Chostakovitch, ses amis d'avant-garde et le soprano somptueux de la Prudenskaïa

Marina Prudesnkaïa... brune C) Vladimir Vyatkin/RIA Novosti/ Sputnik

CONCERT: Elena Bashkirova et ses amis jouent les avant-gardistes russes autour de Prokofiev et de Chostakovitch

 

C'était quasi au même endroit, le lendemain, mais dans la petite Philharmonie, l'ex-Cité de la Musique, et dans l'amphithéâtre, que l'on nous fit gagner, à l'opposé de la salle principale, par des escaliers parallèles qui nous entraînaient sous terre: parfait pour un programme sur la dissidence où l'instinct du caché devient presque vital. C'est d'ailleurs un peu une loi, que l'on observe à l'Opéra-Bastille ou au Théâtre des Amandiers de Nanterre, que, pour s'en aller écouter des choses plus confidentielles, il faille toujours descendre. Et, à Bastille aussi,  c'est l'Amphithéâtre...

PROGRAMME TRES ORIGINAL DE L'AVANT-GARDE RUSSE

L'hôtesse était Elena Bashkirova. La fille du grand Dimitri Bashkirov, elle-même célèbre et remarquable pianiste, et qui fut mariée à Gidon Kremer. Bashkirova organise à Jérusalem un festival de musique de chambre, et on recevait, à Paris, l'écho de ce festival. Où on ne joue pas forcément, loin de là, des musiques juives ou de compositeurs juifs.

Mais c'était en tout cas un programme très original, sous le titre un peu trompeur d' "avant-gardes russes" S'agissait-il de avants-gardistes de la révolution, des avant-gardistes de caractère, des avant-gardistes d'aujourd'hui? Un peu tout et pas tout à fait, mais des oeuvres rares, voire rarissimes, défendues par un groupe de musiciens soigneusement réunis par Bashkirova, cheville ouvrière du concert puisque, sur les six oeuvres présentées, elle en jouait... six.

Elena Bashkirova à Menton ©OLIVIER OGERON/MAXPPP

Elena Bashkirova à Menton ©OLIVIER OGERON/MAXPPP

UN TRIO RADICAL D'OUSTVOLSKAIA

Avant-gardistes tout au long, au moins deux des compositeurs puisque, jusqu'à une date récente, on en ignorait tout: Oustvolskaïa, Weinberg. De Galina Oustvolskaïa, on a d'abord entendu le "Trio pour clarinette, violon et piano"; et on a été stupéfait que cette oeuvre ait été écrite en 1949, au plus fort de la glaciation stalinienne. Bien entendu elle n'a pas été jouée. Comme aucune des oeuvres personnelles d'Oustvolskaïa, qui ne vivait que par des commandes alimentaires. On parlait à son propos d' "incommunicabilité", d' "obstination", même si elle avait un admirateur fervent, Chostakovitch qui, à l'époque, ne s'en vantait pas. On entend au début un trait à la clarinette, puis trois notes graves au piano. Le violon, impérieux, entre alors, échange avec la clarinette pendant que le piano martèle les graves. La clarinette, le violon, vont jouer dans les aigus, comme des cris, puis reviennent de larges accords du piano; la musique s'apaise, la clarinette revient à la douceur. Des accords violents, âpres, sans concession, du piano, concluent ce trio radical: on imagine Staline écoutant cela, c'est à vous envoyer directement au goulag! Même avec la violoniste roumaine  Mihaela Martin et notre excellent clarinettiste Pascal Moraguès, qui partagent une vraie complicité avec Bashkirova.

QU'EST-CE QU'UN CLUSTER?

