siècle par petites couches successives, dont la superposition offre une vision polymorphe.
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Parce que dans "4 3 2 1", il y a une seule constante : les mots
Et pour finir, 4 3 2 1, qui est vraiment Ferguson ? Quand on referme le livre il n'en reste qu'un, le vrai. L'écrivain démiurge nous annonce qu'il a bien fallu tuer les trois autres, imaginaires, même si cela lui a fait beaucoup de peine car il avait "appris à les aimer autant qu'il s'aimait lui-même".

Voilà le fin mot de l'histoire : là où tout bouge, la fiction est le point d'ancrage, ce à quoi le lecteur peut s'arrimer sans jamais perdre pied. Paul Auster salue ses maîtres, en littérature comme au cinéma, dans le désordre : Shakespeare, Dickens, Kleist, Dostoïevski, Desnos, Apollinaire, Babel, Joyce, Thoreau, Eluard, Carné, Truffaut, Eisenstein, on s'arrêtera là, la liste est très longue. Son personnage aime les histoires. Il aime lire. Il aime le cinéma. Et surtout il aime écrire. Pour Ferguson tous les chemins mènent aux mots.
 
 "4 3 2 1", de Paul Auster, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Gérard Meudal
(Actes Sud - 1024 pages - 28 €)

Extrait :

Ce qu'il n'avait pas prévu c'était à quel point il se sentirait excessivement vivant en pénétrant dans le gymnase de l'école et en allant prendre place auprès du marqueur officiel à la table qui chevauchait la ligne de milieu de terrain. Tout semblait brusquement différent. Et pourtant il en avait vu des matchs dans ce gymnase au cours des années, il y avait suivi tant de cours d'éducation physique depuis son entrée au lycée, il y avait participé à tant de séances d'entraînement de baseball, mais le gymnase n'était plus le même ce soir-là, il était devenu un lieu de mots potentiels, les mots qu'il allait écrire sur le match qui venait de commencer, et comme c'était son travail d'écrire ces mots, il devait focaliser son attention sur ce qui se passait plus qu'il ne l'avait jamais fait sur quoi que ce soit, et cette intense concentration, la singularité de son but, le genre de regard qu'il fallait poser semblait le transporter et faire circuler dans ses veines de véritables décharges électriques. Ses cheveux crépitaient sur sa tête, il avait les yeux grands ouverts et il se sentait plus vivant qu'il ne l'avait été depuis des semaines, vivant et vigilant, en alerte et totalement en phase avec l'instant présent."

"4 3 2 1", de Paul Auster (Actes Sud, page 460)

Paul Auster était l'invité de François Busnel dans lLa Grande Librairie du 12/01/2018

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