Les "amateurs virtuoses": la master class de Jean-François Heisser et une soirée d'adieu pleine de musique

Heisser et Brice Martin debout en pantalon bleu et blanc C) Julien Kurtz

Il y avait aussi tous les jours, durant cette semaine pianistique des "amateurs virtuoses", une "master class" où deux pianistes passaient au grill, comme de vrais "pros", les professeurs ayant nom Jean-François Heisser, Luis Fernando Perez, Tristan Pfaff ou Rena Cherechevskaïa.

Rena Cherechevskaïa est cette grande pédagogue russe installée en partie en France où elle a formé un Rémi Geniet et, plus encore, un Lucas Debargue. Elle a joué un très joli programme à quatre mains avec deux de ses élèves amateurs, Olivier Dupont et Geoffroy Vauthier. Le problème, c'est qu'eux, on les a très mal entendus!

COMMENT JOUER A QUATRE MAINS

C'est très compliqué de jouer à quatre mains. On doit se partager une moitié du clavier, donc trouver son équilibre sur un espace réduit. Et bien sûr, la plupart du temps, celui qui est à gauche et a les basses se retrouve avec l'assise harmonique tandis que celui de droite va briller dans la mélodie. Les deux fois Cherechevskaïa était à droite. Même si son toucher a des beautés, si le sentiment est juste, il y avait pas mal de fausses notes dans les exquises "Valses opus 39" de Brahms (ma voisine de devant grimaçait à chaque fois!) et surtout ses deux élèves lui servaient par trop de faire-valoir. Dupont surtout, assez éteint; Vauthier davantage présent dans les "Souvenirs d'Orient" de Schumann, pièce très méconnue et pourtant inspirée composée pour des amis... russes. Complication supplémentaire - et là, chapeau aux interprètes: ce n'est même pas une moitié du piano qu'ils doivent utiliser mais un tiers, ni Brahms ni Schumann n'écrivant dans le registre supérieur du clavier!

Mikhaïl Dubov C) Pierre Nguyen

Mikhaïl Dubov C) Pierre Nguyen

La veille, en revanche, la master class de Jean-François Heisser avait été passionnante. J'aime ce pianiste taiseux à l'allure de Droopy, qui est aussi un chef d'orchestre de valeur ayant réussi par exemple à faire de l'orchestre modeste de Poitou-Charentes une formation d'excellent niveau.

COMMENT ENSEIGNER A DEUX PIANISTES

Heisser avait à juger d'abord d'une oeuvre pour 2 pianos, l'ouverture de la "Cendrillon" de Prokofiev dans la transcription de Mikhaïl Pletnev qui en rajoute un peu trop dans les pirouettes. Deux jeunes russes, la discrète Polina Rendak et le flamboyant Mikhaïl Dubov, sont à la manoeuvre. Ils jouent un compositeur qui leur est familier. On sent Rendak trop introvertie, et la grande valse qui constitue l'essentiel de la pièce est défendue avec des temps pas assez marqués. Dubov est très bien, très virtuose, parfois trop, comme  beaucoup de ses camarades. Heisser, très honnêtement, avoue ne pas être un grand habitué de Prokofiev. Alors il s'appuie sur la valse, l'écriture de la valse.

Et cela devient très intéressant: d'abord en poussant nos deux amis à "développer une variété sonore" pour, au moins, retrouver les couleurs de l'orchestre. Puis à bien marquer les temps, en les exagérant même, à la fois pour donner à l'oeuvre son intensité mais aussi pour rendre compte d'une ironie très présente. A côté de laquelle Rendak, par exemple, passait complètement. La jeune femme ayant d'ailleurs plus de mal à suivre les intentions du "professeur", que Dubov, lui, pige aussitôt. "Faîtes la reprise du thème, dit Heisser, en le tirant vers le burlesque, à la manière grinçante d'un Chostakovitch" Je me souviens alors du "Cendrillon" de Noureev à l'Opéra de Paris, avec cette valse dansée par la marâtre de Cendrillon... un garçon travesti, peut-être Wilfried Romoli, en tout cas éblouissant.

COMMENT ECOUTER UN PROFESSEUR

Il y aura avec le deuxième "élève", Brice Martin, le psychiatre lyonnais, bien des moments remarquables. Brice Martin porte une improbable et séduisante tenue, tunique blanche, pantalon de plage à rayures bleues et blanches, espadrilles tatouées de dessins qui ressemblent aux vignettes de grands hôtels sur les malles-cabines des Années Folles. Il s'installe, joue très joliment les "Impressions intimes" de Federico Mompou: beau toucher, soin apporté à varier les reprises, la dynamique et... plus à l'aise dans les pièces rapides, bien entendu. Heisser est dans sa partie, cette musique espagnole qu'il aime et défend. Federico Mompou, rappelle-t-il est un compositeur "aux oeuvres concises, énigmatiques, catalan donc rien à voir avec le brillant et la virtuosité des Andalous" Lui a eu la chance de travailler ces oeuvres, non avec Mompou lui-même, mais chez sa veuve, les étudiant sur manuscrit, recueillant d'elle un certain nombre de conseils.

