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L'Orient des peintres, du fantasme de l'odalisque à l'abstraction, au musée Marmottan

L'Orient a toujours fasciné les peintres. D'Ingres à Paul Klee, une exposition au musée Marmottan à Paris nous montre comment les artistes sont passés du fantasme de l'odalisque à l'éblouissement de la lumière, vu comme un des facteurs du passage à l'abstraction (jusqu'au 21 juillet 2019).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
A gauche, Eugène Fromentin, "La Rue Bab-el-Gharbi à Laghouat", vers 1859, Douai, musée de la Chartreuse - A droite, Henri Matisse, "Odalisque à la culotte rouge, " vers 1924-1925, Paris, musée de l'Orangerie
 (A gauche © Douai, Musée de la Chartreuse – Photographe : Image & Son - A droite Photo © RMN-Grand Palais (musée de l'Orangerie) /  Michel Urtado / Benoit Touchard © Succession H. Matisse )

La fascination pour l'Orient est née avec les campagnes napoléoniennes. Elle s'est nourrie des voyages des artistes quand le développement des transports modernes leur a permis de se rendre sur place. Le musée Marmottan-Monet a voulu porter un nouveau regard sur la peinture de l'Orient, au XIXe siècle et à l'aube du XXe siècle, montrer comment les avant-gardes s'étaient nourries de l'expérience de l'Orient pour inventer un art nouveau.
 
Voici des oeuvres de huit artistes, inspirés par le monde méditerranéen des colonies françaises, qui montrent comment on est passé de la femme orientale rêvée par Ingres à l'abstraction de Paul Klee ou Vassily Kandinsky.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, "La Petite Baigneuses", dit aussi "Intérieur de harem", 1828, Paris, musée du Louvre, acquis en vente publique sur les arrérages du legs Poirson, 1908
 (RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado )

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Ingres, "La Petite Baigneuse", 1828 (dite aussi "Intérieur de harem") : l'invention de l'odalisque
Ingres, "La Petite Baigneuse", 1828 (dite aussi "Intérieur de harem") : l'invention de l'odalisque
"Ingres est vraiment l'inventeur de la figure de l'odalisque", la femme de harem, souligne Emmanuelle Almiot-Saulnier, la commissaire de l'exposition. Une figure totalement fantasmée. La première raison est que le peintre n'a jamais voyagé en Orient. "Il aimait l'Italie mais il n'a jamais mis un pied au-delà", raconte-t-elle. Même s'il s'est nourri de récits du XVIIIe siècle, comme les lettres de Lady Montagu, femme de l'ambassadeur britannique auprès de l'Empire ottoman, qui avait pu entrer dans un harem. Car les peintres évidemment n'y entrent pas.
 
Cette "Petite Baigneuse" du Louvre de 1828 ouvre l'exposition à côté d'une toute petite aquarelle de Paul Klee. Elle sera suivie de quelques dessins d'Ingres et d'une copie de sa "Grande Odalisque", qui ne sort plus du Louvre. Le peintre invente une nouvelle beauté féminine, allongeant le dos de son odalisque pour la rendre plus féminine et plus sensuelle.
Paul Klee, "Architecture intérieure, Innenarchitektur", 1914, Kunst und Museumsverein im Von der Heydt-Museum, Wuppertal, don de Madame Charlotte Mittelsten Scheid en mémoire de son père Rudolf Ibach, 1991 
 (Kunst- und Museumsverein im Von der Heydt-Museum Wuppertal / Photo: Antje Zeis-Loi, Medienzentrum Wuppertal)
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Paul Klee, "Architecture intérieure", 1914 : la révélation de l'Orient
Paul Klee a peint ce tout petit tableau à l'aquarelle et à la gouache quand il s'est rendu à Kairouan, en Tunisie, en avril 1914. L'œuvre, architecture sous forme de mosaïque d'éléments géométriques plats de différentes couleurs, est accrochée aussi au début de l'exposition, pour montrer le chemin parcouru en près d'un siècle. Klee, en route vers l'abstraction, "a la sensation quasi mystique de se dissoudre dans la lumière, de faire corps avec la couleur. Il annonce que c'est une véritable naissance et une révélation", explique Emmanuelle Almiot-Saulnier. 
Eugène Delacroix, '"Mort de Sardanapale", vers 1826-1827, Paris, musée du Louvre, legs de la Comtesse Paul de Salvandy, née Eugénie Rivet, 1925
 (Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean)
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Eugène Delacroix, "Mort de Sardanapale", vers 1826-1827 : l'Orient lieu de passions
Delacroix, grand rival d'Ingres, invente aussi son Orient, dès les années 1820, comme dans cette esquisse pour son grand tableau scandaleux de 1827, où le roi assailli par son peuple se suicide par le feu au milieu des siens. La toile explose de couleurs et scintille. L'Orient est alors pour Delacroix le lieu de passions et d'excès. Mais contrairement à Ingres, il voyagera réellement au Maroc en 1832.
Théodore Chassériau, "Danseuses marocaines. La Danse aux mouchoirs", 1849, Paris, musée du Louvre, legs du baron Arthur Chassériau, entré au Louvre en 1934
 (Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado)
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Théodore Chassériau, "Danseuses marocaines, la danse aux mouchoirs", 1849 : les couleurs de l'Orient
Théodore Chassériau modernise la figure de l'odalisque, qu'il représente sortant du bain. "L'odalisque continue à être un pur fantasme, une création complètement classique. Cette baigneuse a des airs de Vénus", remarque la commissaire.
 
