"Béatrice et Bénedict": un opéra où Berlioz rêve sur du Shakespeare

Presque le décor de "Béatrice et Bénédict" C) Christian Leiber

"Un opéra italien fort gai sur la comédie de Shakespeare, "Beaucoup de bruit pour rien": Berlioz attendra trente ans pour réaliser son projet. Et nous on attendait beaucoup de le voir représenté. Bon début: une version de concert l'autre jour à l'Opéra-Garnier, dans une "mise en espace", et avec la fine fleur du chant français. Presque.

Presque: ce qui ne veut pas dire qu'il y avait un mauvais élément, mais qu'un des éléments manquait à l'appel.

UN SHAKESPEARE EN FAUTEUILS DE VELOURS

Le beau rideau rouge et or de l'Opéra-Garnier est donc rejeté en fond de scène, faisant place à plusieurs rangs, en estrade, de fauteuils de velours rouges, pour des invités qu'on n'a pas encore vus. Cela rappelle l'image qu'avait utilisée Robert Carsen pour sa mise en scène fameuse des "Contes d'Hoffmann", image d'une Venise de théâtre; mais ici, si l'on en croit Shakespeare, on est à Messine, à l'autre bout de la "botte" De toute façon, chez Shakespeare, on est toujours dans un pays ou une ville européenne qui n'a qu'un lointain rapport avec le vrai lieu mais beaucoup avec la fantaisie du lieu...

"Mise en espace". Soit quelques déplacements dans un semblant de décor, une distribution des personnages qui entrent, sortent, se placent, donnant au moins, par les gestes, les attitudes et certains mouvements, une idée des relations qu'ils entretiennent à défaut de creuser leur psychologie. L'art des chanteurs fait le reste, dans la partie comédie. Mais voici qui complique le travail de Stephen Taylor, des dialogues dont on ne sait s'ils sont (le programme ne le dit pas) ceux prévus par Berlioz. Il le semble, en tout cas, puisque "Béatrice et Bénédict" est qualifié d' "opéra-comique", ce qui signifie donc qu'il y a du texte pris directement dans Shakespeare.

Philippe Jordan C) Philippe Gontier

Philippe Jordan C) Philippe Gontier

LE MELANGE DES CHANTEURS ET DES ACTEURS: UNE DOUBLE INTRIGUE

Aussi bien, on voit surgir au milieu des chanteurs quelques acteurs dans des (nous dit-on) "rôles parlés", dont le grand Didier Sandre en gouverneur Leonato ou Frédéric Merlo en prêtre. Mais aussi Fitzgerald Berthon et Julie Duchaussoy qui "doublent" Béatrice et Bénédict quand ceux-ci ne chantent pas, de sorte que si l'on n'a pas le nez dans le programme on s'y perd un peu. Et comme les chanteurs en question sont d'excellents acteurs eux-mêmes.... Cette confusion fera qu'il y aura des sifflets à la fin à l'endroit de Taylor et son équipe. Sifflets injustes d'autant que (on l'a entendu!) l'ignorance de certains amateurs d'opéra est telle concernant les autres arts qu'ils attribuent ce qu'ils appellent des "péripéties absurdes" au "délire de la mise en scène" alors que les péripéties sont dans Shakespeare et que Berlioz met un point d'honneur à les résumer... peut-être un peu trop vite!

Car "Béatrice et Bénédict" se concentre sur ce couple-là alors que, comme souvent, Shakespeare mène au moins dans sa pièce deux intrigues en parallèle. Retour victorieux de la guerre sur les Maures dans cette bonne ville de Sicile; et, parmi les officiers vainqueurs, Claudio, promis à la fille du gouverneur, Héro, et Bénédict, célibataire endurci qui ferraille depuis longtemps, dans une sorte de "guerre sentimentale", avec Béatrice, la cousine d'Héro, alors que tout le monde semble persuadé que ces deux-là sont faits l'un pour l'autre. Comment ils parviendront évidemment au mariage après bien des péripéties, mais comment aussi (c'est toujours l'art intense de Shakespeare) le couple le plus sage et le plus évident, Héro et Claudio, verra, par d'autres péripéties, sa propre relation mise en péril, voilà pour l'histoire, avec un art du dialogue et de la satire joyeuse dont Berlioz, amoureux des mots et de bonne littérature, se délecte.