Jean-François Heisser donnant des indications à Polina Rendak C) Julien Kurtz

Jean-François Heisser donnant des indications à Polina Rendak C) Julien Kurtz

Ces "Impressions intimes" sont une oeuvre de jeunesse, composée quand Mompou était étudiant à Paris, où passe aussi l'esprit de Debussy ou Fauré. Feuilles d'album qui, chacune, doivent trouver leur ton, avec une attention aux intervalles, et c'est miracle de voir comment Heisser, en prolongeant un silence, disons d'une demi-croche, réussit profondément à renforcer l'énigme de telle page en lui conférant même quelque chose d'angoissant. C'est presque "note à note qu'il faut travailler", dit-il, en montrant comment, avec des tempi plus lents, on peut donner cependant l'impression d'aller plus vite, ou comment on doit ressentir un sentiment d'improvisation avec une musique d'une écriture si contrôlée; comment aussi, avec de courtes pièces qui se succèdent, il faut lier les phrases au lieu de les séparer et faire en sorte que chacune aille plus loin que la précédente. Mompou, qui pouvait paraître rébarbatif, en devient passionnant.

COMMENT SE FELICITER L'UN DE L'AUTRE

Et c'est miracle de voir Brice Martin saisir au quart de tour, répéter groupe de notes après groupe de notes, s'imprégner des conseils d'Heisser au point de reprendre quasiment dans l'instant à l'octave ce que le "professeur" a joué: complicité de deux artistes! Et chacun n'aura que des compliments à faire à l'autre: "J'aurai compris de lui, me dit Brice Martin, la nécessité d'avoir une vraie liberté dans l'approche. S'éloigner d'un texte, tout en le respectant"

Heisser, dont c'est, m'avoue-t-il, la première "masterclass" avec des amateurs, est lui aussi, très content de ses trois élèves: "Il y a chez eux une très grande réactivité, une très belle capacité à changer tout de suite son fusil d'épaule: sur la manière de phraser, de creuser une idée sonore - Plus que les professionnels avec qui vous avez travaillé?" Il a alors un sourire qui en dit long.

La belle complicité de Thierry Goldwaser et Julein Lombardo C) Pierre Nguyen

La belle complicité de Thierry Goldwaser et Julien Lombardo C) Pierre Nguyen

COMMENT FAIRE UNE SOIREE BELLE ET CONVIVIALE

La soirée d'adieu sera très belle, très musicale: des amis qui partagent la musique. Ceux qui viennent de jouer deviennent les tourneurs de pages de ceux qui vont jouer et qui étaient eux-mêmes, juste auparavant, leurs tourneurs de pages, pendant que d'autres jouent les photographes ou les vidéastes. Musique à deux pianos, espagnole ou d'inspiration, présentée de manière ébouriffante par Bertrand Périer, l'avocat qui a inspiré les concours d'éloquence en Seine-Saint-Denis comme on le voit dans l'excellent documentaire "A voix haute". Luchini, à côté de Périer, est une sorte de moine zen durassien. On retrouve nos deux russes dans une belle oeuvre d'Arensky, "La danseuse" (de flamenco); Julien Kurtz, très musical, avec Xavier Aymonod brillant, dans "La vie brève" de Falla. On découvre aussi un Julien Lombardo, un Thierry Goldwaser, dans la "Danse rituelle du feu" du même

Et on est ébloui par l' "Espana" de Chabrier que Périer semble considérer comme une oeuvre de seconde zone, ce que le trop modeste Chabrier lui-même paraissait avaliser. Quelle erreur! Daniel Chow et la jeune japonaise Ayaka Uenomachi (qui, elle, encore au Conservatoire à Paris, ne sait toujours pas si elle va rester amateur) y sont impeccables de chic, d'élégance, de musicalité, peut-être parce qu'ils ne cherchent jamais un certain "débraillé" français.

Au point que Tristan Pfaff, le dernier "professionnel" à avoir enseigné le dimanche après-midi, sera de la soirée avec Daniel Chow dans une "Paraphrase de Carmen" un peu trop hollywoodienne pour mon goût. Mais il faut bien finir. Et nos amis n'ont pas réussi à trouver une oeuvre composée pour 25 pianos...

Je suis sûr qu'ils le regrettent.

"Les amateurs virtuoses", concerts, master class de Jean-François Heisser et concert d'adieu à 2 pianos. Fondation Dosne-Thiers à Paris, les 23, 24 et 25 juin