Aux Bouffes-du-Nord la musique de Lully éclaire le sombre "Pourceaugnac" de Molière

Erwin Aros (un sbire), Daniel San Pedro (Sbrigani), Alain Tretout (Oronte) © Brigitte Enguerand

Ce n'est pas la plus connue des oeuvres de Molière mais c'est une des plus radicales, des plus sombres, un diamant noir et énigmatique. La musique de Lully la rehausse: il n'est pas si fréquent d'entendre à part égale ceux qui composent cette comédie-ballet: d'excellents comédiens d'un côté, d'excellents musiciens de l'autre. Et danseurs tout ensemble! C'est le cas ces temps-ci au théâtre des Bouffes-du-Nord.

Mais commençons par la fin: les applaudissements fournis et nourris qui accueillent Gilles Privat (formidable Pourceaugnac) et ses camarades ainsi que les musiciens des Arts Florissants. Ce plaisir des spectateurs va aussi à la mise en scène vive et habile d'Hervieu-Léger. Vive et habile mais non sans quelques défauts.

DRAME BOUFFON, ET PLUS DRAME QUE BOUFFON

La comédie-ballet, qui est aujourd'hui davantage de la comédie chantée, fort prisée du roi Louis XIV qui était aussi un danseur émérite, a donné lieu à quelques collaborations de haut vol entre Lully et Molière, la plus fameuse étant "Le bourgeois gentilhomme". Certaines, en revanche, sont oubliées comme "La princesse d'Elide". Il en reste au moins deux (l'autre étant "Georges Dandin") qui n'ont guère besoin de musique tant l'art théâtral de Molière (et les sujets développés) s'y montre suffisant pour qu'on s'en tienne au texte. La musique de Lully pour "Pourceaugnac", quoique charmante, dispose davantage des séductions qui devaient plaire au roi et à la cour (et qui nous plaisent à nous aujourd'hui) que d'une implication réelle et instrumentale dans le drame bouffon imaginé par Molière.

Daniel San Pedro, Gilles Privat (Pourceaugnac) C) Brigitte Enguerand

Daniel San Pedro, Gilles Privat (Pourceaugnac) C) Brigitte Enguerand

Drame bouffon, et plus drame que bouffon. C'est peut-être la première réussite de ce spectacle: d'enrober de grâce et d'élégance l'aventure radicale et lugubre de Monsieur de Pourceaugnac, et que cette grâce et cette élégance soient confiés aux personnages les plus odieux qui soient. Résumons: au départ on a les atours de beaucoup d'oeuvres de Molière, deux jeunes gens qui s'aiment, et le père de la jeune fille qui l'a promise à un autre, bien plus mature, un nobliau de province, Monsieur de Pourceaugnac, qui a débarqué de Limoges. On pourrait s'attendre à un conflit père-fille avec servante au rude langage, à la manière de "Tartuffe", "L'avare" ou "Le malade imaginaire". Pas du tout: le père est une marionnette, le fiancé, avec la bénédiction de sa promise, sort de sa manche deux fripouilles, Sbrigani et Nérine (dès le début, ils s'accusent l'un l'autre des pires forfaits, y compris de crimes de sang, et cela en dit long sur les fréquentations du jeune homme!), qui vont mettre en scène divers stratagèmes pour faire retourner dare-dare Pourceaugnac à Limoges. Ce grand benêt de Pourceaugnac, qui n'a pas la moindre malice (il considérera Sbrigani comme le seul honnête homme qu'il a rencontré dans la ville alors que c'est Sbrigani qui est cause de tous ses malheurs) et qui se rebelle seulement quand on semble douter de sa condition de gentilhomme, va subir les pires avanies, la moindre étant qu'on lui vole ses bagages dans les premières minutes. Avant de passer pour fou, puis d'escroc auprès du père, d'apprendre que sa promise est une catin, enfin d'être reconnu comme bigame (crime terrible à l'époque), ce qui l'obligera à s'enfuir nuitamment, déguisé en femme. L'oeuvre de Molière est fulgurante, dure (le texte) à peine une grande heure et nous laisse aussi estourbi que rêveur...

Conspirateurs-chanteurs et conspirateurs-comédiens! © Brigitte Enguerand

Conspirateurs-chanteurs et conspirateurs-comédiens!
© Brigitte Enguerand

LA VIOLENCE DU REFUS DE L'AUTRE

On n'a jamais parlé avec cette violence du refus de l'autre, du rejet de l'étranger, indigne d'un milieu, d'une société. Dans un discours liminaire d'une dureté à faire peur, la terrible Nérine dit son aversion pour ce Pourceaugnac :"Qu'est-ce que c'est que ça, Pourceaugnac? Et une personne comme vous est-elle faite pour épouser un Limousin?" Nérine, énigmatique Nérine, dont Molière n'explique jamais la fureur: est-elle amoureuse de la jeune Julie pour ne pas supporter qu'elle soit entre les bras d'un homme âgé? Elle devient d'ailleurs un personnage secondaire au profit de Sbrigani, auquel le remarquable Daniel San Pedro donne toute sa dimension de suave et très sympathique canaille. La Julie de Juliette Léger est ravissante, c'est la seule à éprouver vers la fin un soupçon de remords, il y a d'ailleurs entre la fille et le père des échanges dont on ne sait trop quoi penser. Bon Alain Tretout en Oronte (le père) Guillaume Ravoire en Eraste (l'amoureux) est très bien au début, manque d'envergure ensuite. Stéphane Facco est aussi hallucinant en médecin fou façon expérimentations nazies qu'en mère hystérique parlant occitan avec l'accent de Pézenas, entre travelo d'Almodovar et Chevaliers du Fiel.

