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Picasso bleu et rose au Musée d'Orsay : le génie du XXe siècle avant le cubisme

C'est une exposition exceptionnelle que présente le Musée d'Orsay, sur les périodes bleue et rose de Picasso, aux premières années du XXe siècle, avant la naissance du cubisme. Elle rassemble un grand nombre d'œuvres de jeunesse de l'artiste, un Picasso tel qu'on le voit rarement. Déjà, c'est une succession de chef-d'oeuvres qui défilent devant nos yeux. A ne pas rater (jusqu'au 6 janvier 2019).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7 min
Pablo Picasso : à gauche, "La Chambre bleue", Washington, Phillips Collection - A droite, "La Buveuse d'absinthe", 1901, Paris, collection particulière, en dépôt au musée d'Orsay, service presse Musée d'Orsay
 (A gauche © Photo The Phillips Collection, Washington, D.C. © Succession Picasso 2018 - A droite © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt © Succession Picasso 2018)

Côte à côte, deux autoportraits, réalisés à quelques mois d'intervalle, en 1901. Sur le premier, Picasso apparaît en jeune homme sûr de lui dans une chemise au blanc éclatant, qui contraste avec l'orange vif de son écharpe et le fond bleu nuit. La peinture est en touches larges, la pâte épaisse, à la Van Gogh. Sur le second, alors qu'il n'a que vingt ans, Picasso s'est vieilli, les traits creusés, une barbe et un manteau austère. Grave, il a le teint blafard renforcé par le bleu qui a envahi la toile.
 
Changement encore plus radical encore, avec un troisième autoportrait de 1906 accroché juste à côté, dans la première salle de l'exposition. Torse nu, il est peint en beige rose sur fond gris, les formes se sont simplifiées, Picasso va vers les "Demoiselles d'Avignon" qui annoncent le cubisme.

Pablo Picasso, "Arlequin assis", 1901, New York, The Metropolitan Museum of Art
 (Photo © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA © Succession Picasso 2018)

Une succession de chefs-d'oeuvre 

C'est ce parcours de quelques années, au début de la carrière de Picasso, que raconte l'exposition du Musée d'Orsay, cette courte période où celui qui sera le génie de l'art du XXe siècle se cherche. Et c'est une succession de chef-d'oeuvres qui se déroule sous nos yeux, où les styles varient à l'infini : il emprunte aux maîtres anciens et aux peintres de son temps, à sa façon toujours, avant de trouver un style, ou des styles tout personnels qui vont le mener à la révolution cubiste.
 
Ces œuvres de la période 1900-1906, on en voit quelques-unes par ci par là. Ici, ce sont plus de 300 œuvres qui sont réunies, venant du Musée Picasso Paris, du Museu Picasso de Barcelone et d'autres grands musées du monde. 80 peintures et 150 dessins qui ne sont pas que les tâtonnements d'un jeune artiste, ce n'est pas Picasso avant Picasso mais déjà l'oeuvre d'un génie.
Pablo Picasso, "L'Attente (Margot)", 1901, Barcelone, Museu Picasso Barcelona
 (Gasull Fotografia © Succession Picasso 2018)

Un Picasso inattendu à Paris en 1901

En octobre 1900, Pablo Ruiz Picasso arrive à Paris pour la première fois. Il y passe un mois et demi, se nourrissant des tableaux de David, Delacroix, Ingres, Daumier et aussi Courbet, Manet, les impressionnistes. Il n'a pas encore 19 ans mais c'est déjà un artiste virtuose et prolifique, naviguant entre classicisme et œuvres plus personnelles. A Barcelone, il fréquente l'avant-garde au cabaret Els Quatr Gats, où il vient d'exposer 150 petits portraits réalisés en l'espace de quelques semaines. Et s'il est à Paris, c'est parce qu'il a été sélectionné pour représenter l'Espagne à l'exposition universelle, avec une grande toile, "Derniers moments".
 
Avant son installation définitive à Paris en 1904, il va et vient entre la France et l'Espagne, de Madrid à Malaga et Barcelone. Dès mai 1901, il est de retour à Paris car son marchand catalan Père Mañach lui a obtenu une exposition chez le galeriste Ambroise Vollard. Pendant quelques semaines, il peint assidûment, jusqu'à trois toiles par jour, dans l'atelier qu'il a loué boulevard de Clichy.
 
Ses scènes de la vie parisienne, buveuses d'absinthe, naine, fille qui attend, sont étonnantes : il digère Van Gogh, Degas ou Toulouse-Lautrec, y mettant sa touche personnelle, il juxtapose des touches de couleurs vives et pures qui semblent annoncer le fauvisme.
 
L'exposition chez Vollard, une soixantaine d'oeuvres et des ventes honorables, marque le début de sa carrière parisienne. La critique est bonne. Il impressionne Max Jacob qui demande à le rencontrer et devient son ami.
Pablo Picasso, "La Mort de Casagemas", 1901, Paris, Musée national Picasso-Paris, service de presse Musée national Picasso-Paris
 (Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2018)

Le bleu, la mort et la douleur

Dans la deuxième partie de l'année 1901, Picasso s'éloigne de ces influences. L'ambiance est plus sombre, marquée par la mort de son ami Carles Casagemas, avec qui il avait partagé un atelier et les nuits parisiennes lors de son premier séjour. Le drame a eu lieu quelques mois plus tôt (Casagemas s'est suicidé dans un café pour un amour malheureux) mais c'est seulement après l'exposition que Picasso réoriente son art.
 
