Au Cabaret Sauvage, Mozart, un quatuor à cordes, un zarb, un accordéon... et un public qui danse.

C) Masha Mosconi

C'est ce lieu-là, mais ce n'est pas encore la nuit noire, c'est la lumière douce d'une soirée de juin.

Sur l'avenue Jean-Jaurès, on a demandé le chemin du Cabaret Sauvage au kiosque d'information.

"Ah! c'est pas là"

On nous a indiqué une allée forestière, on avait l'impression d'être dans une clairière de la Nièvre et qu'un sanglier allait nous tendre une patte remplie de châtaignes.

L'ATTENTE DEVANT LE CABARET

On est arrivés à une passerelle, avec des portes de fer à la base qui menait vers des souterrains de bande dessinée, à la Blake et Mortimer.

Le quatuor Voce DR

Le quatuor Voce DR

On est monté, on a franchi le canal de l'Ourcq; à nos pieds le petit Cabaret Sauvage, une yourte en bois et en toile derrière une immobile péniche, un petit ponton en guise de toit.

On s'est assis dans l'herbe, devant le Cabaret aux grilles fermées, de plus en plus nombreux, comme les oiseaux d'Hitchcock. On observait au-dessus de la porte le coeur transpercé d'un couteau, on pensait au "Coeur couronné percé d'une flèche", la dernière enseigne qu'a vue Henri IV avant d'être poignardé par Ravaillac. Cela ne faisait sûrement pas référence à ça. Plutôt aux désastres de l'amour.

UN MAGIC MIRROR, INVENTION BELGE

On a fini par entrer dans une salle circulaire au beau toit rond et rouge, des colonnettes tout autour en bois doré, façon vieux manège, des rideaux pourpres dans l'ombre, des tables de bistrot où l'on peut s'asseoir, tout autour de la piste, une vraie scène dans le fond, petite. Et les bords du chapiteau en forme de promenoir.

Cela s'appelle un Magic Mirror car il y a des miroirs biseautés rythmés par du velours rouge. Malgré le nom américain, c'est une invention belge, une sorte de cirque ambulant très populaire outre-Quiévrain à partir de 1920, et encore à l'époque où Johnny (le belge Smet) débutait au Golf Drouot, en France. Mais un cirque sans cirque, qui allait de village en village pour que les gens s'amusent, fassent la fête, mangent et boivent, avec une joie désespérée à la Brel ou à la Poelvoorde, au milieu de ce rouge et or et des lumières clignotantes et des glaces qui donnaient l'impression que Versailles (ou Laeken) n'était pas loin.

LA VIOLONISTE ET LE DANSEUR

On venait pour le quatuor Voce: Sarah Dayan et Cécile Roubin, les violonistes, Lydia Shelley, la violoncelliste, et le garçon Guillaume Becker, qui tient l'alto. Ils ont douze ans de vie commune, ils ont côtoyé Beethoven comme Ibrahim Maalouf ou Mathieu Chédid. Et Thomas Lebrun, le danseur.

Dayan et Cottin C) Masha Mosconi

Dayan et Cottin C) Masha Mosconi

Sarah Dayan est entrée  en compagnie du danseur Raphaël Cottin. Elle s'est mise à jouer, debout, au milieu de nous, la 2e Partita de Bach. Cottin, près d'elle, s'est lancé dans une choré très "Louis XIV", petits gestes précis, mouvements de main, étirements de la jambe, un peu précieux de mon point de vue. Puis, sur la scène, un accordéoniste est monté, Pierre Cussac, avec l'altiste, Guillaume Becker. Ils ont commencé le "Grand Tango" d'Astor Piazzolla (Piazzolla est désormais le musicien à la mode, joué à toutes les sauces): Cussac, très bien, Becker, d'un son un peu agressif. Cottin était encore là, il n'a, évidemment, pas dansé un tango (dommage!) mais quelque chose de pirouettant, bras demi-pliés, changement de direction, parcours à travers la salle.

MOZART AU MILIEU DE NOUS

Dans la semi-pénombre, à notre table-bistrot, on sirotait notre vin blanc: ils jouaient et dansaient pour nous seuls, on pouvait se glisser jusqu'à eux. La violoncelliste Lydia Shelley les a remplacés, avec un autre danseur, Yvan Gascon, plus âgé, d'un profil plus gymnaste, qui a dansé sur une chaise près de Shelley pendant qu'elle jouait un Prélude de Gaspar Cassado, l'ami puis le rival de Casals.

