Bach, Rachmaninov et Schubert flânent dans les vignobles de Reims

La Tempête C) François Le Guen

.Chaque festival a ses particularités, parfois, d'ailleurs, sans le chercher à tout prix. Les "Flâneries musicales de Reims", 27e édition, se signalent, elles, par l'adéquation des concerts et des lieux, 53 concerts en trois semaines dans une quarantaine de lieux, historiques, oenologiques, en plein air (c'est un joli risque par les temps qui courent) et en pleine campagne. Chronique de deux jours très variés passés là-bas, entre musique et raisin.

Et parlons d'abord de la satisfaction des organisateurs, qui voient déjà 2016 comme un grand cru pour la fréquentation. Certes, les "Flâneries" ne sont pas finies mais c'est comme le temps d'une course à mi-parcours et au vu de ce qui reste à (par)courir, ils ne sont pas trop inquiets. Le paradoxe (quoique...) étant que le plus magnifique, ou plutôt le plus étrange, de ce que l'on a entendu, n'a pas fait salle comble. Eh bien!  tant pis pour les absents.

VEPRES D'UNE FOI ETRANGE ET INTENSE

Salle, non: église et même basilique. Ce jeudi soir, après un après-midi où le soleil avait rendez-vous avec la pluie, la magnifique basilique Saint-Rémi, joyau du dernier roman ou du tout premier gothique, accueillait le choeur "La Tempête" pour un programme très ambitieux: "Les Vêpres" de Rachmaninov, le "Cantique du soleil" de Sofia Goubaïdoulina. Qui seront joués, l'un (le "Cantique") entrecoupant les autres (les "Vêpres") 26 choristes, huit sopranos et les pupitres de mezzos, de ténors et de basses par 6. Un chef, Simon-Pierre Bestion, barbu, concentré, précis, démiurge. Une mise en espace dans cet immense vaisseau, sans qu'on sache qui en est l'ordonnateur, jeu avec le spatial qui va si bien avec la religion orthodoxe: une grande estrade carrée où psalmodient un ténor, une basse, une soprano et, répondant en écho à l'autre bout du choeur (l'estrade est en milieu de nef), le reste (on suppose) des chanteurs. Rachmaninov a composé ces "Vêpres" comme un résumé des vêpres orthodoxes, les textes les plus importants de la liturgie réunis en quinze pièces qui montrent combien son génie de compositeur dépassait largement le cadre du piano. Il est d'ailleurs étrange que les deux compositeurs russes les plus accusés d'occidentalisme aient été ceux qui ont chacun tressé un chef-d'oeuvre à la foi orthodoxe, si spécifique de l'âme russe, l'autre étant le Tchaïkovsky de la "Liturgie de Saint-Jean Chrysostome".

Les choristes arrivent en procession depuis le choeur, les vitraux de la façade sont éclairés d'une lumière orangée d'après-averse, on note aussitôt cette manière de chanter "blanc", à la russe, une voix de soprano qui plane au-dessus des autres, comme un ange ailé. Il y a quelque chose, sinon de dansé, du moins d' "en mouvement" qui se prolongera pendant une heure et demie avec une maestria émouvante, faisant de ses chanteurs des acteurs de leur propre chant. La variété de la musique de Rachmaninov est incroyable, parfois d'une foi intense, parfois plus profane, s'appuyant sur des airs populaires, de sorte qu'on croirait voir des paysans portant en procession les saintes icônes sous un ciel venteux. Tout à coup une femme au timbre étrange, androgyne, une voix de chantre, chante en circulant entre ses camarades silencieux, leur insufflant son énergie éthérée. On a des images qui nous passent en tête, celles des Vieux-Croyants de "La Khovantchina" de Moussorgsky, celle des Parfaits, les Albigeois montant au bûcher de Montségur. Entre-temps le chef a changé de place, les hommes qui s'enfoncent dans la nef ont leurs partitions éclairées d'une petite lampe, comme des cierges.