Admirateur de Delacroix, Chassériau  se rend en Algérie, dont il représente des danses de Constantine, qu'il a réellement vues, reconstituant les costumes aux couleurs vives et chaudes qui ressemblent à celles de son maître. Mais le peintre fait une espèce de montage, situant ses danseuses dans un décor d'école où la scène n'a pas eu lieu.
 
Chez Chassériau, et encore plus chez Jean-Léon Gérôme, peintre orientaliste sulfureux chez qui on trouve des stridences d'oranges et de verts intenses, "l'Orient est la découverte de la couleur vive, d'une émancipation de la couleur par rapport à la palette très sombre qu'on enseigne à l'école des beaux-arts", souligne Emmanuelle Almiot-Saulnier.
 
Avec la découverte du palais de Topkapi à Istanbul, le bleu turquoise des carreaux de céramique d'Iznik entre dans la peinture, comme dans le tableau d'Edouard Debat-Ponsan, où une femme noire masse une femme blanche. Ou bien dans "Le Charmeur de serpents", scène fascinante de Jean-Léon Gérôme où un python s'enroule autour d'un petit garçon nu.
Eugène Fromentin, "Le Pays de la soif", Paris, musée d'Orsay, legs Edouard Martell, 1920
 (Photo © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski)
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Eugène Fromentin, "Le Pays de la soif" : l'éblouissement du désert
L'Orient c'est aussi le désert, le paysage le plus extrême. Sa découverte est un choc pour les peintres qui en ont réellement fait l'expérience, parmi lesquels Eugène Fromentin, l'un des premiers à s'y aventurer, dès 1857, aux débuts de la colonisation. Il a raconté dans ses écrits qu'il avait littéralement perdu la vue pendant une heure. Là, il décrit une scène qu'on lui a racontée, où un convoi a été pris dans un vent brûlant et où plusieurs hommes sont morts de soif.
 
Dans le désert, "les ombres disparaissent presque ou alors elles coupent en deux un tableau d'une manière brutale et complètement nouvelle", remarque la commissaire. Comme dans cet autre tableau de Fromentin où un air de mort plane sur des hommes allongés, endormis à l'ombre des maisons.
 
"L'expérience du désert n'a jamais été mise en évidence comme l'une des voies possibles de la modernité en peinture. Mais en regardant les œuvres s'accumuler dans notre corpus, c'est devenu évident", souligne Emmanuelle Almiot-Saulnier.
Jules-Alexis Muenier, "Le Port d'Alger", 1888, Paris, musée d’Orsay, don de D. Schweisguth, 1895
 (Photo © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski)
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Jules-Alexis Muenier, "Le Port d'Alger", 1888 : l'Orient, c'est aussi la non-couleur
On a vu plus haut que l'Orient, c'était la couleur, mais "l'Orient c'est aussi la non-couleur", fait remarquer la commissaire. On le voit dans cette vue d'Alger presque toute blanche, aux nuances subtiles tirant ici sur le bleu, là sur le rose, peinte par Jules-Alexis Muenier, un élève de Gérôme, qui a voyagé en 1887 à Tanger et Alger.
 
La monochromie des paysages écrasés de lumière blanche et aveuglante, on la retrouve aussi dans le désert, où la palette se réduit à des nuances de beige et de brun.
Albert Marquet, "Mer calme. Sidi bou Saïd", 1923, Lille, palais des Beaux-Arts
 (Photo © RMN-Grand Palais / Thierry Ollivier)
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Albert Marquet, "Mer calme. Sidi-Bou-Saïd", 1923 : en route vers l'abstraction
Albert Marquet rencontre sa femme, une fille de colon, en Algérie en 1920. Il retraverse alors la Méditerranée tous les hivers pendant des années. Les maisons, les mosquées se simplifient, se réduisant à quelques formes géométriques et plates de couleurs transparentes. L'espace se réduit à deux dimensions, faisant penser à l'art islamique. Celui-ci a fortement marqué de nombreux peintres qui ont fait le voyage en Orient.
 
"De façon assez évidente, progressivement, en voyant des formes de plus en plus géométriques, de plus en plus simplifiées, minimales, nous avons cheminé vers l'idée que l'expérience du désert et l'expérience de l'Orient était une des voies de l'abstraction", explique la commissaire.
Vassily Kandinsky, "Ville arabe, Arabische Stadt, "1905, Paris, Centre Georges Pompidou, musée national d’art moderne / centre de création industrielle, legs de Madame Nina Kandinsky, 1981
 (Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais /  image Centre Pompidou, MNAM-CCI)
 
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Kandinsky: de "La Ville arabe" à l'abstraction totale
Kandinksy, qui a séjourné à plusieurs reprises en Tunisie entre 1904 et 1914, illustre bien ce propos. Trois de ses tableaux montrent son évolution. Sa "Ville arabe", déjà épurée, présente des figures transparentes et une architecture plane. Un peu plus tard, les aplats de couleurs pures de "L'Oriental" composent des figures stylisées dont on distingue encore les formes, avant qu'elles se dissolvent complètement dans la couleur et que l'on parvienne à une abstraction totale. 
Vassily Kandinsky, "Oriental", 1909, Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau
 (Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau München)

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