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"Canada": le somptueux roman de Richard Ford couronné par le Femina

Le grand romancier américain Richard Ford a été couronné mercredi par le Femina étranger. Son huitième roman raconte la vie d'un jeune américain de la classe moyenne, bouleversée après le braquage d'une banque par ses parents. Anti-polar (autant le dire tout de suite), "Canada" est un roman beau et profond sur ce que nous donne la vie et sur le bonheur.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Le romancier Richard Ford, prix Femina du roman étranger pour "Canada" (L'Olivier) à l'hôtel Meurice à Paris le 6 novembre 2013
 (Laurence Houot / Culturebox)

Richard Ford est là, regard bleu acier et sourire discret. "C'est un grand honneur et une grande surprise", a-t-il déclaré à son arrivée dans les salons de l'hötel Meurice. "C'est un prix prestigieux en Amérique et qui compte beaucoup pour moi". "C'est très important pour moi d'avoir des lecteurs en France", a ajouté le romancier, confiant qu'il parlait un peu français après l'avoir étudié à l'université. "J'ai lu la traduction de mon roman en français". "Je connais bien aussi la Saskatchewan (l'Etat canadien dans lequel se déroule le roman, ndlr), ce n'est pas loin de chez moi, ce sont les mêmes grands espaces", a souligné le lauréat, arrivé la veille du Montana, et choisi au premier tour par le jury.

Déjà couvert de lauriers littéraires, Richard Ford est né à Jackson (Mississippi) en 1944. Auteur notamment d'"Une saison ardente" (1991), d'"Un week-end dans le Michigan" (1999) et de "L'Etat des lieux" (2008), parus aux Editions de l'Olivier, il a reçu le PEN/Faulkner Award et le prix Pulitzer en 1996 pour "Indépendance".

Unanimement salué par la critique, le huitième roman de Richard Ford  "Canada" est un beau et profond roman qui questionne sur ce que nous pouvons faire de nos vies, quelles que soient les cartes distribuées au départ. 

L'histoire : Dell a 15 ans. Comme sa sœur puisqu'ils sont jumeaux. Ces deux enfants sont le fruit d'un amour improbable entre Bev Parsons, un homme de la campagne, athlétique et charmeur, et Neeva, une femme juive, d'origine polonaise, "femme minuscule, passionnée, binoclarde (…) introvertie, timide, hostile au monde, portée sur l'art…". La famille déménage au gré des mutations du père, pilote de bombardiers dans l'Air Force. La mère est institutrice. Quand Bev prend sa retraite à 37 ans, la famille pose ses valises à Great Falls, dans le Montana.
 
Dell est passionné d'échecs et d'apiculture, il se réjouit en cet été 1960 à l'idée d'entrer au lycée de Great Falls. Sa mère enseigne dans une petite ville voisine, son père est officiellement vendeur de voitures d'occasion, mais il trempe aussi dans une combine de vente de bœufs volés par des Indiens de la tribu des Crees. L'affaire tourne vinaigre. Un Indien rôde autour de la maison pour réclamer une dette. Bev décide de braquer une banque et sa femme l'accompagne…

Un récit en trois temps

"D’abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis", voilà comment  Dell amorce le récit de la tragédie familiale. Il a 63 ans mais se souvient bien de cet été 1960 où sa vie a basculé. C'est avec lui, de son point de vue d'adolescent que l'on tente de comprendre ce qui a bien pu conduire ces deux êtres, et surtout la mère, dans cette entreprise suicidaire. C'est le sujet de la première partie du livre.

La deuxième partie fait le récit de l'après, l'après- cambriolage, quand les parents sont arrêtés et mis en prison, et que les deux enfants doivent faire face, seuls. La sœur s'enfuit. Le fils obéit à la décision prise par sa mère : il se laisse emmener de l'autre côté de la frontière, au Canada, chez le frère d'une connaissance. Autant dire un inconnu, Arthur Remlinger, propriétaire d'un petit hôtel, qui a lui aussi autrefois franchi la frontière. Dans cette nature sauvage, entouré de la brutalité des hommes, Dell courbe le dos, s'adapte et trace son propre chemin.