Le "Cantique du soleil" s'organise autour du magnifique violoncelle de Juliette Salmona, qui en tire des sons rauques, gutturaux, plaintifs. Deux percussionnistes, Guy-Loup Boisneau et William Mège, font (très bien) face à un nombre incroyable d'instruments qui soutiennent (le violoncelle est, la plupart du temps, en contrepoint des voix) la psalmodie des voix mâles (les femmes dans l'extrême aigu) en forme d'appel terrestre avec anges ad libitum. Le texte est de Saint François d'Assise, les chanteurs encadrent l'estrade, chantent "aah!" en échos qui se répondent, avec un effet de balancier, comme si les voix sortaient de partout, voix de morts ressuscités à l'heure du dernier jugement. La fin (les chanteurs massés au milieu de l'estrade) rappelle celle du "Dialogue des Carmélites", celle d'une communauté à qui il peut arriver le pire puisque le meilleur est au-dessus d'elle.

Sirba Octet C) Axel Coeuret

Sirba Octet C) Axel Coeuret

 

LA MUSIQUE KLEZMER EN MAJESTE

On s'en va ensuite à la fondation Pommery-Vranken, dans un cellier reconverti et plein à craquer, cinq cents personnes. C'est un passage obligé des Flâneries, ces lieux étonnants que sont les grandes maisons champenoises et qui se prêtent au jeu d'accueillir, c'est bien le moins, une partie de ce festival. On est là pour le Sirba Octet, fondé par Richard Schmoucler. Schmoucler, violoniste à l'orchestre de Paris, a eu besoin de retrouver ses racines yiddish et tziganes, ce qu'on appelle la musique klezmer, sur ce territoire où s'entremêlent Roumanie, Hongrie, Moldavie, territoires franchis par le peuple "aux semelles de vent" en regardant vers l'immensité russe. Il est accompagné d'amis, de l'orchestre de Paris ou non, juifs ou goys, avec un joueur de cymbalum, moldave, Iurie Morar. Le cymbalum, cette curieuse cithare qui ressemble à un clavecin et se joue avec des maillets, deux violons, alto, violoncelle (la seule femme, Claude Giron), une énorme contrebasse (celle de Stanisla Kuchinsky) et, idée de génie, un piano, qui est l'instrument le moins klezmer qui soit. Au début, allez, durant vingt secondes, on a un peu peur, en les entendant, que tout cela sonne trop policé, trop "orchestre de Paris", et puis surgit un clarinettiste, Rémi Delangle, épatant (lui est à la musique des Gardiens de la Paix) et qui a tout compris, sa clarinette est rauque, agressive, virtuose, tonitruante, stridente, joyeuse, et pendant une heure, endiablée, quel souffle, quel bonheur, quelle musicalité (quels applaudissements pour Delangle!) La clarinette est vraiment l'instrument klezmer, la flûte est trop douce, le hautbois trop en retrait, le basson trop sombre; la clarinette chante au-dessus de tous, elle est le Pavarotti des vents.

Mais chacun des musiciens a son moment, même le contrebassiste. Si l'on est un peu connaisseur, on reconnait les particularités de la musique hongroise, le duo lassu/ friss (lent-vif), cela commence dans une cadence de sanglots, presque immobiles, déchirant l'âme et puis, tout à coup, cela s'accélère, cela devient endiablé, frénétique, trop frénétique, un étourdissement de rires, pour ne pas avoir encore à pleurer. On entend ça dans les "Rhapsodies hongroises" de Liszt ou Bartok, dans le "Tzigane" de Ravel. Et puis on découvre la musique moldave, comme la hongroise avec plus d'ampleur et et de nonchalance mais moins de larmes. Et puis celle de Bessarabie, endiablée, et puis celle de Roumanie, ondoyante et large comme le Danube, avec, dans la mélodie, toujours ce vieux fond de tristesse, et puis des morceaux amers, et puis les vieilles chansons juives, de Chava Alberstein, et puis des mélanges sonores, clarinette-cymbalum-alto-contrebasse sur "Coragheasca". A la fin les huit musiciens semblent parcourir le delta du Danube, pour se jeter dans la mer Noire à tête perdue.

