Mozart, Richard Strauss et Renaud Capuçon en (excellent) chef de groupe

C) JACQUES DEMARTHON / AFP PHOTO

Renaud Capuçon a le sens du partage et de l'amitié. Ce partage, il l'exerçait ces jours-ci, et pour deux soirs, à la Fondation Louis Vuitton dans le bois de Boulogne, lieu qui, outre de mémorables expositions, abrite aussi, dans une très agréable salle claire qui ouvre sur l'extérieur par de hautes baies vitrées donnant sur des marches d'eau, des concerts de belle qualité. Mozart, Richard Strauss, et Capuçon parmi ses amis, des musiciens de l'orchestre de chambre d'Europe. Mais avec Renaud Capuçon, c'est toujours un peu plus compliqué...

SE RESSOURCER AUPRES D'AMIS

Le sens du partage et de l'amitié, qui est aussi le talent de sa génération. Le jeune quadragénaire, et encore jeune papa, un des solistes les plus demandés au monde (et sans doute en tout cas le Français le plus demandé, à l'exception possible d'une Hélène Grimaud), n'aime rien tant que se ressourcer auprès d'amis, des multiples amis qu'il a croisés dans les festivals et dont la liste chaque année s'allonge, pour faire de la musique ensemble alors que si souvent toutes ces pointures de leur instrument n'en font que face à eux-mêmes, avec juste un orchestre derrière eux pour leur tenir la main. Du coup le répertoire de la musique de chambre, qui était, dans les temps anciens, seulement livré à des groupes constitués, trios, quatuors ou quintettes, s'est vu considérablement redécouvert, amplifié, approfondi, et le goût de ces rencontres, que certains festivals (la Folle Journée de Nantes) ont favorisés, a transformé la manière de beaucoup de solistes de faire de la musique, même si certains d'entre eux continuent d'y être réticents (Hélène Grimaud justement, ou Lang Lang)

J'ai eu le bonheur d'aller plusieurs fois au festival que Renaud Capuçon organisait (pas lui tout seul!) dans sa ville natale de Chambéry: on y croisait sa garde rapprochée, son frère Gautier, ses pianistes favoris, Jérôme Ducros, Frank Braley, Nicholas Angelich, des amis proches, Henri Demarquette, Emmanuel Pahud, le clarinettiste Florent Héau; mais aussi de jeunes violonistes qu'il avait contribué à faire connaître telle Alina Ibragimova et quelques monstres sacrés comme Martha Argerich ou Maxim Vengerov. Ce festival n'existe plus. Mais il était passionnant d'y observer les talents d'organisateur, de fédérateur, de leader, disons-le, d'un Renaud, quand tant d'interprètes, et on peut les comprendre, ont à coeur d'être pris en charge, chouchoutés, pour mieux se concentrer sur ce qu'ils ont à nous donner: la musique.

 ©Fred Toulet/Leemage

©Fred Toulet/Leemage

Il n'était pas écrit l'autre soir qu'il était l'animateur. Mais Capuçon est aussi un garçon d'une rare intelligence. Et voici comment être le leader d'un groupe alors qu'on ne s'y attend pas. Mais reprenons: au début ils entrent à six.

UN HOMMAGE AUX TEMPS DISPARUS

Six, Renaud en smoking, les autres élégants, certains un peu moins, cela dépend qui. C'est le "Sextuor" de "Capriccio". Je vous ai chroniqué la reprise à l'Opéra-Garnier de ce bijou de Richard Strauss composé en pleine guerre (1942) et qui est un hommage aux temps disparus, rêvés peut-être, d'élégance et d'harmonie, le XVIIIe siècle. Idée géniale de Strauss, pour cette histoire d'une comtesse qui reçoit des musiciens: remplacer l'ouverture traditionnelle de l'opéra par un sextuor à cordes, celui que les musiciens en question répètent dans l'orangerie du château avant le concert du soir. 2 violons, Renaud et Lucy Gould, deux altos, Wen Xiao Zheng et Ida Speyer Gron, deux violoncelles, Richard Lester et William Conway. Une dizaine de minutes d'une forme très inhabituel pour un Richard Strauss qui n'a quasiment (sauf une belle "Sonate pour violon et piano") jamais écrit de musique de chambre. Et qui utilise ici les six instruments comme si c'étaient des voix, le second violon en soutien de l'autre, le second alto en soutien de l'autre, le second violoncelle aussi. C'est la profonde mélancolie tendre d'un siècle qui s'éteint, avec des frémissements de cordes, des trémolos légers, une grande clarté de texture qui fait (et nos musiciens y sont attentifs) que l'on entend parfaitement les six voix dialoguer, aller et venir, se reprendre, suivre chacune sa propre ligne vocale...

