Nikolaï Lugansky réhabilite le piano de Tchaïkowsky

C) Marco Borggreve

On s'est habitué à cette discrétion d'un des plus grands pianistes du monde. De cette trilogie russe -Lugansky, Berezovsky, Kissin- entre l'extraverti Berezovsky et l'introverti Kissin, il est le point d'équilibre, avec, désormais, la quarantaine passée, le visage qui s'est arrondi et les petites lunettes cerclées, parfois, d'un homme qu'on imagine déchiffrer, méditer, dans le silence. Réfléchir aussi, vraiment, lui qui est un des meilleurs joueurs d'échecs de son pays qui en compte tant -pardon, un des meilleurs "joueurs d'échecs de la confédération des musiciens russes joueurs d'échecs". Et cela comprend beaucoup de monde...

LUGANSKY, SILENCIEUX ET STRATEGE

Cela comprend beaucoup de monde mais, comme il me l'avait avoué d'un ton tranquille il y a deux ans, "je ne suis plus le un ou le deux, peut-être le cinq ou le six". C'est ainsi. Et cela ne l'obsédait plus. La sérénité, lui qui, à trente ans, était si fier de sa place, en tout cas "meilleur que Boris (Berezovsky)" Oui mais Boris est-il vraiment un passionné d'échecs? Plutôt de poker, ne croyez-vous pas?

Le silence, la réflexion, la concentration. La stratégie. Si loin (apparemment) du romantisme flamboyant, nerveux, tourmenté, du plus aimé, célébré,des compositeurs russes (par le public), et parfois encore méprisé (par les musiciens et surtout les théoriciens) Mais un russe ne peut ignorer celui qui, rappelle Lugansky, "fut le premier musicien professionnel de Russie" (ses contemporains du groupe des Cinq étaient d'abord officier de marine, professeur de chimie, employé de gare, fonctionnaire...) Même si Tchaïkowsky a peu composé pour le piano (le célébrissime "1er concerto" est l'arbre qui cache une maigrichonne forêt), et avec, ajoute encore Lugansky dans un très intéressant entretien, "une écriture pas particulièrement pianistique"....

LA NATURE MEURT EN OCTOBRE...

Ce disque réunit donc l'opus 37 du compositeur, la "Grande sonate" (35 minutes) et le cycle des "Saisons", qu'il vaudrait mieux appeler "les mois" (douze pièces, une pour chacun) mais, là encore, Lugansky insiste sur l'importance quasi mensuelle des évolutions saisonnières en Russie, que Tchaïkowsky traduit exactement: "L'une des pièces les plus tragiques est "Octobre": c'est comme si la nature mourait. Or, en Russie, fin octobre, on a (déjà) le sentiment que tout va mourir; la nature, presque comme la vie, disparaît. Novembre c'est la neige, la troïka" (titre de la pièce, allusion évidemment au traîneau à trois chevaux qui permettait de se déplacer dans les étendues verglacées) Le titre d'octobre est "Chant d'automne"

Un portrait de Tchaïkowsky C) Stefano Bianchetti/ Leemage

Un portrait de Tchaïkowsky C) Stefano Bianchetti/ Leemage

Les deux oeuvres portent donc le même numéro d'opus alors qu'elles ont été composées à deux ans d'intervalle, 1876 et 1878. Comme si Tchaïkowsky avait voulu résumer son inspiration, fougueuse et ambitieuse d'un côté, intime et chambriste de l'autre. Les "Saisons" ne sont pas beaucoup jouées, sinon la 6e, "Juin", une "Barcarolle" qui, mélodie sentimentale et sublime dont le chant s'épanouit sans fioriture, est un "bis" apprécié par bien des pianistes et qu'on a dans la tête, même sans jamais l'avoir entendu.

TCHAÏKOWSKY, UN RETOUR AUX SOURCES

La "Grande sonate" est tout aussi méconnue. J'en conserve un enregistrement de Sviatoslav Richter, mais Richter était d'une curiosité sans égale. Tatiana Nikolaïeva, la professeure de Lugansky, l'a enregistrée à la fin de sa vie (elle est morte en 1993) et Pletnev aussi. Et notre Français Jonas Vitaud, dans le même programme que Lugansky, programme que j'entendis à Nantes, les "Saisons" du moins.

Lugansky explique que, tout jeune, vers ses vingt ans, il jouait ces oeuvres, qu'il a abandonnées depuis. Il "ne sait pourquoi. Aujourd'hui c'est comme une nouvelle rencontre avec Tchaïkowsky, peut-être un nouvel amour" On propose une explication: le romantisme exacerbé du compositeur et la fameuse réserve de Lugansky font-ils bon ménage?