LES JEUNES GUITARISTES DU QUATUOR ECLISSES

Le quatuor Eclisses C) Axel Coeuret

Le quatuor Eclisses C) Axel Coeuret

Le lendemain, par d'improbables petites routes (la tristesse d'une usine abandonnée près d'un chemin de fer), on arrive à Bétheny: la mairie porte sur son fronton une date:1925. Rappel douloureux des souffrances subies pendant la guerre et surtout des destructions. La jolie église Saint-Sébastien, avec ses arcades gothiques, y a perdu son toit. Nous y attend un jeune quatuor de guitares, le quatuor Eclisses. On va les citer: Gabriel Bianco, Arkaïtz Chambonnet, Pierre Lelièvre, Benjamin Valette. Ils ont bien du talent, et d'abord d'arrangeurs. Leur "Danse macabre" de Saint-Saêns repose sur un très subtil travail sur la puissance sonore, sur le passage de relais de la mélodie. Deux des guitares se partagent d'abord les thèmes, puis, à quatre, dans le passage en forme de fugue, la polyphonie. Ce n'est pas comme si un seul des quatre avait le thème et les autres l'accompagnement et cela permet à la musique de circuler, de s'appuyer sur le jeu de chacun comme si tous étaient titulaires de plusieurs pupitres d'orchestre; de sorte qu'à la fin on ne s'est jamais dit: "La transcription est très jolie mais est-elle nécessaire?"

Ils ont de très beaux instruments, tout veinés et caramel.

On est moins convaincu par la "Suite Bergamasque" de Debussy: le passage du piano à quatre guitares ne fait pas oublier l'original, même si l'on note la poésie des jeunes musiciens dans le fameux "Clair de Lune". Dans l' "Alborada del Gracioso" de Ravel, ils utilisent (nous disent-ils!) des techniques guitaristiques de l'Andalousie, cela crépite, on croirait vraiment une oeuvre venue de Séville, quartier gitan de Triana. Dans la "1e Barcarolle" de Fauré, au rythme balancé de gondole, ils sont merveilleux de tendresse. Cette Barcarolle est un bijou, d'une très accessible beauté, que goûte d'autant le directeur musical des Flâneries, l'enfant du pays, Jean-Philippe Collard. Collard qui a été, qui est encore, ce magnifique fauréen dont l'enregistrement des "Barcarolles" fait référence. Une conclusion brillantissime, le ballet "Estancias" du grand Argentin Alberto Ginastera: danse de travailleurs agricoles, sonorités de clavecin, irrésistible "Malambo" en forme d'apothéose..

Violaine Cochard, Edouard Ferlet C) Joachim Olaya

Violaine Cochard, Edouard Ferlet C) Joachim Olaya

(J'observe, plus généralement, dans cette église remplie à quatre heures de l'après-midi, le même phénomène qu'aux "Folles journées" de Nantes: les publics les plus variés, parfois institutionnels, parfois populaires, ou les deux ensemble, jeunes et vieux, et qui FONT CONFIANCE. Certains concerts sont plus chers, d'autres moins, d'autres gratuits. Ce n'est pas Nantes, c'est autre chose, mais c'est une ville tout entière qui respire pendant quelques semaines "ces sons et ces parfums (qui) tournent dans l'air du soir" (titre d'un Prélude de Debussy)

BACH DANS UN PARC SOUS UN CIEL INCERTAIN

Pendant les guitares, il a plu. On traverse avec Jean-Philippe Collard un peu de l'agglomération pour aller en direction de la "Montagne de Reims" (qui culmine tout de même, dit Collard, à soixante-deux mètres!) qui sépare la ville des sacres de sa complice-rivale, Epernay. Dans le parc de la fondation Canard-Duchêne au village de Ludes, sous les hautes frondaisons et un ciel incertain, un clavecin et un piano sous l'auvent. Bach en jazz et en baroque: c'est la proposition de Violaine Cochard et d'Edouard Ferlet, le pianiste, qui, comme tous les pianistes de jazz, adore Bach. "Mais, explique-t-il, il ne s'agit pas que je joue baroque et Violaine jazz, il s'agit qu'on se rencontre". La rencontre s'est faite par hasard, dans l'émission d'Arièle Butaux sur France-Musique, et le hasard d'une rencontre est devenu une nécessité. Les thèmes de Bach, toujours reconnaissables (beaucoup viennent du corpus pour clavier, Partitas, Clavier bien Tempéré, Variations Goldberg), se prêtent (tant ils sont riches) à des variations subtiles sur la tonalité, l'utilisation des cordes pincées du piano, la fusion des deux sons (le clavecin est évidemment sonorisé pour qu'il ait la même ampleur) pour un inédit concerto piano-clavecin qui joue sur le dialogue, la réponse, la relance. On guette tout de même un peu le ciel, cela se termine par des descentes chromatiques martelées au piano comme dans la musique répétitive de Steve Reich ou Philip Glass. Ce n'est pas forcément ma tasse de thé mais c'est Reims, la variété de Reims, et Cochard et Ferlet sont irréprochables.