Bashkirova ouvrira la seconde partie du concert avec la 5e sonate pour piano d'Oustvolskaïa: elle date de 1986, elle est encore plus radicale. C'est une oeuvre construite sur un cluster centré sur la note ré. Ce cluster est répété constamment, structurant toute la sonate. Qu'est-ce qu'un cluster? Une grappe de notes, violemment frappées; en fait un accord dissonant mais dont la masse sonore fait que la dissonance est moins sensible à l'oreille. Un "bon" cluster est basé sur des accords de seconde; autour du ré, vous mettez un do et un mi par exemple. Mais attention, ce peut être aussi ré-ré bémol-do-si bémol. Le cluster de cette sonate est répété, dit le programme, 144 fois: je ne peux croire que je l'ai entendu autant, dans une oeuvre qui dure un quart d'heure!

. ©Fred Toulet/Leemage

. ©Fred Toulet/Leemage

Elena Bashkirova, et ce sera vrai pendant tout le concert, a un défaut, dans l'énergie qu'elle dégage: sa frappe est souvent trop brutale. La qualité du défaut, c'est qu'elle structure magnifiquement cette sonate, qui revient donc de manière perpétuelle sur ce cluster de ré, soit, quand il est joué à la main droite, en plaquant des accords graves de la main gauche sur un rythme obstiné, soit, quand il est joué à la main gauche (plus rarement), en partant de lui pour aller vers les registres extrêmes, la main gauche dans les notes les plus basses, la main droite dans les plus aigus, mais il faut tout de même qu'à l'oreille cela forme le son d'un instrument unique. De ce style de musique auquel je ne suis pas toujours très sensible, Bashkirova tire tout le suc, parvenant à capter notre attention de manière constante, et même à la captiver.

PRUDENSKAIA, RARE MEZZO

Et puis Prudenskaïa entra.

Un très grande fille blonde comme les blés ondulés des plaines russes, dans une robe d'un rouge vermillon. Elle aura la tâche de chanter tout le reste du concert, oui, oui, 4 cycles de mélodies dont je ne connaissais que deux à peine, et encore depuis peu.

Et j'avoue que j'ai été sidéré, et presque plus par la chanteuse.

Marina Prudenskaïa a déjà une carrière d'une dizaine d'années. Elle est mezzo, elle a déjà chanté les grands rôles de mezzo verdien, Amnéris, Azucena, Eboli, mais aussi la Vénus de "Tannhaüser". Cela prouve qu'elle a du coffre, de l'abattage, de la présence. Mais là, il faut aussi l'art de dire. Et surtout, si le premier cycle,  de Weinberg, est écrit "pour voix moyenne (sic!) et piano", ce n'est pas du tout le cas pour les autres...

Le cycle de Mieczyslaw Weinberg s'intitule: "De la poésie de Sandor Petofi". Weinberg, que l'on est en train de (re)découvrir et qui est né la même année qu'Oustvolskaïa (1919) est mort en 1996, dix ans avant elle. Et dans l'Union Soviétique il était encore moins joué qu'elle. Lui, d'origine polonaise, encore plus proche de Chostakovitch dont il était l'ami. Les mélodies en question, au nombre de 7, sont elles aussi de son avant-garde personnelle puisqu'elles datent de 1960 et que le programme laisse même entendre qu'elles ont été créées ces jours-ci!

LE ROMANTISME D'UN HONGROIS MORT JEUNE

Sandor Petofi (à la hongroise: Petofi Sandor) est le poète national de la Hongrie, une sorte de Musset politique puisqu'il mourut à 26 ans en combattant les troupes autrichiennes lors de la révolution de 1848-1849. Mais Weinberg a soigneusement choisi celles qui sont du plus pur des romantismes: "Le printemps est à peine passé et l'hiver frappe à la fenêtre/ Comme des mèches de vieillard tristement jaunies, les feuilles tombent doucement des branches/ La bêtise habille sa tête de soie. Un sac couvre les têtes intelligentes/ Les cloches du soir se sont tues...Je préférerais étreindre une brune la nuit dans le silence/ Les rayons de l'amitié véritable brillent dans la nuit comme des vers luisants" Il y a tout de même des allusions politiques et à son triste destin: "Les roses rouges éclosent dans le coeur des braves/ La mort montera de mon coeur telle une fleur écarlate et ensanglantée" Prémonitoire!