LIVRER LE PLUS INTIME DE SON ÂME

Pas si simple. D'abord parce que, dès ses premiers disques, Lugansky s'est montré un magistral interprête de Rachmaninov, autre compositeur ardemment romantique et qui idolâtrait Tchaïkowsky (recherchez d'urgence son CD des "Préludes opus 23" et des "Moments musicaux opus 16" parus à l'époque chez Erato) Ensuite parce que bien évidemment Lugansky ne va pas proposer un Tchaïkowsky standard (je veux dire dégoulinant de sentimentalisme) mais une interprétation pensée, concentrée, et tout de même profondément juste.

Lugansky bien plus jeune... il y a douze ans C)AFP PHOTO / FRANK PERRY

Lugansky bien plus jeune... il y a douze ans!    C) AFP PHOTO / FRANK PERRY

Celle d'un Tchaïkowsky secret, tourmenté mais qui livre à tel moment de cette "Sonate", tout en cherchant à en respecter les formes, le plus intime de son âme. Lugansky (et je fais déjà un sort, pour n'y plus revenir, à sa virtuosité admirable, admirable parce qu'elle ne s'expose jamais) pourrait être plus spectaculaire, plus emporté, plus incroyablement lyrique. Son travail est au contraire de mettre en relief le Tchaïkowsky compositeur européen, ayant voyagé partout en Europe et étant fêté partout, mais admirateur aussi, lui conscient de venir d'un pays lointain et mal compris, de tant des compositeurs de son époque.

ENTRE SCHUMANN ET LES MELODIES POPULAIRES

Prenez le mouvement initial de sa "Grande sonate" -et déjà, ce titre de "Grande sonate", comme s'il redoutait qu'en l'écoutant, on eût la tentation de la considérer comme petite!- un "Moderato e risoluto" d'un bon quart d'heure: un premier thème qui rappelle la "Fantaisie" de Schumann (que je vous ai chroniquée il y a peu sous les doigts de Jean-Philippe Collard) mais aussi, rythmiquement, les chevauchées de Liszt, compositeur que Tchaïkowsky révérait. Le deuxième thème, lui, est une de ces mélodies russes imparables que Lugansky joue avec une simplicité à fendre l'âme, à la Chopin, comme il trouvait dans le premier thème le tempo exact, ni trop ni trop peu.

C'est une autre mélodie de ce style qu'on attend dans le second mouvement. Mais non: on est dans de la haute musique, un chemin de traverse et de musardise qui rappelle certains adagios de Beethoven, sans vrai thème, aux limites du silence, et Lugansky rend cela à merveille, lui dont on sait quel beethovénien il est. Sauf qu'évidemment, en milieu de mouvement, Tchaïkowsky ne peut s'empêcher de reprendre une manière de mélodie russe... Les trois minutes du scherzo, haletantes, sont de nouveau schumaniennes, en forme de cavalcade. Le finale, allegro vivace, court sur tout le clavier, à la manière du "2e concerto pour piano" (que je préfère infiniment au 1er) avec, là aussi, des réminiscences folkloriques, et Lugansky mène tout cela de main de maître.

DU "COIN DU FEU" AU "CHANT DE L'AUTOMNE"

"Les saisons" sont d'un niveau un peu moindre. Cela tient d'abord à la musique elle-même, toutes les pièces, tous les mois, n'étant pas de la même inspiration. Le "Coin du feu" de janvier est un peu long, les "Nuits blanches" de mai semblent durer...une nuit blanche. On comprend l'idée de Lugansky de brosser en douze tableaux un "paysage de l'âme", l'âme russe et celle de Tchaïkowsky, avec un goût irréprochable, mais quand on n'est pas russe on ne peut s'empêcher d'y entendre parfois des accents de cette musique de salon qui fit les belles soirées du XIXe siècle. On souhaiterait parfois, oui, un peu de folklorisme, même si, par exemple, la fameuse "Barcarolle", dans sa simplicité de touche et son refus de tout excès, est très émouvante. On préfère du coup le "Chant du moissonneur" de juillet, les "Récoltes" d'août ou "La chasse" de septembre, plus emportés, plus triomphaux, au "Chant de l'alouette" de mars ou au "Perce-neige" d'avril...

Mais là encore, en regard de la mélancolique "Barcarolle", le "Chant d'automne" d'octobre, dans son ton désolé, quasi désespéré, sa nudité trouée de silences, où la mélodie elle-même hésite à chanter, est une très belle réussite. On aimerait que le cycle s'arrête là, même si "Troïka" et "Noël" (de moindre niveau) sont impeccablement enlevés.

Que des compliments aussi à faire à l' "objet disque": textes intéressants et durée remarquable -une heure 21 de musique, peu de productions en offrent autant. On attend désormais le "troisième  piano" tchaïkowskien,      l' "Album pour enfants", que Lugansky nous doit, à nous et aussi à sa progéniture!

Tchaïkowsky: Grande sonate pour piano opus 37a, "Les saisons", 12 pièces pour piano opus 37b. Nikolaï Lugansky, piano. 1 CD Naïve