"Cavalleria Rusticana" et "Sancta Susanna" composent, à Bastille, une étrange soirée

Anna Caterina Antonacci (Soeur Susanna) C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

La relation réaliste d'un amour sicilien qui tourne au tragique, c'est "Cavalleria rusticana". L'histoire d'une religieuse égarée dans son mysticisme, c'est "Sancta Susanna". Cherchez le lien: en vain, il n'y en a pas. Sinon que les deux compositeurs, l'Italien Mascagni, l'Allemand Hindemith, avaient vingt-sept lors de la première de leurs oeuvres (1890 et 1922) Et que les dites oeuvres forment aujourd'hui à l'Opéra-Bastille une soirée... bizarre.

Elina Garanca (Santuzza) C) Julien Benhamou, Opéra de Paris

Elina Garança (Santuzza) C) Julien Benhamou, Opéra de Paris

UNE SOIREE AUX UNIVERS DIFFERENTS

Pour justifier pareil diptyque le metteur en scène Mario Martone nous donne une raison qui n'en est pas une, le lien entre la sensualité et le sacré. Sauf que, dans "Cavalleria rusticana" qui se passe le dimanche de Pâques, le sacré n'est qu'un élément, même si le poids de l'Eglise est écrasant aussi bien dans les rituels de ce  village  sicilien de la fin du XIXe siècle que dans le jugement que les villageois portent sur Santuzza, l'héroïne excommuniée. On comprend davantage que Martone, qui avait conçu cette mise en scène  de l'oeuvre de Mascagni pour la Scala de Milan il y a cinq ans avec celle de "Paillasse" auquel on l'associe toujours, a dû sauter sur l'occasion d'échapper à ce duo d'opéras véristes qui n'est pas, dit-il, "son répertoire de prédilection". Il n'empêche: d'une mise en scène déjà existante ("Cavalleria rusticana") à une mise en scène créée pour l'occasion ("Sancta Susanna"), on se retrouve avec une soirée en deux parties, aux tons différents, aux univers séparés, sentiment d'autant plus sensible que le spectacle, de moins de deux heures, se fait sans entracte et que les distributions n'ont aucun chanteur commun.

Elina Garança (Santuzza) et Elena Zaremba (Mama Lucia) C) Julien Benhamou

Elina Garança (Santuzza) et Elena Zaremba (Mama Lucia) C) Julien Benhamou

UNE SICILE EN FORME DE TRAGEDIE GRECQUE

Mario Martone s'était résolu à monter "Cavalleria rusticana" parce qu'il avait eu l'assurance qu'il pouvait en faire une tragédie grecque, débarrassée de ses oripeaux folkloriques, le village blanc de Sicile écrasé de soleil avec "ses chariots décorés et sa place du marché". Mais il la réduit un peu trop à quelque chose de lugubre, qui sombre dans un autre folklore, celui des méditerranéennes vêtues de noir, dans un impressionnant non-décor où trône bientôt (c'est la messe pascale) un immense Christ supplicié qui domine l'assistance. Au lieu d'être sur le parvis de l'église, puisque Santuzza n'est pas censée pouvoir y entrer, on est dans le narthex, derrière la foule des fidèles, et les scènes avec Mama Lucia, la mère de Turtiddu, avec Turiddu lui-même, se passent devant nous dans le temps même de l'office chrétien. Seul lien avec "Sancta Susanna" (mais qu'on ne comprend pas puisqu'on n'a pas encore vu celle-ci), le sacrifice devant nous d'un agneau, symbole du Christ martyrisé que Susanne, la religieuse d'Hindemith, aimera d'une amère passion mystique.

