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Ceija Stojka à la Maison rouge : la mémoire d'une artiste rom rescapée des camps

Déportée à 10 ans, rescapée des camps nazis, Ceija Stojka est devenue à plus de 50 ans poète, chansonnière, dessinatrice et peintre pour témoigner de l'horreur subie par le peuple rom. Les peintures bouleversantes de cette autodidacte, qui racontent l'épouvante mais aussi la force de la vie et de la nature, sont exposées pour la première fois à Paris, à la Maison rouge (jusqu'au 20 mai 2018)
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Ceija Stojka, A gauche, sans titre, 2003, craie et acrylique sur papier -  A droite, sans titre, 1993, acrylique sur carton
 (A gauche © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy collection privée, Paris - A droite © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy Hojda et Nuna Stojka)

Ceija Stojka est née en 1933 en Autriche, dans une famille rom de vendeurs de chevaux. Elle est l'avant-dernière d'une fratrie de six enfants. Elle a grandi dans une roulotte, à la campagne, avant que sa famille s'installe à Vienne en raison des mesures anti-tsiganes. Quand son père est déporté à Dachau en 1941 (il y mourra en 1942), sa mère Sidonie tente de se cacher avec ses six enfants mais toute la famille est arrêtée et emmenée dans les camps nazis en mars 1943.

Ceija Stojka, Sans titre, sans date, acrylique sur carton, Courtesy Hojda et Nuna Stojka
 (© Ceija Stojka, Adagp, 2017)

"Ma peur est restée à Auschwitz"

"Je n'ai pas peur / ma peur est restée à Auschwitz et dans les camps / auschwitz est mon manteau, bergen belsen ma robe / et ravensbrück mon tricot de corps / de quoi devrais-je avoir peur", écrira Ceija Stojka.
 
Elle a survécu à trois camps, Auschwitz-Birkenau, Ravensbrück et Bergen-Belsen, elle a perdu une partie de sa famille, arrêtée, disparue, même si, comme elle, sa mère et plusieurs de ses frères et sœurs ont miraculeusement survécu. Après la guerre, elle se marie, a trois enfants, vend des tapis sur les marchés. C'est en 1986 seulement, quarante ans plus tard, à plus de 50 ans, qu'elle décide de parler, encouragée par la documentariste Karin Berger. Alors que sa communauté préfère généralement garder le silence, elle devient la première femme rom rescapée des camps à témoigner du génocide des tsiganes (les Roms et les Sintis qui vivaient en Autriche et en Allemagne ont été largement exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale).
Ceija Stojka, sans titre, 1995, acrylique sur carton
 (Ceija Stojka, Adagp, 2017 Courtesy Collection Antoine de Galbert)

Un millier d'œuvres intenses

Ceija Stojka, qui n'a pas été à l'école et sait à peine écrire, témoigne en paroles d'abord : elle écrit ses souvenirs et des poèmes, chante des chansons. Son premier livre est publié en 1988, année où elle se met également à peindre et à dessiner en autodidacte, sur du papier, du carton, de la toile.
 
Elle va le faire inlassablement et intensément jusqu'à sa mort, en 2013. Hantée par ses souvenirs, elle fait parfois plusieurs dessins en une nuit. Elle peint à l'acrylique, souvent avec les doigts, recouvrant la toile ou le papier d'une épaisse couche de peinture. Elle a créé un millier d'œuvres, toutes aussi intenses, dont 130 sont exposées, pour la première fois à Paris, à la Maison rouge.
 
Quelques photos nous montrent une femme dont on devine l'énergie incroyable. C'est une œuvre ultra puissante qu'elle produit, signe aussi d'un don exceptionnel. Il faut voir comme, en quelques traits, elle traduit le mouvement d'une robe aux couleurs vives qui danse dans un champ, des enfants qui courent dans l'herbe, la vie tout simplement.
Ceija Stojka, "Sans titre", sans date, acrylique sur carton
 (Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy Galerie Kai Dikhas)

Le bonheur de la vie avant l'horreur

Car si toute une partie de ses tableaux raconte l'indicible, une autre décrit le bonheur de la vie d'avant l'horreur, dans des roulottes installées dans des paysages riants, quand "les vieux chantaient et racontaient des histoires". Elle écrit au dos de ses œuvres la force des liens familiaux chez les Roms, le bonheur simple de sa mère à vivre avec ses frères et sœurs.
 
