Trifonov, pianiste halluciné et hallucinant, avec Gergiev, Mahler et Rachmaninov en guest-stars

Daniil Trifonov C) Dario Acosta/DG

 

CONCERT: Valery Gergiev dirige Debussy, Rachmaninov et Mahler. Au piano, Daniil Trifonov.

C 'était donc mardi dernier à la grande Philharmonie et j'y étais allé pour Valery Gergiev. Gergiev que je n'avais pas entendu depuis, à Pleyel, sa série d'hommages à Chostakovitch en 2013-2014, toutes les symphonies (15) et les concertos (6) avec son orchestre du Marinsky de Saint-Pétersbourg et des solistes de haute volée, Vadim Repine, Gautier Capuçon, etc. Concerts incroyablement longs, incroyablement denses, défendus avec une énergie folle: conforme à Gergiev, barbe de trois jours, mèche en bataille. Il dirige désormais des Allemands, ceux de la Philharmonie de Munich, et la mèche est rangée sagement, la barbe bien taillée... à l'allemande.

UNE SACREE DECOUVERTE: DANIIL TRIFONOV

Mais, que nous le connaissions ou pas, ce n'est pas Gergiev que nous avons rencontré, nous, les spectateurs nombreux de la Philharmonie. C'est Trifonov.

Daniil Trifonov. Vingt-six ans dimanche prochain.

C) Dario Acosta/DG

C) Dario Acosta/DG

Inconsciemment, je me disais bien en voyant son nom: il me semble que c'est lui, le petit génie dont tout le monde parle. Mais entre Trifonov, Matsuev, Sudbin, Korobeinikov, tous ces Russes, tous ces nouveaux Russes...! Je n'avais pas vérifié mes fiches. Et, finalement, c'était aussi bien, la surprise a été complète.

UN DES CONCERTOS LES PLUS DIFFICILES

Trifonov jouait le "3e concerto pour piano" de Rachmaninov. Il le promène partout à travers le monde; car tout le monde le lui demande. Ne s'en lasse-t-il pas? Gergiev, souvent, l'accompagne. Le "3e concerto"  de Rachmaninov -ou, dans le jargon international des pianistes, le "Rach' three"- est considéré comme un des quatre concertos les plus difficiles du répertoire, avec le "Brahms 2", le "Bartok 2", le "Prokofiev 2" "Prokofiev 2" que Gergiev a dirigé à Paris en novembre dernier avec les Marinsky: c'étaient sur deux soirées les cinq concertos pour piano de Prokofiev avec cinq solistes différents et qui jouait le "2"? Trifonov, bien sûr.

Le "Rach' three", hyper-difficile, à cause d'une certaine "cadence": ce passage où l'orchestre et le chef, en général à la fin du premier mouvement, attendent sagement que le soliste fasse les pieds au mur et parcourt le clavier en tous sens, par des déformations follement virtuoses de la mélodie principale, une sorte de bouquet final du mouvement avant la conclusion. Il y a deux versions de la cadence du "Rach' three": une pour les pianistes paresseux ou paniqués. Une pour les autres, très longue, très spectaculaire, très virtuose. Un critique ami rencontré: "Trifonov? Le connaissant, il va faire la très longue". Bien vu!

 Valery Gergiev un peu plus jeune! ©Marcello Mencarini/Leemage

Valery Gergiev un peu plus jeune! ©Marcello Mencarini/Leemage

TOUT LE DESESPOIR DU MONDE MAIS UNE VIRTUOSITE TORRENTIELLE

Donc il entre. Il ne ressemble déjà plus au jeune homme sage des photos de cet article. Mais au prince Mychkine, l' "Idiot" de Dostoïevsky. Une barbe de dix jours, c'est-à-dire quelques poils blonds qui pendent; et les cheveux qui lui tombent sur le front. L'air déjà de porter en lui toute la désespérance du monde. Bien droit sur son tabouret, il lance le thème principal avec une clarté de diction, une élégance, une justesse, une beauté de toucher, imparables. Mais à mi-voix, et cela, c'est déjà surprenant. Il y a aussi un contraste incroyable entre ce que l'on entend et ce que l'on voit, des mains qui paraissent immobiles alors qu'une salve de sons nous provient de la moitié du clavier. Et voilà qu'à la première variation (le concerto a commencé depuis une minute, il en dure trente-cinq), c'est le déchaînement, l'apocalypse, l'apothéose. Le toucher se fait violent, rageur, impétueux, la virtuosité est torrentielle, les traits sont comme arrachés au clavier, dans une rythmique implacable et qui jamais ne faiblira. On regarde cela avec de plus en plus de stupeur, car ce que l'on entend est de plus en plus fou, de plus en plus halluciné, ce n'est plus le "Rach'three", c'est le "Rach mad" Mais, paradoxe et coup de génie, totalement maîtrisé.

