Philippe Jaroussky, héros multiple de Haendel

C) Martin Bureau, AFP

Au théâtre des Champs-Elysées Philippe Jaroussky défendait l'autre soir les fiers héros de Haendel, choix d'airs pris dans des opéras peu connus, devant un public d'admirateurs... ravis au final.

 

Les musiciens entrent d'abord, ceux de l'excellent ensemble Artaserse et leur premier violon, Raul Orellana. Et Jaroussky les suit, se met entre eux, les présente d'une accolade. Une jeune femme, derrière moi, pousse un cri hystérique. Il n'y aura que celui-là, pour nous rappeler l'effet produit sur certain(e)s par le chanteur, effet qui va un peu au-delà de la musique.

D'ailleurs Jaroussky sort aussitôt et... place à une ouverture pour instruments seuls, celle de "Radamisto"

Des airs rares de Haendel

Voici le premier air, le "Bel contento" de "Flavio" Le programme est rare, réunissant huit pièces (récitatifs et/ ou airs) de six opéras peu fréquentés parmi les 42 composés par Haendel. Soient "Flavio", "Siroe", "Radamisto", "Imeneo", "Giustino" et "Tolomeo", qui couvrent vingt ans de création, jusqu'à "Imeneo", l'avant-dernier de la série. Ensuite ce sera l'époque des grands oratorios.

On ne relève pas cependant de grandes différences de style. Pour points communs, la force des sentiments, la précision de la ligne vocale, une grande élégance et une grande solennité, même dans le chant amoureux. Le "Bel contento" est sévère et triste, écrit plutôt pour une tessiture grave aux sombres couleurs. La voix de Jaroussky n'est pas d'une infinie puissance mais sa beauté semble intacte.

Le fameux opéra de Landi, "Sant'Alessio" et Jaroussky sous l'escalier C) Mychele Daniau, AFP

Le fameux opéra de Landi, "Sant'Alessio" et Jaroussky sous l'escalier C) Mychele Daniau, AFP

Un timbre si reconnaissable

Car, dans le monde de plus en plus encombré des contre-ténors (Sabata, Sabadus, Cencic, Fagioli, etc), Jaroussky demeure ce chanteur "à la voix d'ange" -pour le dire vite- dont le timbre, immédiatement reconnaissable, correspond en outre à son physique. D'où un de ses rôles les plus emblématiques dans l'opéra de Lendi, "Sant'Alessio", où il incarnait le saint en question au milieu d'un groupe étonnant de huit de ses homologues (neuf avec lui)

Mais il est autre chose que je remarque, et qui touchera aussi les deux airs suivants, celui de "Siroe" (avec récitatif), "Deggio morire, o stelle!", et celui d' "Imeneo" (air seul), "Se potessero i sospir miei": il y a de la tendresse suave, il y a toujours cette qualité de voix mais il y a surtout comme une retenue que j'avais déjà remarquée il y a six mois (voir ma chronique d'avril sur l'oratorio de la passion du Christ d'Alessandro Scarlatti), quand il avait fallu l'aiguillon de Valer Sabadus, son partenaire, pour que Jaroussky nous montre enfin le plein investissement de ses moyens.

Intermèdes bien choisis

C'est d'autant plus frappant que les musiciens d'Artaserse fait preuve de beaucoup d'ardeur, d'engagement, allant puiser essentiellement leurs "intermèdes musicaux" dans le corpus des concerti grossi, opus 3 et surtout opus 6, dont ils choisissent des mouvements isolés (les puristes hurleront sans doute), d'abord, semble-t-il, pour leurs trouvailles sonores, dramatisme, grands coups d'archets, fugues majestueuses, effets de trilles sur la corde. Les deux hautboïstes en particulier, Guillaume Cuiller et Vincent Blanchard, sont excellents, comme le bassoniste Nicolas André.

Une remise de prix en Allemagne l'an dernier C) Clemens Bilan, DPA

Une remise de prix en Allemagne l'an dernier C) Clemens Bilan, DPA

Jaroussky se lâche enfin

Jaroussky doit sentir alors que son cher public de fans est un peu frustré, les applaudissements après "Imeneo", certes nourris, paraissent de routine. Cela tombe bien: à la douceur soupirante des premiers airs succède un "Radamisto" bouillant ("Viens, monstre cruel d'impiété, ouvre-moi la poitrine et rassasie-toi, impie, de mon sang honorable"); Jaroussky se lâche enfin et nous montre que sa voix de miel est capable des passions les plus fougueuses. Cette première partie se termine, du coup, par une ovation.

Héroïsme et regret

Après, ce sera très différent, bien plus engagé, plus spectaculaire. Le premier air, de "Giustino", mêle héroïsme et regret: "Qui m"appelle à la gloire? Obéissant, j'écoute mon destin et déjà je cours cueillir les lauriers mais où? Ah! je délire" Le sentiment est là, la juste puissance, la surprise et, mieux, la stupeur, sur un bel accompagnement dramatique des cordes en notes martelées. La projection est là aussi, même si le timbre n'est ni de bronze ni de tonnerre.

Douleur et déploration

Et, dès cet air-là le risque est conjuré pour nous de penser que si ces opéras sont moins connus, il y a quelques raisons. Peut-être aussi mon intérêt relatif (j'en ai parlé ici même) pour la musique baroque avait-il pu disperser mon attention. Sentiment effacé: l'air suivant, de "Tolomeo", parle d'amour furieux, refuse la douceur pour la douleur, une douleur extrême et donc extravertie. De nouveau un air de "Radamisto", "Ombra cara" (Ombre chère) où il s'adresse à son épouse défunte dans une déploration plus héroïque que racinienne. Le "Privarmi ancora" de "Flavio" est de la même veine, avec une note de baryton à la fin, la vraie tessiture de Jaroussky (qui n'est pas ténor)

Un Jaroussky qui obtient cette fois un triomphe mérité. Les Artaserse, par leur fougue et leur beauté sonore, y participent.

C) Ursula Dueren

C) Ursula Dueren

Des "bis" entre humour et émotion

A l'heure des "bis" la salle est prise de folie. Les demandes fusent. Jaroussky finit par calmer le jeu avec un petit sourire: "Je vous chanterai ce que j'ai décidé" C'est encore un extrait de "Radamisto": "Cela dit en gros que quand un bateau est pris dans la tempête, il vaut mieux qu'il soit en vue du rivage" Certes... L'air est méditatif et recueilli, magnifiquement conduit par le chanteur, avec un sentiment noblement dramatique. On aimerait VOIR ce "Radamisto"

De "Serse", opéra bien plus connu, l'air d'Arsamène: "Il pense que sa fiancée le trompe, il est furieux. Il chante "Je la veux et je l'aurai" Et Jaroussky le fait avec beaucoup d'humour, presque au second degré, grand adolescent qui déteste qu'on lui résiste (et qu'on lui impose des "bis") Mais pour faire plaisir au public aimé, sans qui une star n'est pas une star, juste un chanteur magnifique, un dernier air, fameux celui-là, de "Serse" encore, le "Ombra mai fu"; et là, on s'incline.

Il est alors l'heure d'aller ranger tous ces héros dans la boîte à jouets musicale et d'aller reposer la "voix d'ange" en vue d'autres périples.

Concert Haendel de Philippe Jaroussky et de l'ensemble Artaserse: airs de "Flavio", "Radamisto", "Siroe", "Tolomeo", "Giustino", "Imeneo", extraits des concerti grossi opus 3 et 6. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 28 octobre