Elle peint un champ de tournesols extraordinaires qui lui rappellent son enfance : elle s'y cachait pour rêvasser avec son petit frère Ossi, mort à 7 ans du typhus dans un camp, raconte-t-elle au dos du tableau. Il y a aussi le rouge presque irréel des coquelicots, un paysage éclairé par la neige, qui disent son amour de la nature au milieu de laquelle elle a grandi. "J'aime la pluie, le vent et l'éclair, quand les nuages masquent le ciel", écrira-t-elle dans un poème.
 
Mais brusquement tout bascule : "Rien ne nous était plus permis, on n'avait plus le droit de faire du feu (…) On sentait qu'on était devenus indésirables." A Vienne, ils sont parqués sur un terrain vague boueux sans eau, entourés de barbelés, ils n'ont plus le droit de sortir. Ceija Stojka peint de grands yeux apeurés derrière un rideau d'herbes et de branches. Une végétation derrière laquelle sa mère cachait ses enfants pour échapper aux rafles.
Ceija Stojka, "Lazas ame, Wir schämen uns, 1944", 2003, encre sur papier
 (Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy Galerie Kai Dikhas)

Entre les morts

Des nazis, bottes et bras levés, arrivent chez les Roms, des formes humaines se serrent les unes contre les autres dans un camion qui part sur la route, alors que la fumée sort encore des roulottes et que le linge pend toujours à un fil. Des personnes dont les couleurs vives contrastent avec les habits sombres des nazis sont poussées dans un wagon à la pointe du fusil.
 
Puis ce sont les camps, les corps nus, les barbelés, les baraques aux lits superposés, les tas de vêtements et les corps serrés qui avancent vers le four crématoire. Elle raconte les morts que, petite fille (elle a entre 10 et 12 ans), elle a dû tirer de leurs lits et traîner jusqu'à la porte. Ou entre lesquels elle se cachait. Elle raconte l'arrivée des trains dans la nuit : "Tu les entends arriver aux fours crématoires. Et puis, un temps, tu n'entends plus rien (…) Et puis soudain, le vent, et l'odeur rentre à l'intérieur de la baraque." Elle raconte encore l'attente devant les fours, la mère qui les rassure en leur disant que leurs père et grand-père les attendent. "On était déçus quand on nous a ramenés parce qu'on était sûrs que ça allait arriver."
 
Pour dire l'indicible, Ceija Stojka produit parfois des encres quasi abstraites.
Ceija Stojka, "Auschwitz 1994", 2009, acrylique sur toile
 (Ceija Stojka, Adagp, 2017. Collection Antoine de Galbert)

La force de la nature

Ce qui est le plus étonnant dans les peintures qu'elle fait des camps de la mort, c'est la force de la vie, de la nature toujours présente : au printemps, la verdure et les fleurs continuent de vibrer à Auschwitz. Souvent un vol de corbeaux barre le ciel, symbole ambivalent de vie et de mort. C'est cette nature sans doute qui l'a sauvée quand, mourant de faim, elle cueillait les herbes sauvages qui poussaient sous les baraques et les mangeait "comme du sucre".
 
Ceija Stojka, devenue porte-parole autrichienne de la lutte pour la reconnaissance du génocide des Tsiganes et contre la discrimination persistante, a publié quatre livres. Elle a reçu l'ordre du mérite du ministère autrichien de l'Education, des Arts et de la Culture. Elle a exposé ses peintures à Vienne, aux Etats-Unis. C'est après sa mort, en 2014, qu'était organisée sa première grande exposition en Europe, à Berlin et à Ravensbrück. En France, une quinzaine d'œuvres ont été montrées au CRAC (Centre régional d'art contemporain) de Montbéliard en 2016, avant l'exposition monographique à la Friche la Belle de mai à Marseille l'an dernier.
 
L'exposition de la Maison Rouge est une occasion unique de découvrir une œuvre bouleversante, à voir absolument.
Portrait de Ceija Stojka
 (photo : Christa Schnepf)

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