DISCOURS CONSTRUIT ET FOLIE FURIEUSE

Oui, maîtrisé. Pas seulement parce que la technique de Trifonov est démentielle, son expressivité digitale phénoménale. Mais aussi, mais surtout, parce qu'au milieu de cet océan de notes, ce flux-et-reflux permanent, tourmenté, d'une noirceur romantique hors norme et parfois quasi extatique (au sens où la volupté du compositeur et de son interprète à faire entendre le désespoir a vraiment quelque chose de jouissif), il y a un discours construit, une architecture de l'oeuvre, pas seulement une série de coups de boutoir furieux. On devient, comme rarement, sensible à la manière dont Rachmaninov a imaginé, puis construit, l'emprise de l'oeuvre sur le public, comme le ferait un compositeur de cinéma, jouant sur les accélérations-ralentis, les crescendos-decrescendos, jusqu'à des points de tension extrêmes où l'on a l'impression que le tissu orchestral et pianistique va craquer, mais c'est simplement Trifonov qui en repousse encore les limites, les siennes n'étant décidément pas imaginables. La fameuse cadence est évidemment admirable, dans sa folie, sa sauvagerie, son engagement pianistique.

Bien sûr on se demande parfois "pourquoi tant de souffrance" On observe Trifonov se replier sur lui-même, se recroqueviller en fixant son piano, la partie de son piano où il va poser ses mains un  instant plus tard, avec un côté Glenn Gould (sans la chaise ahurissante sur laquelle s'asseyait le Canadien), une forme d'inattention totale au monde, à la respiration, ou au silence abasourdi, de ceux qui l'entourent.

Daniil Trifonov C) Dario Acosta/DG

Daniil Trifonov C) Dario Acosta/DG

UN PIANISTE DANS SON MONDE

Et nous, je veux dire nous qui connaissons ce concerto, nous, critiques, amateurs, il nous arrive de prendre du recul, une position contrôlée, d'avoir la tête plus froide: nous remarquons alors que le son n'est pas toujours très beau, forcément, avec une frappe si sauvage! Que la conception de Trifonov va contre celle de Rachmaninov, qui jouait ce concerto (tous ses concertos, d'ailleurs) avec beaucoup de rigueur, comme s'il estimait qu'une musique si exacerbée n'avait surtout pas besoin qu'on en rajoute. Il y a aussi cette question de ce qu'est un concerto: une lutte ou un partage. Or Trifonov, dans les rares moments où il ne joue pas, n'a jamais un regard ni pour l'orchestre ni pour Gergiev, et à vrai dire on ne voit jamais ça. Il regarde son clavier, ou parfois devant lui; vers la fin de l'oeuvre enfin le visage se lève, un petit sourire de joie l'illumine, comme s'il pensait: "Je l'ai eu, encore une fois! C'est bien. Je suis content"

Il n'a que vingt-cinq ans, le pianiste. Il est encore à l'âge de se féliciter des défis. On admire d'autant plus Gergiev de rattraper son orchestre, ses musiciens, de faire en sorte que les décalages ne s'entendent pas trop. C'est qu'il a une grande complicité avec Trifonov, et qu'on sent aussi (on le voit, même) que les musiciens allemands sont parfois désarçonnés par le phénomène. On sent aussi que le deuxième mouvement est moins bien, que Trifonov n'a pas trop envie de douceur, de méditation, qu'il n'attend que les moments de rage, de souffrance. Le dernier mouvement est tellurique. Et l'on finit, nous, plus épuisés que lui.

METTRE SON AME SUR LE CLAVIER

Car, même si l'on a fait l'effort parfois de prendre du recul, on ne peut jamais se détacher longtemps de ce clavier harcelé, on y revient, on est hypnotisé par lui au point de ne voir, de n'écouter, que la silhouette blonde à la barbe filasse en ignorant souvent tout le reste, l'orchestre et Gergiev qui font ce qu'ils peuvent. Comme dit l'ami critique: "Ce n'est plus l'Idiot de Dostoïevsky, mais les Possédés". Oui, la Possession. A la manière russe, où l'on va chercher son âme au fond de soi et où on la pose sur le clavier.

Sauf qu'il y avait un avant et un après Trifonov!

UN DEBUSSY IMMOBILE

Un avant. Un petit chef-d'oeuvre de dix minutes, le "Prélude à l'après-midi d'un faune" Un Debussy si beau qu'il est inratable. Et pourtant...! Que c'est étrange, surtout quand on a en mémoire la sublime chorégraphie originelle de Nijinski: le Faune se réveille, il s'étire, il voit des nymphes passer, les poursuit, puis l'effort l'épuise et il se rendort, engourdi dans sa volupté. Gergiev dirige cela "à plat", comme une musique immobile, comme une succession de solos instrumentaux qui ne progressent pas. Et si certains des musiciens de l'Orchestre Philharmonique de Munich s'en sortent (les harpes, le hautbois, la clarinette), le plus concerné d'entre eux, le flûtiste, qui joue et rejoue le thème magique du faune, a l'air bien surpris de l'honneur qui lui est fait, d'être là, en pleine lumière, et cela manque infiniment, du coup, de... lumière. Mais surtout d'énergie, de relance, de ruptures. Bref, de construction.