La statue de Petofi à Budapest C) Sylvain Sonnet / Hemis

La statue de Petofi à Budapest C) Sylvain Sonnet / Hemis

WEINBERG AMI DE CHOSTAKOVITCH

Prudenskaïa est donc a priori là dans sa tessiture. Sauf que la "voix moyenne" de Weinberg s'en va aussi largement dans les hauteurs! La 1e mélodie est tendre et mélancolique, presque immobile dans sa ligne vocale; la 2e est une danse sur un rythme bancal. La 3e a des accents hongrois, rêveurs et tristes. La 4e est un hymne, avec des écarts formidables, où Prudenskaïa est formidable dans une sorte d'affirmation glorieuse, même si ses aigus sont légèrement criés. L'écriture de Weinberg se rapproche de celle de Chostakovitch, son ami, en moins sombre et avec des touches atonales, des dérapages harmoniques inattendus. Il y a aussi un art de dire chez l'interprète, une expressivité dans la poétique qui est la marque d'une belle sensibilité. La 6e mélodie est d'une ironie teintée d'amertume ("Ainsi donc, vous êtes mes amis?" dit Petofi et dit probablement aussi Weinberg à ceux qui ont si longtemps ignoré sa musique) La longue 7e mélodie réunit enfin toute l'écriture de Weinberg, cette poésie, ce doux rythme et tout à coup une modulation en mineur et une forme de saut dans l'atonalité.

DES ANNONCES DE JOURNAUX, MELODIES GRINCANTES

Marina Prudenskaïa enchaîne sur les "Mélodies sur des annonces de journaux" d' Alexandre Mossolov. On ne joue plus ce bref, concentré, extraordinaire, poème symphonique, "Fonderies d'acier" qui, en matière de musique descriptive et industrielle, renvoie le pourtant magnifique "Pacific 231" d'Honegger à son paisible destin. Comme on ne jouait que cela de Mossolov, cela signifie qu'on ne joue plus du tout Mossolov. Les mélodies datent de 1926, elles sont l'équivalent musical du constructivisme de Malevitch ou Rodtchenko. Brèves, pleines d'ironie, exigeant de pratiquer un "sprechgesang" à la russe, ce que Prudenskaïa réussit avec un art consommé. Le piano est en gerbes de notes, descentes et claudications pour nous vanter les "meilleures sangsues du marché" La 2e mélodie nous parle d'un "chien perdu blanc, avec taches de café" sur le ton d'un malheur mondial. La 3e évoque le citoyen Lebègue qui veut changer de nom, et Prudenskaïa, bégayante, y est souveraine dans un style vocal tourbillonnant. Le citoyen Lebègue est de Krasnodar, la ville natale d'Anna Netrebko: un hasard! Enfin l'exterminateur de souris, "vingt-cinq ans d'expérience" est d'une tournure très dramatique, solennelle et menaçante.

Prudenskaïa enfin blonde (avec Placido Domingo et madame) C) Eva Oertwig/ Schröwig/ DPA

Prudenskaïa enfin blonde (avec Placido Domingo et madame) C) Eva Oertwig/ Schröwig/ DPA

UN PROKOFIEV QUASI ATONAL

En 1916 Prokofiev compose les "Cinq poèmes d'Anna Akhmatova", créés juste avant la révolution: l'avant-garde russe commence son essor, jusqu'au début des années 30 où Staline sifflera la fin de la récréation. Prokofiev varie les climats, délicatesse, ironie, musique de glas, sur un ton musical assez inhabituel pour lui, presque atonal, mais qui montre combien, au début de sa carrière, il était attiré par toutes les tendances révolutionnaires. Là aussi, la puissance de la voix de Prudenskaïa est magnifique, sa présence, sa projection, son art de dire, car ce sont les plus grands poètes russes de ce temps-là qui défilent. Les "Sept romances d'Alexandre Blok" de Chostakovitch sont dans cet esprit, elles durent quasiment une demi-heure.