Elina Garança C) Julein Benhamou

Elina Garança C) Julien Benhamou

 

Turiddu, c'est celui dont Santuzza est l'amante et la folle amoureuse (couple illégitime, donc, dans cette Sicile ardemment catholique: c'est au départ une nouvelle de l'écrivain naturaliste Giovanni Verga qu'on appelle parfois le "Zola sicilien") mais qui en aime, qui en a toujours aimé une autre, Lola, à qui il était fiancé avant de partir au service militaire. A son retour, Lola avait épousé Alfio. Mais voici que Lola revient vers Turiddu. Santuzza, folle de jalousie, raconte tout à Alfio qui provoque Turiddu en duel, et Turiddu meurt

Le reproche que l'on pourra faire à la mise en scène de Mario Martone, qui ne manque pas d'images frappantes (l'entrée de la prêtrise au son du "Regina coeli" entonné par tous les fidèles, la scène d'adieu de Turiddu face à sa mère, tous deux noyés dans la pénombre du grand plateau vide), c'est, outre son statisme, de vouloir donner une dimension écrasante à une histoire somme toute modeste, une tragédie de village (et voulue telle par Mascagni dans sa concision, une heure à peine) où, d'ailleurs, le village apparaît comme un comparse (les fidèles tournant le dos aux protagonistes) au lieu d'être un acteur agissant.

LA BELLE PRESENCE D'ELINA GARANCA

Distribution curieuse où aucun des cinq chanteurs n'est italien! On veut bien que le monde lyrique se soit mondialisé et que le bel canto n'ait pas de frontières mais, tout de même, trois chanteurs russes donnent un peu à cette vengeance sicilienne quelque chose de dostoïevskien... Ce n'est sans doute pas pour déplaire à Martone mais, là encore, ces habits-là sont trop grands pour le sujet. Heureusement, il y a Elina Garança.

Yonghoon Lee (Turiddu) et Elina Garança (Santuzza) C) Julien Benhamou

Yonghoon Lee (Turiddu) et Elina Garança (Santuzza) C) Julien Benhamou

La Lettone domine la distribution. Moelleux du timbre, souplesse du phrasé, beauté des aigus, prononciation honnête, présence en scène (même si Martone ne dirige guère ses chanteurs, Garanca met une belle émotion dans sa confrontation avec Turiddu), à peine un soupçon de froideur qui nous empêche d'être touché comme on le devrait, sans parler d'une fin assez énigmatique. Elena Zaremba est une Mama Lucia touchante mais son vibrato commence à devenir gênant. L'Alfio de Vitali Bily est honnête, avec des graves trop sourds, la Lola d'Antoinette Dennefeld est charmante, sans en faire trop dans la séduction. Reste le Turiddu du Coréen Yonghoon Lee: le timbre de ténor est là, éclatant voire claironnant. Mais l'on n'est pas fou de ce chant qui cherche l'effet, "poussant" systématiquement les fins de phrase pour tenir la note, au détriment de la vérité du personnage: on ne voit jamais un Turiddu, on voit un chanteur, qui a l'étrange défaut de ne pas jouer avec ses partenaires. La scène avec Santuzza est de ce point de vue exemplaire, avec un Lee si concentré sur sa voix qu'il en oublie qu'il n'est pas en récital.

Elina Garança C) Julien Benhamou

Elina Garança C) Julien Benhamou

LA STUPEUR DE "SANCTA SUSANNA"

Les choeurs ont de beaux moments (le "Regina Coeli") mais on les a connus en meilleure forme: le fondu parfois défaillant des différents pupitres, les aigus un peu tirés des sopranos, un "Viva il vino" sans nuances. Carlo Rizzi, le chef, met une louable volonté à donner de la majesté à la musique de Mascagni, à ses longues phrases mélodieuses qui pourraient verser dans le folklorisme; mais il peine à discipliner ses troupes (nombreux décalages avec la scène) et finit, à force de chercher la douceur poétique, par perdre la dynamique.

C'est ainsi, pas totalement convaincu, qu'on aborde l'inconnue "Sancta Susanna" et là... stupeur! Une demi-heure à peine qui passe en un éclair à la découverte d'un petit bijou galvanisant et le metteur en scène et le chef et même les quelques dames du choeur qui vont nous montrer là un tout autre visage!

