Jean-Sébastien Bach et le professeur japonais

Jean-Sébastien Bach à l'orgue © Collection Particuliere Tropmi / Manuel Cohen

C'était il y a quelques jours au Théâtre des Champs-Elysées, où l'on avait le privilège, pour ceux qui, comme moi, ne l'avaient jamais entendu "live" (je l'avoue, je ne suis pas très "musique baroque"), de découvrir, par les yeux et par les oreilles, le fameux Masaaki Suzuki. Suzuki, donc, en étape parisienne, pour célébrer aussi autour de son grand homme, Jean-Sébastien Bach, la sortie, tenez-vous bien, de l'intégrale des deux cents (et quelque) cantates dudit cantor de Leipzig. Des cantates en question (parues chez BIS) Suzuki et ses musiciens nous proposaient les numéros (BWV selon le catalogue bachien) 21 et 170. Et, en énorme cerise sur l'énorme gâteau (au thé vert), le somptueux "Magnificat"

SUZUKI, FINES LUNETTES ET BARBE BLANCHE

Choix guidé aussi par la proximité chronologique des oeuvres: le "Magnificat" est de Noël 1723, la BWV 21 du printemps précédent, la BWV 170 de 1726.

Suzuki entre, fine lunettes et barbichette blanche, longs cheveux d'un blanc immaculé. Ses musiciens (du Bach Collegium Japan) entrent à leur tour, il n'y a pas que des japonais mais il y en a beaucoup, aussi bien parmi les instrumentistes que parmi les membres du choeur. Un choeur ni trop imposant ni trop riquiqui: dix femmes, huit hommes. Chez les femmes, cinq sopranos, trois altos, chez les hommes six ténors, quatre basses. Les solistes (cinq en tout) font partie du groupe, dont on note immédiatement la magnifique homogénéité dans l'air d'entrée, "Ich hatte viel Bekümmernis in meinem Herzen" ("J'avais grande affliction en mon coeur" mais la suite est plus rassurante: "tes consolations ont ranimé mon âme") Air d'entrée qui suit une sorte d'ouverture confiée au superbe hautbois. Ce hautbois n'est que douceur, il se fond dans l'orchestre, on n'ose parler (ce serait cliché) d'un Bach zen, un Bach en tout cas sans excès, sans romantisme mais qui, avec fermeté et confiance, tourne sa foi vers le ciel.

Masaaki Suzuki saluant au Mexique NOTIMEX/FOTO/HUGO BORGES/FRE/ACE/

Masaaki Suzuki saluant au Mexique
NOTIMEX/FOTO/HUGO BORGES/FRE/ACE/

DES JAPONAIS RESPIRANT UNE OEUVRE PROFONDEMENT EUROPEENNE

On a beau être habitué à ce que nos amis d'Asie jouent notre musique occidentale aussi bien que nous-mêmes, on est un peu étonné (ou alors je suis "vieux jeu") de voir l'évidence avec laquelle les natifs d'un archipel si lointain (dans tous les domaines) respirent l'oeuvre d'un homme si profondément européen qu'il demeure une des sources vitales de notre pratique musicale. Imaginons un groupe franco-allemand jouant la musique traditionnelle japonaise avec la même assurance que "Margot s'en allait danser". Cela n'existe pas (j'en suis sûr) Alors certes Suzuki, né à Kobé dans une famille de musiciens amateurs, se sera formé, traversant les océans, à la pratique du style du Cantor auprès des grands baroqueux, Koopman, Leonhardt et d'autres, mais il a fallu qu'il retourne au Japon, qu'il trouve des musiciens sur place, qu'il leur explique, ce qu'est Bach, ce qu'a fait Bach, ce qu'est le style de Bach, comment penser Bach, comment vivre Bach, et que cet enseignement-là porte ses fruits, que ces musiciens-là s'imprègnent de l'esprit de cet homme écrivant des hymnes religieux pour une religion qui n'est pas la leur, et dans un état d'esprit si différent.

Même si Suzuki est un chrétien d'Orient.

Et d'ailleurs c'est ce qui est le plus beau, cette fusion des voix, des instruments, ce sentiment qu'un groupe d'amis chante la gloire de Dieu et que ce peut être n'importe quel dieu et que nous assistons, à travers la musique de Bach, à un relais entre terre et ciel. Pas d'accent superflu, pas de romantisme excessif, pas de sentiment grandiose mais la volonté que cette musique coule aussi fluidement qu'inlassablement de cette source qui est le coeur de l'homme jusqu'au confluent où l'homme rejoint le Tout-Puissant. Et devant nous, l'ardeur, la précision de Suzuki, les cheveux blancs qui volètent.

MAIS IL Y A LES SOLISTES...

Evidemment il y a les solistes.

Masaaki Suzuki et son Bach Collegium Japan NOTIMEX/FOTO/HUGO BORGES/FRE/ACE/

Masaaki Suzuki et son Bach Collegium Japan NOTIMEX/FOTO/HUGO BORGES/FRE/ACE/

C'est peut-être là que nous redescendons un peu de notre nuage japonais. La soprano Joanne Lunn chante la première aria de la BWV 21: des notes disparaissent, le souffle est un peu court. Le timbre est suave mais il faut tendre l'oreille. C'est sans doute l'intention de Suzuki qui demande à ses chanteurs d'être en mezza voce. Le ténor Zachary Wilder a un joli timbre, il se tire avec honneur des vocalises de son air "Bäche von gesalznen Zähren" ("Des ruisseaux de larmes salées") malgré son trac évident (il remplace un collègue souffrant) et réussit très bien le "Erfreue dich, Seele, erfreue dich, Herze" (Réjouis-toi, âme, réjouis-toi, coeur), aux graves redoutables... pour un ténor! Mais il manque lui aussi de projection.Quant à la basse Dominik Wörner, elle fait bien son travail, sans génie.

Les choses se gâtent un peu plus avec la 2e cantate, une des rares (il y en a quinze sur deux cents) écrites sans choeur pour un unique soliste: la BWV 170, "Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust" (Bienheureuse paix, bien-aimée béatitude) est chantée par le contre-ténor Robin Blaze, grand habitué de cette musique...et de Suzuki. Il faut croire qu'il n'était pas dans un bon jour: peu de graves, des coups de glotte, un timbre qui peine à se projeter, des vocalises un peu hasardeuses... Heureusement, après l'entracte, le "Magnficat" réconcilie tout le monde. On note bien que Joanne Lunn est capable de très jolies vocalises mais n'a guère de graves, elle non plus. On est tout surpris de voir surgir en 2e soprano la grande Hana Blazikova, qui est tout de même d'une autre dimension sonore. On note que le hautbois est décidément talentueux, que Zachary Wilder (superbe duo, "Et misericordia ejus", avec Robin Blaze, belles vocalises dans le "Deposuit potentes") est décidément à suivre et que les deux flûtes qui accompagnent Blaze dans le célèbre "Esurientes implevit" ont un son aussi ravissant que celui de leur confrère hautbois.

NOS JAPONAIS TRES APPLAUDIS

Enfin, après le dernier choeur, nos Japonais se retournent, tout heureux (avec la pudeur japonaise) que nous les applaudissions comme nous aurions applaudi les musiciens leipzigois de Bach lui-même. Cela prouve combien Bach est universel. Cela prouve aussi que Masaaki Suzuki est professeur. De bienfaits.