CHOSTAKOVITCH ECRIT POUR MADAME ROSTROPOVITCH

C'est le point d'orgue et le point final du concert. L'oeuvre, composée pour et créée par Galina Vichnevskaïa, la femme de Rostropovitch, est écrite avec un accompagnement particulier: la première romance pour violoncelle, la 2e piano, la 3e violon. Puis piano-violoncelle, piano-violon, violoncelle-violon. La dernière réunit le trio. Les 7 romances s'enchaînent. Blok, mort à 40 ans en 1921, fut un poète successivement symbolique, mystique, ironique, désespéré. Composant après la révolution "Les douze", l'histoire de douze gardes rouges à la manière des douze apôtres.

La première romance est la "chanson d'Ophélie", La deuxième conte "Gamaïoun, l'oiseau-prophète" Prophète et sanglant! Puis "La ville dort", "L'orage", "Signes secrets". C'est du pur Chostakovitch, d'une tristesse et d'une beauté rares. "Ophélie" est une déploration où Prudenskaïa est dans une tessiture de vraie soprano, ce qu'était d'ailleurs Vichnevskaïa. Dans "Gamaïoun", son engagement, sa violence, sont admirables. La partie instrumentale est d'une redoutable exigence. L'oeuvre fut d'ailleurs créée par Rostropovitch et Oïstrakh. Chostakovitch devait les accompagner au piano mais, victime quelques mois plus tôt d'une crise cardiaque, c'est son ami Weinberg qui le remplaça!

Galina Vichnevskaïa, créatrice des "Romances de Blok" C)RIA Novosti/ Sputnik

Galina Vichnevskaïa, créatrice des "Romances de Blok" C) RIA Novosti/ Sputnik

MON ESPERANCE QUE PRUDENSKAIA DEVIENNE UNE STAR!

Dans l' "Orage" le chant est violent, Prudenskaïa est confrontée à l'extrême aigu de la tessiture de soprano. Elle l'assume sans difficulté, comme elle assume la montée en puissance (du tranquille à l'agité) de "Signes secrets". La dernière mélodie, "Musique", est âpre, sombre, avec des notes tenues qui sont en vibrato. La voix de Prudenskaïa semble inépuisable, ses trois accompagnateurs, le jeune violoncelliste allemand Julian Steckel, Mihaela Martin et Bashkirova, sont à l'écoute de leur chanteuse et d'une très belle écoute mutuelle.

Les deux cordes s'éteignent, un accord rude du piano nous renvoie chez nous. Il existe un enregistrement des créateurs, du 23 octobre 1967. L'exemplaire que j'ai (chez BMG) était un "tout Vichnevskaïa" avec les "Chants et danses de la mort" de Moussorgsky (orchestrés par Chostakovitch!), les "Blok" et les "Satires" du même Chostakovitch et les "Akhmatova" de Prokofiev. Les "Blok" sont aussi parus chez EMI avec d'autres Chostakovitch, dont le Moussorgsky. Les deux CD coexistent donc, et l'on peut choisir en fonction des couplages. En attendant que Prudenskaïa les enregistre, avec ces Mossolov inconnus, les Weinberg, et il y aurait encore, si je calcule bien, de la place pour un autre cycle que la censure de Staline ou l'ordre bureaucratique a jeté aux oubliettes. Il faudrait cependant que Prudenskaïa devienne une star. C'est, quant à moi, ce que je souhaite depuis que je l'ai entendue.

 

Oeuvres pour instruments et voix d'Oustvolskaïa, Weinberg, Mossolov, Prokofiev, Chostakovitch, données à l'amphithéâtre de la Cité de la Musique le 28 février par Marina Prudenskaïa (mezzo ET soprano), Elena Bashkirova (piano), Mihaela Martin (violon), Julian Steckel (violoncelle), Pascal Moraguès (clarinette)