Ouf! Le ciel nous a laissés tranquilles. On s'en fiche maintenant, on sera à couvert. En centre-ville, au salon Degermann, un lieu incroyable, qui était une salle de bal abandonnée et qui, rénovée, ressemble au salon rococo d'un palais autrichien. Et justement le quatuor Debussy y a imaginé une "Schubertiade": ces rencontres musicales que Schubert organisait avec ses amis. En jouant aussi ses (presque) contemporains. Les Debussy commencent (très bien) par un quatuor charnière de Beethoven, le 9e: la fougue, la majesté, du Beethoven de la maturité et déjà les étranges harmonies des derniers opus. Ils jouent par coeur, ce qui est rarissime  chez les quatuors. Chapeau bas, d'autant que c'est juste de ton, d'intonation, d'élan, de fondu sonore.

Karine Deshayes C) Aymeric Giraudel

ENFIN VINT KARINE DESHAYES

Mais évidemment c'est Karine Deshayes qu'on attend. Ils se sont connus, elle et eux, à l'Opéra de Lyon et elle va illuminer Mozart d'abord, dans trois airs de concert, où elle met une véhémence à la Donna Elvira (qu'elle va chanter à l'Opéra de Paris l'an prochain) dans le "Alma grande et nobil coro", comme elle avait mis dans le "Abendemfindung" la mélancolie d'une Comtesse qui regarde en arrière, depuis ce soir ("Abend") qui a la nostalgie du matin. Impeccables crescendos, beauté des graves, nuances délicates sur telle ou telle note. Un "voi che sapete", l'air de Chérubin des "Noces de Figaro", en Chérubin fougueux et qui veut APPRENDRE, de sa protectrice, les secrets de l'art d'aimer.

Puis les Schubert. Des bijoux: "An die Musik", "Lied der Mignon", "La jeune fille et la Mort" (et les Debussy vont jouer l'Andante du Quatuor du même nom avec une belle sensibilité douloureuse, mais le premier violon, Christophe Collette, est trop discret, déséquilibrant l'ensemble), "Auf der Wasser zu singen"(mon préféré) et "Ständchen". Les arrangements sont intelligents, sauf pour le "Auf der Wasser (Pour chanter sur l'eau)" où la fluidité du piano s'impose: avec un quatuor à cordes, c'est un peu faire du bateau sur une cascade.  Mais dans "Ständchen" cela va très bien, grâce à la douceur du violoncelle et aux effets de pizzicati. Deshayes se montre tragédienne, avec des couleurs superbes, une ligne de chant parfaite, plus tendre dans "Mignon" , jouant magnifiquement sur le souffle quand meurt la Jeune Fille. Deux bis, "An Silvia", la beauté même et le "Voi che sapete" qu'elle reprend différemment (le sait-elle même, ou est-ce l'instinct d'une grande artiste?), en faisant un Chérubin qui a peur de passer à l'âge adulte, à l'âge de l'amour.

Le quatuor Debussy C) Bernard Benant

Le quatuor Debussy C) Bernard Benant

On finit dans les rues de Reims, où il pleut doucement, on gagne la cathédrale, un spectacle en holographie y retrace chaque soir l'histoire de l'édifice et des sacres royaux. Une flânerie de mille ans, les oreilles s'apaisent et les yeux s'enflamment.

Flâneries musicales de Reims (51) en divers lieux de la ville, jusqu'au 12 juillet. A venir, par exemple, le premier prix du concours Chopin de Varsovie 2015, Seong-Jiin Cho, demain, 5 juillet; le Quatuor Hermès (dans Dutilleux et Schubert) le 6, Edgar Moreau dans le "Concerto pour violoncelle" de Schumann le 8 (à la Basilique St-Rémi), Jean-Philippe Collard le 11 (Schumann et Moussorgsky), Véronique Gens avec le Philarmonique de Strasbourg dans Berlioz et Ravel le 12 (concert de clôture). Un grand concert-pique-nique, enfin, le 23 juillet, au Parc de Champagne, autour des comédies musicales américaines!