La construction du roman de Richard Ford suit le mouvement du temps. La troisième partie, très courte (comme l'accélération du temps à la fin de la vie), rassemble les évènements. Dell est vieux, sa vie a eu lieu, celle de sa sœur aussi. Il dresse un bilan.

Résilience

Le roman de Ford est étrange et complexe. Il propose un regard en retrait, celui du fils, dont le cours de la vie est brutalement dévié. Le geste insensé commis par ses parents brise à jamais la possibilité pour lui de vivre une vie sans conscience, comme si ce changement de cap, cette sortie du sillon, l'obligeait à observer sa vie en même temps qu'il la vit, à se questionner sans cesse sur ce qui se passe ou aurait pu se passer si les choses s'étaient passées autrement, sachant qu'"accuser ses parents des tous les problèmes de la vie, ça ne mène nulle part".

Ecartant d'emblée la possibilité d'une prédestination, Ford propose une hypothèse existentialiste : étant donné deux enfants (jumeaux qui plus est), mis tôt dans une situation extrême, qu'adviendra-t-il de leur vie, selon les choix qu'ils feront l'un et l'autre? 

L'hibernation d'un roman

Peut-on vivre heureux? Voilà la quête de ce roman. Ford force le trait en mettant en scène des personnages dont la barque est particulièrement chargée, mais le jeu est le même pour tous. "On essaie" nous dit Ford, et "on a plus de chances dans la vie, plus de chances de survivre, quand on tolère bien la perte et le deuil et qu'on réussit à pas devenir cynique pour autant, quand on parvient à hiérarchiser, à assembler les éléments disparates pour les intégrer en un tout où le bien ait sa place, même si, avouons-le, le bien ne se laisse pas trouver facilement." Mais "On essaie, comme disait ma sœur. On essaie, tous autant que nous sommes. On essaie", conclut le romancier.

Commencé il y a longtemps et rangé dans une enveloppe et au frigo (c'est ce que Richard Ford fait de ses textes en projet), "Canada" y a semble-t-il bénéficié de la sédimentation du temps. C'est un roman singulier et profond, qui sonde avec beaucoup d'application et une grande intelligence la construction intime d'un être humain, faite du franchissement des frontières. 


Canada  Richard Ford, traduit de l'anglais (Etats-Unis)  par Josée Kamoun. (L'Olivier, 480 pages -  22,50 euros).
 

Extrait :
A vrai dire le temps stagnait. J'aurais pu être tout seul à Partreau depuis un  mois, six mois, voire plus longtemps, ça m'aurait fait le même effet, premier jour, centième jour, j'étais en train de m'installer dans un petit monde d'impermanence. Je savais que je finirais par partir – à l'école, une école canadienne au besoin, ou dans une famille d'accueil, ou que je repasserais la frontière d'une façon ou d'une autre pour faire face à tout cet inconnu qui m'attendait. Je savais que ma vie actuelle, avec son quotidien, ses habitudes et les gens qui la peuplaient, ne durerait pas éternellement, ni même très longtemps. Mais je n'y pensais pas autant qu'on pourrait le croire, j'étais dans un état d'esprit que, comme je l'ai déjà dit, mon père aurait approuvé.
Se substituait au temps du calendrier, jour après jour, le temps du baromètre. Le temps qu'il fait compte plus que le temps qui passe, dans la Prairie ; à lui se mesurent les changements invisibles de l'être.

Richard Ford est né à Jackson, dans le Mississippi en 1944. Il étudie le droit à la Michigan State University et à l'University of California. À vingt-quatre ans, il décide de se consacrer exclusivement à l'écriture et publie des nouvelles dans Esquire, The Paris Review et The New Yorker. En 1976, il publie son premier roman "Une mort secrète". Après son deuxième roman, en 1981, "Le Bout du rouleau", il travaille pour Inside Sports Magazine jusqu'à la faillite du magazine en 1982. De cette expérience, il tirera "Un week-end dans le Michigan" pour lequel il recevra le PEN/Faulkner Award. En 1996, il reçoit à la fois le PEN/Faulkner Award et le prix Pulitzer pour son roman "Independence Day". Il a reçu, pour "Canada", la Andrew Carnegie Medal for Excellence in fiction 2013. (Source L'Olivier).


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