Shelley et Gascon C) Masha Mosconi

Shelley et Gascon C) Masha Mosconi

Une jeune femme, Fériel Kaddour, est alors venu nous expliquer pourquoi, dans ce programme M.A.D. (Musique à danser et/ou "mad", fou en anglais: c'est très conceptuel...), il y avait du Mozart, qui n'est pas dansant mais qui danse quand même. Je me moque, mais c'était très intéressant, un peu long tout de même. Cela précédait le morceau de roi, le 15e Quatuor à cordes du garçon de Salzbourg, très beau, en ré mineur, Fériel Kaddour nous rappelant que c'est la tonalité de son "Requiem"

Le quatuor Voce l'a joué avec un beau sentiment mélancolique, quelque chose déjà de schubertien, beaucoup de simplicité malgré quelques problèmes de justesse (chez la première violon) Et nous sommes autour d'eux, ils nous entendent respirer, ils se regardent et savent que nous les regardons, c'est quelque chose de très intime, malgré nos verres et nos tables bistrot, et très intime pour nous de les voir aussi échanger, complices, des regards d'ajustement et des sourires de bonheur quand la phrase sonne vraiment telle qu'ils en rêvaient.

C) Masha Mosconi

C) Masha Mosconi

Il y a, c'est aussi la force de ce genre de lieu, tout un public qu'on rencontre peu dans les salles institutionnelles, plus jeune, sûrement familier d'autres musiques, et que fédère un programme bien choisi où Bach et Mozart sont de toute façon des passeurs. Et c'est l'entracte, un peu trop long. La deuxième partie sera plus contemporaine, cela aussi est fait pour plaire (même si, souvent, les amateurs de classique, plus habitués, sont moins déroutés par le XXe siècle)

LE XXE SIECLE ET LE MOYEN-ORIENT

On entendra donc (et ils seront remontés sur scène pour cela, brisant un peu la magie du partage avec nous) le superbe 1er quatuor de Ligeti, le bien nommé "Métamorphoses nocturnes": c'est âpre et puissamment dissonant, très "post-Bartok", joué avec une inspiration poétique et dansante, et dans une grande cohésion. Le mouvement lent est aussi beau que les musiques de nuit de Bartok, méditation sur deux notes, effets de vibrato sur les cordes, avant une fausse valse un peu déglinguée.

Et puis on s'en va loin et ailleurs: Hamza el Din était un joueur d'oud du sud de l'Egypte, qui jouait la musique traditionnelle de Nubie, cette région à cheval sur son pays et sur le Soudan. Sa "Roue à eau" (The water wheel) est d'une inspiration joliment orientalisante, l'alto remplace l'oud, c'est une pièce que le quatuor Kronos, célèbre pour sa mixité musicale, a jouée.

Dans la même ligne, voici (ils sont toujours sur la scène, éclairés par derrière et donc dans l'ombre pour nous!) une danse de Kévin Seddiki et Seddiki les a rejoints. Avec son zarb, ce petit tambour iranien que ce joueur de guitare jazz a appris du célèbre Djamchid Chemirani, gardien de la mémoire musicale perse. Seddiki s'harmonise très bien au quatuor, dans cette danse avec variations qui trouve parfois des rythmiques de tango.

ALORS, ON DANSE?

Et c'est fini. Mais c'est M.A.D., musique à danser, donc place à la danse, avec d'autres artistes!

Une java, qui n'entraîne personne. Un paso doble, un tango "intellectuel", on voit des gens se lever, on croit qu'ils vont vers la piste. Ils vont vers le bar. Les pauvres musiciens sont tout dépités. Le public bavarde pendant qu'ils jouent, on se croirait dans un bar d'hôtel ou un dîner de notaires (notez que je n'ai rien contre les notaires) Nous on s'en va en loucedé. Le canal de l'Ourcq est lisse et opaque, bordé  d'une ligne de lumière rouge ponceau qui nous indique la direction de la ville.

C) Bertrand Renard, Culturebox

C) Bertrand Renard, Culturebox

C) Masha Mosconi

C) Masha Mosconi

C'est malin: ils ont attendu qu'on s'en aille pour commencer à danser.

Concert "M.A.D." ("Musique à danser") au Cabaret Sauvage: oeuvres de Bach, Piazzolla, Cassado, Mozart, Ligeti, el Din, Seddiki, par le Quatuor Voce, Kévin Seddiki, zarb, Pierre Cussac, percussion, Lucas Henri, contrebasse, Romain Vuillemin, guitare, Marie Salvat, voix. Avec Fériel Kaddour et les danseurs, Raphaël Cottin et Yvan Gascon.  Paris, Parc de la Villette le 14 juin.