Et Capuçon, que l'on entend plus que les autres: est-ce le talent ou l'écriture de Strauss qui privilégie le premier violon? Le fait d'être somme toute un soliste alors que ses complices sont habitués à respirer ensemble au sein d'un même orchestre, européen qui plus est? Ce dont Renaud a l'habitude cependant, lui qui a été un des luxueux musiciens de rang dans l'orchestre du festival de Lucerne sous la baguette prestigieuse de Claudio Abbado.

La fondation Vuitton C) Stéphane Francès

La fondation Vuitton C) Stéphane Francès

UN DIVERTISSEMENT DANS UN CADRE INTIME

Dans le "Divertimento K. 334" de Mozart, on est encore plus édifié. Il ne faut surtout pas prendre à la lettre ce terme de "divertissement" qui laisserait entendre une oeuvre légère et peut-être mineure. Chez Mozart ou Haydn, ce terme de "Divertissement" désigne surtout une oeuvre de musique de chambre pour un petit nombre d'instruments, en général un par partie, et destinée à être jouée dans un cadre intime, la "sérénade" étant, elle, écrite pour un petit orchestre et une occasion plus solennelle. Ce "Divertimento"-là est pour deux violons, alto, deux violoncelles et deux cors. Mozart l'a composé vers 1780 pour un ami, Sigmund Robinig, qui venait d'obtenir son diplôme à l'université de Salzbourg. On aimerait avoir des amis qui vous écrivent des chefs-d'oeuvre comme celui-ci, plus de quarante minutes d'une musique qui est, en fait, un petit concerto pour violon. Petit par l'accompagnement réduit qui entoure un Capuçon dont le Guarneri cavalcade dans les longues phrases ascendantes et descendantes d'un Mozart aussi fougueux que mélancolique: son ami a son diplôme, il va peut-être quitter Salzbourg, vont-ils se revoir?

DES AIGUS D'UNE GRACE ABSOLUE

Mozart ne sait pas alors qu'il partira lui-même bientôt à Vienne. Cinq ans après sa série de concertos pour violon qui n'aura pas de suite, il en fait un autre à sa manière, avec un second violon, celui de Lucy Gould, qui tient un rôle d'alto, répétant les phrases de Capuçon à l'octave inférieure dans cet "Allegro" initial qui rappelle aussi le superbe et méconnu "Concertone pour deux violons et orchestre". Le "Minuetto" est gracieux, nimbé d'ombres légères, mouvement de variations portées par le violon (et le "violon-alto" par-dessous) avec un ou deux aigus "tenus" par Capuçon, d'une grâce absolue. Mozart résout ces variations comme un adieu. Le deuxième "Minuetto" est dans un style plus galant, un peu redondant cette fois. Bel "Adagio" tendre, où les cors donnent de la voix souvent sur une ou deux notes, comme s'il s'agissait qu'on les entende dans un théâtre de verdure. "Rondo" final plein d'élan et de noblesse où les autres instruments, très en retrait jusque-là (à cause de l'écriture de Mozart!), faisant "ploum-ploum" en accompagnement du violon, sont enfin des partenaires, avec de beaux effets des deux violons. Et l'on observe combien Capuçon, quand il prend la parole, accentue subtilement le rythme pour éviter le style galant, forçant ses partenaires à le suivre.

