Gautier Capuçon et Frank Braley dans l'intimité de Beethoven

Frank Braley et Gautier Capuçon C) Fabien Monthubert

C'était il y a quelques jours, à la grande Philharmonie, ce que l'on peut appeler un "concert de promotion", au meilleur sens du terme. Soient, et c'est de plus en plus fréquent, des artistes qui viennent de sortir un CD ou un DVD et qui en jouent l'exact programme. A la fin, beaucoup de spectateurs, séduits, achètent ledit CD, ornés, si les artistes si prêtent (et ceux de ce soir-là s'y prêtaient avec une grande gentillesse), de leur paraphe ou d'un petit mot sympa. La musique y trouve de toute façon son compte, tout le monde est content mais on ne peut s'empêcher de penser que cela corsète des musiciens contraints de répéter les mêmes oeuvres de ville en ville jusqu'à plus soif pendant un laps de temps aussi long que l'estiment leurs agents, ou eux-mêmes, ou, souhaitons-le, le plaisir neuf qu'ils ont à les jouer.

UN CORPUS FONDAMENTAL: LES SONATES DE BEETHOVEN

Mais il s'agit cette fois pour Gautier Capuçon d'un corpus fondamental: "l'intégrale des sonates de Beethoven pour piano et violoncelle qui constitue une étape importante dans la vie musicale des violoncellistes" L'on peut compléter: étape même majeure, juste après le zénith du violoncelle, les suites de Bach. D'autant que manque à jamais entre Bach et Beethoven ce Mozart qui n'a rien écrit pour eux, regret éternel de tout violoncelliste que vous interrogez, qui en demeure inconsolable. Les cinq sonates de Beethoven ayant justement ceci de passionnant qu'elles couvrent les trois parties de la création beethovénienne: les deux premières, l'opus 5, de 1796, et d'un compositeur de 26 ans qui, s'appuyant sur ces piliers que sont Mozart et Haydn, impose peu à peu sa personnalité. La "3e sonate", 1808, la maturité, le temps des "5e" et 6e symphonies", du concerto "L'Empereur". Les deux dernières, l'opus 102, 1817, d'un Beethoven déjà accablé par la surdité et dont chacune résume une des directions audacieuses prises par sa création en ces années-là. Le concert de ce soir-là était en forme d'arche, passant directement de la 2e à cet opus 102 contrasté, étrange et bouillonnant, avec un détour par les variations qui ponctuent les premières années, sur des airs de grands anciens, Haendel et Mozart.

C) Fabien Monthubert

C) Fabien Monthubert

UN VIOLONCELLE UN PEU ACCOMPAGNATEUR

Ils entrent, Braley et Capuçon, avec un sourire complice, eux qui se connaissent si bien (Braley a déjà enregistré les dix sonates pour violon et piano avec Renaud, le grand frère) Et dès l'introduction lente de la 2e sonate, on est frappé par ce violoncelle d'une grande douceur, comme sur la pointe des pieds, presque en retrait. Le son est très beau mais Capuçon n'ose pas toujours la puissance dont il est pourtant capable et quelques notes se perdent, Braley installe de très jolies guirlandes de notes, avec parfois une certaine désinvolture, dans sa position au moins, quelque chose de la décontraction des pianistes de bar, et c'est souvent à ce moment-là que le piano fait preuve d'une certaine légèreté de toucher qui est d'un Beethoven un peu fragile, inattendu, pas toujours idiomatique. Le violoncelle a des accents hivernaux, qui sentent le bois et la fumée. Il est passionnant d'observer les deux musiciens, Gautier surtout, qui se retourne vers son partenaire, à l'écoute, ce qui est très inhabituel dans une formation de sonate. En général c'est le pianiste qui est l'accompagnateur, donc qui se modèle au soliste. Ici c'est l'inverse, et cela peut déséquilibrer l'ensemble. Ainsi, dans le "Rondo" final, le piano est très présent, pas toujours assez fluide, le violoncelle passe presque au second plan; c'est un rondo où l'on est vraiment dans la lignée de Haydn et Mozart alors que le très long premier mouvement regarde vers le Beethoven de l'avenir.