On ne s'attend pas à ça, et déjà pas à l'histoire, venant d'un Paul Hindemith qu'on a toujours cru (et entendu comme) un compositeur austère. Mais les terribles années vingt, années d'après-guerre, conduisaient les artistes à toutes les provocations. L'intrigue est simple: cela part comme une conversation en musique entre Soeur Susanna et soeur Klementia, façon "Dialogue des Carmélites". Mais la prière de Susanna est bientôt troublée par les soupirs amoureux d'une servante dans une chambre voisine. Susanna veut lui inculquer le repentir, ce que la naïve servante ne comprend pas. Klementia raconte comment, quelques années plus tôt, une soeur s'est dénudée pour presser son corps contre le crucifix dans un accès d'érotisme mystique et comment on l'a emmurée vivante pour ce blasphème. Susanna croit entendre la suppliciée, croit entendre l'appel du crucifié, voit une énorme araignée tomber du crucifix, tombe elle-même à son tour dans une pâmoison extatique, sous le regard terrifiée des soeurs  accourues, qui la maudissent.

Anna Caterina Antonacci (Susanna) C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

Anna Caterina Antonacci (Susanna) C) Elisa Haberer, Opéra de Paris

Cette histoire n'est pas si absurde dans l'imaginaire catholique: on se souvient des possédées de Loudun, des convulsionnaires de Saint-Médard en 1727. Mais elle est encore aujourd'hui provocante, si l'on ignore qu'elle est le dernier volet d'une trilogie ramassée dont les deux autres sont "Assassin, espoir des femmes" (d'après un livret du grand peintre Kokoschka, et déjà tout un programme!) et "Das Nusch-Nuschi", "comédie érotique pour marionnettes birmanes" (???)

DE SUPERBES TROUVAILLES VISUELLES ET TROIS BELLES CHANTEUSES

Or Mario Martone nous rappelle soudain qu'il est un superbe plasticien et cinéaste (voir sa magnifique biographie de Leopardi sortie il y a deux ans, avec le génial Elio Germano), multipliant les trouvailles visuelles (la cellule blanche  de Susanna, enchâssée dans un mur effrité qui finira par se briser, l'apparition d'une araignée à la Louise Bourgeois, celle de l'emmurée sur un crucifix à terre, et ce Christ en croix dont l'image glisse de haut en bas en fond de scène avec, fixant ses pieds, un clou en forme d'oeil), pour que l'évolution du décor traduise l'égarement progressif des deux nonnes. Et suivant ainsi la musique très accessible d'Hindemith, qui est un long crescendo (au début, deux flûtes suaves sur le tapis en demi-teinte, en demi-ton, des cordes) superbement écrit pour trois voix. Celle de Susanna, Anna Caterina Antonacci, toujours aussi grande tragédienne mais avec des aigus parfois agressifs; celle de Klementia, dont la partie vocale est la plus importante, où l'on découvre le timbre magnifique d'alto et le souffle parfait de l'Allemande Renée Morloc, celle, pour quelques notes (un "Regina Coeli" de nouveau, trop court), de Sylvie Brunet, Mère Supérieure de luxe. Carlo Rizzi est, cette fois, impeccable, tirant toutes les couleurs de cette musique et toute son expressivité.

Renée Morloc (Klementia) et Anna Caterina Antonacci (Susanna) C) Elisa Haberer

Renée Morloc (Klementia) et Anna Caterina Antonacci (Susanna) C) Elisa Haberer

Oui, étrange soirée à deux visages, celui de Susanne et celui de Santuzza, les deux réprouvées pour avoir aimé hors de propos. Est-ce cela, le lien secret des deux oeuvres? Sauf que, les héroïnes aux amours scandaleuses, il y en a dans au moins la moitié des opéras...

."Cavalleria Rusticana" de Pietro Mascagni et "Sancta Susanna" de Paul Hindemith, mise en scène de Mario Martone, direction musicale Carlo Rizzi, Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 23 décembre (les deux rôles principaux de "Cavalleria Rusticana" seront assurés par Elena Zidkova et Mario Berti à partir du 18 décembre)