UNE MUSIQUE BIZARRE AVEC DES AIRS TRES JOLIS...

Il en avait besoin. Il n'arrivait pas à faire jouer ses "Troyens", il n'était déjà plus si jeune, et ce "petit opéra" avec "farces de son invention" et "charges musicales" (la parodie, à travers le personnage de Somarone, maître de musique paranoïaque et dictatorial, de certains comportements de ses confrères et peut-être... de lui-même!) le remit en selle: car la création en 1862 (il n'avait plus que sept ans à vivre) à Baden-Baden fut triomphale. Mais auprès d'un public allemand. Il ne vit jamais l'oeuvre en France, où elle ne fut créée que vingt-huit ans plus tard et encore aujourd'hui elle y est bien rare... On l'a vue et entendue pourtant l'an dernier à Bruxelles et cet automne à Toulouse (c'était la même production) mais, semble-t-il, un peu revue au profit de Shakespeare et au détriment du compositeur. Et l'an prochain, l'opéra de Berlioz que l'on verra à l'Opéra de Paris ne sera pas celui-là mais "Benvenuto Cellini"

Stéphanie d'Oustrac, là en Marie-Antoinette C) AFP PHOTO / PASCAL GUYOT

Stéphanie d'Oustrac, là en Marie-Antoinette C) AFP PHOTO / PASCAL GUYOT

Qu'est-ce donc qui empêche, se dit-on, que "Béatrice et Bénédict" devienne enfin autre chose qu'une pièce de concert et passe dans la dimension opératique que l'oeuvre mérite? On essaie de trouver la réponse... Il est vrai qu'elle peut être alourdie de cette confusion acteur-chanteur. Il est vrai aussi qu'elle présente une musique bizarre, avec des airs très jolis et très difficiles, des influences annexes, ce livret qui piétine un peu, des climats qui varient un peu trop, comme si Berlioz suivait l'humeur changeante de ses personnages dans sa manière d'écrire, ce qui parfois ravit parfois déroute. Philippe Jordan, dès l'entrée, ne met pas assez de couleurs dans le motif initial, les cordes sont parfois en délicatesse et puis cela va mieux dans les moments poétiques, fort beaux, fort voluptueux, comme Jordan sait les distiller.

BERLIOZ EN CONTINUATEUR

Il y a au début de l'opéra une sorte de marche où l'on reconnaît l'auteur d' "Harold en Italie". Le premier air d'Héro (Sabine Devieilhe) est d'une prosodie étrange, très long, et demande un souffle infini. La partie rapide est d'une écriture héroïque qui nous ramène à Gluck, Rameau, Méhul, Grétry, tous ces compositeurs d'un demi-siècle en arrière ou plus encore. Puis l'air tourne au bel canto. Il y a ensuite un curieux trio d'hommes, où ténor, baryton et basse se mêlent bien joliment. Bénédict chante, Héro revient, il y a eu quelques interventions véhémentes de Béatrice et cela sonne souvent comme du Berlioz qui se tourne vers le passé, ou plutôt se fait le continuateur d'une tradition. La fin de l'acte 1, "Nuit paisible et sereine" est un magnifique duo entre Héro et sa suivante, Ursule, qui nous rappelle celui des "Troyens", "Nuit d'ivresse", entre Didon et Enée.

L'acte 2 ouvre par un ravissant prélude sur un rythme de chevauchée avec thème et sous-thème, une merveille de construction orchestrale comme Berlioz savait en écrire. L'air de Somarone, "Le vin de Syracuse" est dans la grande tradition française, d'un Berlioz qui a dû entendre les chansons à boire du "Faust" de Gounod quelques années plus tôt. Les airs de Béatrice, "Je sens un feu secret", puis le "Je ne t'appartiens plus, je ne suis plus moi-même", avec leurs moments qui sont presque en récitatifs, nous renvoient de nouveau encore plus loin, au chant baroque, comme le duo final entre les amoureux qui refusent de l'être.