METAMORPHOSES FUNEBRES

Voici enfin les "Métamorphoses", qui pourraient sonner comme la version sombre du sextuor de "Capriccio". Admirable pièce en forme de Requiem, pas si connue, pas si jouée. Capuçon l'aime infiniment: je l'avais entendue à Chambéry, dirigée par lui comme premier violon, dans sa version originale d' "étude pour 23 cordes solo", dix violons, cinq altos, cinq violoncelles et cinq contrebasses: il y avait parmi les musiciens beaucoup de... musiciennes, blondes et de grand talent, dont, si mes souvenirs sont bons, mademoiselle Ibragimova toute jeunette.

C) Dieter Nagl

C) Dieter Nagl

Ces "Métamorphoses", qui sont, on s'en doute, d'une très grande complexité polyphonique, oeuvre d'un homme de 81 ans qui souhaite sans doute que ce soit aussi son testament musical, ont été provoquées par la destruction totale, en février 1945, de Dresde, sans doute le raid allié contre une ville allemande le plus meurtrier, humainement et culturellement. Dresde où plusieurs oeuvres de Strauss avaient été créées, où les ombres de Goethe et de tant de musiciens hantent les bords de l'Elbe. Ce sera donc un chant funèbre, qui parle de la desintégration physique et culturelle de l'Allemagne, sans jamais lui donner un responsable (d'où peut-être que pendant des années ces "Métamorphoses" resteront un peu "sous la pile"): on sait que Strauss est un peu resté sous le régime nazi un "exilé intérieur", qui ne s'opposera pas, mais dont le profond silence sera toujours mal perçu par les autorités nazies, lui, le plus grand compositeur allemand vivant.

PRENDRE A TEMOIN DE LA BARBARIE

Cette version-là, que Capuçon et ses partenaires jouent ce soir, est pour un sextuor à cordes et une contrebasse (Enno Senft) Elle est de la main de Strauss mais n'a été retrouvée qu'il y a une vingtaine d'années. Elle ouvre par une prise de paroles des altos et des violoncelles. Ce qui est beau, c'est cette écriture qui s'enfonce dans les graves et qui, au moment où le pathos pourrait l'emporter (le ronflement des basses des violoncelles!) interrompt sa marche descendante pour rester dans l'entre-deux, la ferveur contenue, l'hommage digne. Nos musiciens sont très à l'écoute les uns des autres, autour de la seconde alto Ida Speyer Gron. Mais à sept, ils sont un peu repliés sur eux-mêmes, les uns contre les autres sur cette petite scène, et nous les contemplant. La formation voulue par Strauss pour ces vingt-trois cordes avait l'avantage, dans mon souvenir de Chambéry, d'une disposition en arc de cercle qui nous prenait à témoin, nous disait à chacun: "Voilà la barbarie, voilà un chant funèbre qui s'adresse au monde" Tel que cela sonne ce soir, cela manque de liberté, cela ressemble par trop à un "Capriccio" en deuil.

L'opéra de Dresde C) Michal Fludra/NurPhoto)

L'opéra de Dresde C) Michal Fludra/NurPhoto

COLERE ET APAISEMENT D'UN VIEIL HOMME

Et Capuçon entre en scène: par une légère inflexion du tempo, une accélération d'un souffle, tout à coup les autres ont plus de vigueur, plus de punch, les relances sont plus décidées, les attaques plus nerveuses. Et l'oeuvre s'installe; même dans l'écriture de Strauss, après l'introduction lugubre les lignes s'élancent, les instruments suivent des mélodies ascendantes, mais, et c'est très beau, à un certain moment le premier alto descend, seul contre six, un faisceau d'ombre tête en bas au coeur de six faisceaux de lumière la tête vers le ciel noir. Lumière triste, respiration triste et en même le cri de colère et d'angoisse d'un vieil homme qui poursuivra encore un peu, heureusement pour nous, son chemin: avec le "Concerto pour hautbois", les "Quatre derniers lieder", apaisé devant l'au-delà qu'éclaire le soir.

Le soir tombé déjà, la nuit installée sur les marches d'eau, quand les archets ont suspendu leur geste. Et, avant les applaudissements nourris, quelques secondes de silence, un peu plus longues qu'à l'accoutumée.