Il introduit des cernes sombres et des aplats de couleur, la figure d'Arlequin, pensive et mélancolique qui va traverser toute son oeuvre apparaît. Tout comme le bleu que lui a inspiré la mort de son ami et qui, petit à petit, envahit la toile.
 
Picasso représente son ami mort dans trois toiles. Dans une première, en touches de couleurs vives qui rappellent son exposition chez Vollard, il rapproche sans doute son destin tragique de celui de Van Gogh. Les deux autres sont franchement bleues, d'un bleu froid qu'il va utiliser pour des dizaines d'oeuvres dans les quatre années qui viennent.
 
Un bleu dont la froideur évoque les couleurs acides du Greco, auquel Picasso rend hommage dans sa toile "Evocation (L'enterrement de Casagemas )", parodie de "L'enterrement du comte d'Orgaz" de cet autre génie de la peinture. Notamment dans ces "Toits de Barcelone" où la lumière bleue est absolument irréelle. Au Greco, il emprunte aussi des figures étirées et déformées.
Pablo Picasso, "La Célestine", Paris, Musée national Picasso-Paris, service de presse Musée Picasso
 (Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2018)

Au sommet de la période bleue, "La Vie"

Pendant trois ans, la "période bleue" correspond à une époque où Picasso aborde des thèmes sombres et douloureux. A l'automne 1901, il visite la prison pour femmes de Saint-Lazare où on enferme les prostituées, parfois avec leur enfant.
 
Les corps sensuels, de dos, des "Pierreuses au bar", un chef-d'oeuvre conservé à Hiroshima, disent toute la lassitude et la douleur de ces prostituées. Une femme repose sur son lit de mort, une "miséreuse" est accroupie dans la rue, une autre porte son enfant sur son cœur comme une Vierge. Les visages sont illuminés d'un blanc glacial.
 
Une gravure saisissante montre un couple aux corps décharnés, aux doigts allongés, faisant un "Repas frugal" tandis qu'un tragique "Repas de l'aveugle" montre un homme touchant un pichet de ses doigts maigres.
 
La vie, la mort, le sexe, thèmes omniprésents dans l'oeuvre de Picasso déjà en ces jeunes années, sont réunis dans le tableau monumental "La Vie", sorte de sommet de la "période bleue", allégorie du cycle de la vie où apparaît Casagemas, l'ami disparu, une femme avec un enfant, une figure accroupie évoquant la mort.
Pablo Picasso, "Le Meneur de cheval", 1905-1906, New York, The Museum of Modern Art, The William S. Paley Collection
 (The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence © Succession Picasso 2018)

Le rose des "Saltimbanques"

"La Célestine", maquerelle borgne, est sinistre. Mais déjà, au milieu du bleu qui domine, un peu de rose pointe sur sa joue. On est en 1904 et le bleu va progressivement disparaître pour faire la place au rose, au beige, à l'ocre.
 
Picasso s'installe au Bateau-Lavoir, à Montmartre, où il vit au milieu d'artistes et de poètes. Sa palette s'élargit quand il peint Madeleine, un modèle avec qui il a une brève liaison, mais ses figures sont toujours allongées et un peu déformées et expressives. Un rouge vif éclaire "La Fillette au panier de fleurs".
 
En 1905, Picasso semble s'apaiser. Il est amoureux de Fernande Olivier avec qui il s'installe. Des tonalités roses et beiges ont remplacé le bleu et dominent son cycle des "saltimbanques". La douleur a disparu mais l'atmosphère est toujours mélancolique et silencieuse. Les corps deviennent plus sculpturaux comme celui de l'homme au premier plan de "L'Acrobate à la boule". Il peint son monumental "Meneur de cheval nu", magnifique et mystérieux.
Pablo Picasso, "Nu sur fond rouge", 1905-1906, Paris, musée de l'Orangerie, collection Jean Walter et Paul Guillaume, service de presse Musée de l'Orangerie
 (Photo © RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski © Succession Picasso 2018)

Vers les "Demoiselles d'Avignon"

L'été 1906, Picasso séjourne dans un petit village des Pyrénées catalanes, Gósol où il opère un certain retour au classicisme. Des corps nus d'adolescents, dans les ocres, sont composés sur des fonds unis. Ses toits de maisons roses sont dépouillés. Il s'intéresse à l'art ibérique, à la sculpture romane, à Gauguin. 
 
A la fin de l'année, à Paris, il se consacre au corps féminin, simplifiant encore les formes, de plus en plus géométriques. Les visages de "La Coiffure", nouveau chef-d'oeuvre, inspiré du "Bain turc" d'Ingres, sont réduits à quelques traits, comme des masques.
 
On est à quelques mois de la création des "Demoiselles d'Avignon", annonciatrices du cubisme. On l'aurait presque oublié, tant les chef-d'oeuvres se sont multipliés depuis six ans : Picasso n'a que 25 ans.

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