GILLES PRIVAT EST MAGNIFIQUE

Gilles Privat est magnifique: il joue avec une bouleversante présence un homme qui n'existe pas. Malmené, tourneboulé, ne comprenant rien et d'autant plus émouvant qu'il ne cherche pas à comprendre (on se souvient d'un Bruno Raffaelli, il y a dix ans, au Vieux-Colombier, qui tentait de se rebiffer, et c'était moins fort) Le Pourceaugnac de Privat, rappelant aussi un autre de ses rôles dans l' "Hôtel du Libre-Echange" de Feydeau où il était ainsi pris dans un tourbillon incompréhensible, ne peut que ponctuer le déferlement de ses ennuis de quelques phrases qui, après chaque épisode, le résume: "Il pleut en cette ville des femmes et des lavements/  Ils commencent ici à faire pendre un homme et puis ils lui font son procès" Hervieu-Léger, dans un décor de Paris des années 50 (ou 40 ou 30, un Paris, en tout cas, grisâtre et inhospitalier), joue à fond le rythme et l'excitation de la commedia dell'arte avec des trouvailles visuelles (la longue et frénétique "danse du clystère", les gestes de poule du papa Oronte, les vieilles voitures sur scène, les costumes, comme celui de toréador, vert et bas roses, de Sbrigani, où la grande et multi-césarisée Caroline de Vivaise s'en est donnée à coeur joie...)

Stéphane Facco travesti avec Gilles Privat © Brigitte Enguerand

Stéphane Facco travesti avec Gilles Privat
© Brigitte Enguerand

MUSICIENS DES ARTS FLORISSANTS IMPECCABLES

On n'a pas encore parlé de la musique de Lully. C'est justement qu'elle n'est guère liée à la pièce. Elle arrive en ouverture, en conclusion, et une ou deux fois dans le texte. Elle est jolie et vive mais on sent que Lully est partagé entre l'idée qu'il s'adresse au roi -donc écriture solennelle, discrètement pompeuse, empreinte de belles sonorités et de noblesse- et l'idée que la pièce sent sa province -et tout à coup, avec deux flûtes à bec et tambour, surgit une danse comme on en dansait dans les campagnes. Des quatre chanteurs on a noté la belle voix de Claire Debono et celle, entre ténor et haute-contre, ravissante, d'Erwin Aros (qui joue aussi un élégant sbire): leur duo final est charmant. Cyril Costanzo et Mathieu Lécroart sont bien, sans plus. Les musiciens des Arts Florissants impeccables, sous la houlette, le soir où j'y étais, de Paolo Zanzu qui dirige du clavecin. Mais Zanzu se contente d'être un "primus inter pares", un "premier parmi ses pairs", sans insuffler une vraie vision, ce que fera sans doute William Christie qui a pris le relais depuis le 1er juillet.

La "danse du clystère" autour de Pourceaugnac-Gilles Privat © Brigitte Enguerand

La "danse du clystère" autour de Pourceaugnac-Gilles Privat
© Brigitte Enguerand

QUELQUES RENCONTRES UN PEU ARTIFICIELLES

C'est ainsi  qu'on se surprend à écouter d'un côté la musique de l'autre le texte et qu'il n'y a pas entre eux de véritable rencontre. Ou alors ces rencontres sont un peu artificielles: pendant le duo final les acteurs célèbrent le mariage de Julie et d'Eraste mais ce qu'Hervieu-Léger leur fait faire a un côté: "Agitez-vous à tout prix" qui ne fonctionne pas. De même pendant la musique d'introduction où tout le monde court dans tous les sens dans un désordre assez vain. Quant à la chorégraphie, elle manque évidemment de danseurs, même si Bruno Bouché, le chorégraphe, se démène pour inventer quelques figures que musiciens et comédiens puissent en harmonie reproduire. Ce ne sont certes que quelques pailles et quelques brins de fer dans un spectacle harmonieux et de qualité mais on aurait préféré que soit davantage mise en perspective cette fin incroyable où l'on voit de jolies crapules sabrer le champagne avec toute l'apparence du confort bourgeois et de la jeunesse triomphante, car assurée de sa séduction, en oubliant avec une confondante désinvolture le sort d'un malheureux (sort dans l'ignorance duquel nous laissera Molière) affreusement puni parce qu'étant de Limoges

Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet de Molière et Lully, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, direction musicale William Christie, à Paris au Théâtre des Bouffes-du-Nord jusqu'au 9 juillet.

Le spectacle est en tournée depuis décembre (mais pas à Limoges!). Il tournera encore les 25 et 26 août à Thiré (Vendée) dans les jardins de William Christie lui-même. Puis, en 2017, à Charleroi les 17 et 18 mars, à l'Opéra de Versailles les 22 et 23 avril et dans la nouvelle "Cité musicale de l'île Seguin" à Boulogne-Billancourt du 29 au 31 mai