Devieilhe dans "La chauve-souris", plus délurée qu'en Héro C) Eliot Blondet

Devieilhe dans "La chauve-souris", plus délurée qu'en Héro C) Eliot Blondet

TESSITURES MOUVANTES, AIRS MUSICALEMENT FACETIEUX

Cela sonne pourtant comme du Berlioz, comme différents Berlioz, un Berlioz qui paraît musicalement résumer sa vie, son siècle, ses influences. Les airs sont longs, mais d'une étrange dimension poétique, qui tient souvent aussi à ce qu'ils sont écrits dans des tessitures mouvantes, et avec des modulations nombreuses et surprenantes. Ce n'est pas du tout du Schubert: Schubert, quand il module, en passant du majeur au mineur, nous dit aussitôt qu'on a changé d'humeur, qu'on a basculé de la gaieté à la tristesse et même au désespoir; et le retour au majeur, ce sont les nuages dissipés. Berlioz, lui, qui le fait aussi assez souvent, c'est comme si c'était selon sa fantaisie, parce qu'il trouve cela amusant, facétieux, beau aussi ou musicalement à tenter. Du coup les airs de Berlioz, les mélodies de Berlioz, ont quelque chose de surprenant, d'immédiatement reconnaissable mais de si particulier à chanter... qu'on ne les chante guère!

D'OUSTRAC, DEVIEILHE, EXTREMO: MAGNIFIQUES!

Et pourtant les chanteurs réunis ce soir-là étaient de haut vol: la jeune génération du chant français, qui y prenait un plaisir infini. A commencer par Stéphanie d'Oustrac, superbe Béatrice, de jeu et de voix, au timbre de mezzo gorgé d'ombre et de scintillement, au souffle magnifiquement soutenu dans les airs si développés de Berlioz, au talent de comédienne qui fait s'étonner de la présence d'une autre auprès d'elle, aussi talentueuse soit-elle. Sabine Devieilhe est une Héro à la voix ravissante, elle aussi parfaitement à l'aise avec ces lignes de chant qu'il faut infiniment tenir, et composant un personnage toujours lumineux, jamais fade; les duos qu'elle forme avec Aude Extrémo, très belle Ursule à la vraie profondeur de mezzo, sont absolument superbes, écrits la plupart du temps à la tierce l'une de l'autre, où Extrémo, qui doit se moduler sur le chant de sa camarade, est vraiment une découverte.

Pour "Béatrice et Bénédict", un décor possible... C) Jean-Pierre Delagarde

Pour "Béatrice et Bénédict", un décor possible... C) Jean-Pierre Delagarde

UN TENOR DE REMPLACEMENT, QUI SE DEBROUILLE...

Florian Sempey en Claudio n'a pas énormément à faire mais il le fait très bien. On attendait avec lui son ami Stanislas de Barbeyrac en Bénédict: patatras! Barbeyrac, malade, a renoncé. L'Américain Paul Appleby, qui le remplace un peu au débotté, se débrouille aussi bien que possible, d'une jolie voix qui est plutôt celle d'un ténor baroque, sans beaucoup de personnalité ni de projection mais avec une diction fort correcte et cependant un art du jeu où il résiste comme il peu à l'écrasante personnalité de sa Béatrice. Aucun reproche à faire à François Lis en Don Pedro. Et la présence de Didier Sandre est toujours un régal.

En Somarone, Laurent Naouri, de sa profonde voix de baryton, s'amuse comme un petit fou, jouant aussi, comme maître de musique, un jeu de miroir avec celui de l'Opéra, Philippe Jordan. Autant dire qu'on a été très surpris de découvrir le lendemain qu'il ne pouvait plus chanter une note (voir mon article sur "Trompe la Mort") Jordan déroule la partition en ciselant les trouvailles d'orchestre, en mettant en lumière une écriture si personnelle qu'on finit par ne plus savoir à la fin si "Béatrice et Bénédict" est un opéra raté ou un opéra réussi.

Un opéra, en tout cas, qui a une réelle personnalité et beaucoup de superbes pages.

"Béatrice et Bénédict" d'Hector Berlioz, mise en espace de Stephen Taylor. Solistes, choeur et orchestre de l'Opéra de Paris, direction Philippe Jordan. Opéra-Garnier le 24 mars.