DES ECHANGES FAROUCHES ET LYRIQUES

La "4e sonate" surprend par sa radicalité, qui est d'abord celle du compositeur. Au point de s'être nommée un temps "freie Sonate", sonate libre. Ramassée, même pas un quart d'heure, alternant passages lents et passages rapides, commençant par une sorte de "dialogue de l'aube" entre les deux instruments (où, là aussi, le violoncelle est un peu en retrait), se poursuivant dans un échange farouche où le violoncelle donne des coups d'archet rageurs, où le pianiste griffe son clavier, et, malgré le déséquilibre toujours existant au profit de Braley, on aime comme les deux complices insistent sur la modernité de l'écriture. Le magnifique adagio, nu, rhapsodique, avec question, réponse et silence, permet d'entendre les graves profonds du violoncelle de Gautier, son lyrisme à fleur de peau, avant un rondo presque... debussyste (le Debussy de la "Sonate pour violoncelle, elle aussi radicale et... de la même durée!)

Frank et Gautier C) Fabien Monthubert

Frank et Gautier C) Fabien Monthubert

A l'entracte, une jeune fille: "C'est dommage qu'on n'entende pas plus le violoncelle"

Et comme s'ils l'avaient écoutée, quand Capuçon et Braley reviennent, ils jouent les "Variations sur le "Bei Männern" de "La flûte enchantée"" avec une grande attention à l'équilibre sonore. Dix minutes, pas les plus denses, mais peut-être les plus joliment inspirées dans un échange plein de tendresse où l'écriture est, de toute façon, très amusante, car le violoncelle est de Beethoven et le piano quasi de Mozart et Braley et Capuçon le jouent ainsi.

BEETHOVEN ECRIT DESORMAIS POUR LE FUTUR

Dans la "5e sonate" où l'on retrouve un Beethoven impérieux, mâle et mélancolique, le piano de Braley est  heurté au début, avec un peu trop de Mozart et pas toujours la puissance attendue, en revanche on aime la vivacité, l'élégance de leurs échanges. Le mouvement lent anticipe sur les fantômes schubertiens, on croit entendre, dans la décoloration du son du violoncelle, le pas, dans une forêt humide, d'un voyageur fatigué. La fugue finale, installée comme du Bach, évolue dans un jeu où l'osmose l'emporte, ce n'est plus vraiment une course-poursuite, ou alors une course-poursuite de frères siamois. Il est clair ici que Beethoven écrit désormais pour le futur. A son ami Schindler qui lui disait: "J'avoue ne pas très bien comprendre le fugato de votre sonate", il répondait: "ça viendra"

C) Fabien Monthubert

C) Fabien Monthubert

AU DISQUE UN DIALOGUE IMPARABLE ET DE SUPERBE NIVEAU

On est donc sorti, on l'a compris, un peu perplexe, la grande beauté de certains moments ne faisant pas toujours oublier des options manquant de cette mâle ardeur beethovénienne, avec violoncelle au premier plan! Peut-être aussi la grande Philharmonie est-elle trop vaste pour une si intime complicité. Mais voilà: une très belle surprise m'attendait à l'écoute du disque. La balance rectifiée entre violoncelle et piano, le son de Capuçon, ardent et royal, le piano de Braley beaucoup plus... beethovénien et cette capacité, au-delà d'un dialogue imparable et de superbe niveau, à rendre l'esprit de chaque sonate, à parcourir vraiment ensemble la vie, les souffrances ou les espérances d'un géant. Les "1e" et "3e" sonates sont d'un tempérament aussi juste, les petites "Variations" (sur "Ein Mädchen oder Weibchen", l'air de Papageno de "La flûte enchantée", et sur le "Judas Macchabée" de Haendel) constituent une belle récréation, bref il y a dans ce double CD, et malgré deux ou trois moments où les intentions sont un peu moins présentes ou plus discutables, la maturité de deux beaux artistes, en ce "bon moment" attendu pour les enregistrer, "le moment, dit Capuçon, où je me suis senti prêt". Il l'est et, parmi les pianistes préférés des deux frères (Angelich, Ducros), il a, comme son frère, choisi Braley, donnant ainsi une unité d'intention assez bienvenue aux deux grands cycles. Et signant du corpus violoncelle-piano, finalement pas si fréquenté au disque, une version avec laquelle il faudra incontestablement compter.

Concert Gautier Capuçon-Frank Braley: Beethoven (Sonates pour violoncelle et piano numéros 2, 4 et 5, Variations sur "Bei Männern" de "La flûte enchantée"). A la Philharmonie de Paris le 18 octobre.

Beethoven: Sonates et Variations pour violoncelle et piano par les mêmes artistes. Un double CD ERATO-WARNER CLASSICS