Gergiev consuisant son orchestre Marinsky AFP PHOTO / INTERPRESS / ALEXANDER DROZDOV

Gergiev consuisant son orchestre Marinsky AFP PHOTO / INTERPRESS / ALEXANDER DROZDOV

RACHMANINOV DIRIGE PAR MAHLER

Quand on se rassied pour la "1e symphonie" de Mahler (la "Titan"), on cherche un peu la cohésion du concert. Trois compositeurs à peu près contemporains les uns des autres mais dans des sphères musicales très différentes. Et cependant...! On découvre dans les notes de programme (de Jean-François Boukobza) que Mahler dirigea lors d'une tournée aux Etats-Unis le pianiste Rachmaninov dans le 'Troisième concerto" A la grande joie du compositeur Rachmaninov: "Il fit travailler l'accompagnement, qui est assez compliqué, jusqu'à atteindre la perfection...Pour Mahler, chaque détail est important et cette attitude est malheureusement rare parmi les chefs d'orchestre". Mahler dont la "Titan" était au début un énorme poème symphonique en cinq mouvements. Il remania l'oeuvre après l'échec de sa création, supprima un mouvement, lui donna le titre de "symphonie".

Tout Mahler est déjà là.

Et Mahler est un des compositeurs fétiches de Gergiev.

Dans les années 60 et 70, seuls certains chefs (en-dehors des historiques, Otto Klemperer et Bruno Walter) dirigeaient Mahler, nous le faisant découvrir: Bernstein, Solti, Haitink, Abbado. Un Karajan n'a joué, selon mon souvenir, que la 5e des 9 symphonies. Aujourd'hui tout le monde dirige Mahler, il fait partie du paysage. Mais peu dirigent TOUT Mahler. Gergiev oui, faisant de Chostakovitch, autre de ses compositeurs de prédilection, le digne continuateur de l'Autrichien.

UNE SYMPHONIE QUI S'EVEILLE LENTEMENT

Le début du premier mouvement, où la nature s'éveille, rappelle alors, dans cette étude d'instruments, le "Prélude à l'après-midi d'un faune". Mais les musiciens de Munich (pas dans un excellent jour) ne se lâchent guère: les cordes manquent de moelleux, il y a, chez les bois, plusieurs décalages. La deuxième partie du mouvement, plus rapide, va son petit bonhomme de chemin et ce qui caractérise si bien Mahler et qui est déjà si présent, ces contrastes entre la plus belle poésie, des rythmes populaires, des sons acerbes, triviaux, des rengaines, des valses amorcées, des airs de Bohème, ce patchwork tout en ruptures que Gergiev comprend et maîtrise, il ne réussit pas à en convaincre ses musiciens. On s'ennuie un peu. Mais enfin la pâte lève, aux dernières mesures on est enfin rentré dans l'oeuvre. Il était temps.

Le deuxième mouvement est bien mieux. Ce rythme de valse rustique, Gergiev l'allège, lui donne une forme de tourbillon avec des passages de nuages sombres, une sourde inquiétude. Entraînés par les bois (clarinette, hautbois, basson, excellents, cuivres très bien aussi), l'orchestre suit enfin son chef, donne de l'acidité aux timbres, il y a des couleurs, de la vie.

(Il ne faut pas "faire du beau son à tout prix" chez Mahler, c'est sans doute pourquoi Karajan le jouait peu)

Gergiev tout jeunot dirigeant au Kirov de... Leningrad, années 70. C) E. Den Chuk/ RIA Novosti/ Sputnik

Gergiev tout jeunot dirigeant au Kirov de... Leningrad, années 70. C) E. Den Chuk/ RIA Novosti/ Sputnik

L'EMOTION DE "FRERE JACQUES"

Le mouvement lent est le plus beau. C'est le fameux mouvement en forme de marche funèbre construite sur la mélodie de "Frère Jacques", mais jouée en mode mineur, à faire pleurer les pierres. Les contrebasses exposent le thème, bientôt rattrapées par le basson, elles sont magnifiques. Mahler écrit: "Solennel et mesuré, sans traîner". C'est exactement ce que fait Gergiev, en tenant ses troupes qui cette fois le suivent avec une grande poésie, une grande émotion. Le dernier mouvement, malheureusement, est moins bien. Il y a de l'énergie mais on dirait un mouvement perpétuel dont Gergiev peine parfois à relancer l'intérêt. Faute de musiciens concernés: les vents et les cuivres étaient de qualité ce soir-là mais les cordes pas fameuses  (les violons bien ternes)

LE MYSTERE GERGIEV ET LE MYSTERE TRIFONOV

On avait en tout cas beaucoup de mal à reconnaître, dans cet orchestre pourtant plus que centenaire (et qui a créé, qui plus est, deux symphonies de Mahler et le mythique "Chant de la Terre") celui, si étonnant, que dirigea des années Sergiu Celibidache. Y a-t-il une vraie entente avec Valery Gergiev, qui n'est là que depuis un peu plus d'un an? Cela reste un peu le mystère de cette soirée, avec cet autre mystère dans un genre très différent: l'extraterrestre  nommé Trifonov.