CD : le Schumann juvénile et ardent de Jan Lisiecki

C'est un enregistrement qui a déjà quelques semaines mais je l'ai tout de suite repéré, avant même de l'avoir entendu. Son écoute, heureusement, a confirmé mon sentiment favorable. Il est dommage, simplement, que, sur la pochette (de la célèbre "firme jaune" allemande) on se contente d'indiquer "Lisiecki Schumann". Oui, mais quel Schumann? Il y en a tant... La présence d'un orchestre semble indiquer qu'il s'agit du célébrissime "Concerto pour piano". Gagné! Mais pas que.... Car ce CD comme il en parait tant a, aujourd'hui, à ma connaissance, quelque chose d'unique.

UN PIANISTE PRODIGE JOUANT CHOPIN

D'unique pas seulement parce que Jan Lisiecki est à la manoeuvre. Un petit rappel: Lisiecki, c'est ce jeune homme au visage d'angelot (il l'a toujours) qui a fait, voici quelques années, enfant prodige (si, si, c'est une carrière, il y en a qui ne s'en remettent pas). Et qu'on a utilisé comme tel, étant donné son nom (mais pas sa nationalité puisqu'il est... canadien anglais), pour jouer aux cérémonies du bicentenaire de Chopin dans sa ville natale -celle de Chopin, pas celle de Lisiecki, mais dans le pays d'origine des parents de Lisiecki, émigrés ensuite à Calgary, Canada. Vous suivez? Donc le tout jeune Lisiecki, quinze ans à l'époque et de nom et d'origine polonaise, joue alors Chopin puis, au MIDEM de Cannes, le 1er concerto de Chopin, puis, remplaçant Nelson Freire (rien que ça) le 1er concerto de Chopin puis à Séoul, Ottawa, New-York, Varsovie, Pékin, Munich, partout (et même à Paris avec l'Orchestre de Paris), le 1er Concerto de Chopin. Heureusement, pour varier les plaisirs, quelqu'un se rend compte un jour qu'il sait jouer aussi... le 2e concerto de Chopin. Du coup on lui fait enregistrer les deux concertos. Disque saluée par la critique européenne car le jeune homme (désormais un peu moins jeune) a des doigts, évidemment, mais aussi un sens musical certain, outre un glorieux prédécesseur. Souvenez-vous: un petit gamin aux boucles frisées, portant un foulard rouge de jeune pionnier de l'URSS, enregistrait, à douze ou treize ans, dans sa Moscou natale, avant que Karajan le remarque, les mêmes deux concertos... de Chopin. Ce garçon, c'était Evgueni Kissin.

... QUI, A 21 ANS, JOUE SCHUMANN

Or, désormais, le garçon a grandi. Je veux dire: Lisiecki. (Kissin, lui aussi, a grandi, et pas si mal) Il aura 21 ans dans quelques jours (le 23 mars) et il n'est plus condamné à jouer Chopin jusqu'à la fin de ses jours. Grâce à la "firme jaune" qui lui a demandé de jouer... Schumann. Vous allez me dire: Chopin, Schumann, ce sont quand même les cousins-germains, il va nous faire Liszt ensuite et puis les deux Brahms, tout ça va toujours par deux, est-ce qu'il est capable de nous jouer Ravel ou Prokofiev? Ou Bartok, tiens: la Hongrie, ce n'est pas loin de la Pologne, et puis, les Bartok, il y en a trois.

C) Ben Wolf pour Deutsche Grammophon

C) Ben Wolf pour Deutsche Grammophon

UN MELANGE DE FOUGUE ET DE TENDRESSE

Vous êtes injuste (enfin, c'est moi qui le suis, puisque je fais les questions et les réponses). Pour un tas de raisons et d'abord parce que ledit (et unique!) concerto de Schumann, son opus 54, l'archétype du concerto romantique, cette splendeur rhapsodique où passe tout Schumann en un trait de clavier, Eusébius et Florestan, le bonheur d'aimer Clara et la terrible angoisse existentielle, ce miracle de construction insouciante et de fragile équilibre, il n'est pas si fréquenté que ça par les (tout) jeunes interprêtes. Adam Laloum le joue, je crois; mais Laloum, c'est Laloum. Cette oeuvre si enregistrée, à ma connaissance, ne l'a jamais été par un pianiste de 20 ans. D'accord, ce n'est pas un critère. Alors écoutez: l'accord initial, franc comme l'or, et puis ce mélange de fougue et de tendresse dont de plus anciens ne trouvent pas forcément le juste équilibre, ailleurs la force et la poésie, une sorte de ying et de yang du piano à la sauce Schumann que Lisiecki réussit la plupart du temps avec une évidence confondante et la grâce de la jeunesse. Car ce concerto, ce n'est pas seulement l'équilibre délicat que je viens d'évoquer. C'est le changement d'humeur à vue, la puissance et tout à coup la caresse et cela dans le même élan quand tout pourrait se fractionner, tomber en éclats de verre. Le deuxième mouvement est moins bien, un peu plat, trop calme, l'entrée du piano est timide et le dialogue avec l'orchestre patine un peu. Dommage car Antonio Pappano s'était jusque là mieux que bien comporté, avec son orchestre romain de Sainte-Cécile, dans un répertoire où l'on n'attendait pas du tout ce fameux chef d'opéra. Le dernier mouvement est très bien. Liesecki plaque les grands accords avec une fermeté jamais tapageuse, il y a bien cette atmosphère si héroïque et romantique de chasse en forêt, et quel souffle et quelle fin péremptoire!

Et alors, allez-vous me dire?

DEUX AUTRES MORCEAUX SUPERBES ET MECONNUS

Et alors... tout le reste. Car il est une tradition étrange qui a donné  sur tous les disques un autre concerto comme accompagnement à celui-ci: souvent celui de Grieg (allez savoir pourquoi!) parfois un des Chopin ou un Mozart. Or Schumann a écrit deux autres oeuvres pour piano et orchestre. D'abord un "Konzertstück" (pièce de concert), l'opus 92, quatre ans plus tard, dont Lisiecki dit, très justement que c'est "comme si on avait allumé la radio et qu'on était déjà à la moitié de l'oeuvre: aucune phrase introductive, aucune progression, pas de temps pour s'adapter". C'est exactement cela, ou comme si, pendant une promenade, on croisait quelqu'un qui avait commencé à chanter un air avant le tournant et qu'on reçût l'air où il en était. Sauf que Lisiecki maîtrise magnifiquement bien, et dès la première note, la belle introduction poétique comme la mélodie de l' "Allegro appassionato" qui n'est, là encore, que passion et conquête. Des trois morceaux, comme Pappano et ses musiciens sont parfaitement à la hauteur, je crois que c'est mon préféré. Et celui que j'aime le moins (un peu moins), le troisième, un autre "Konzertstück opus 134", écrit en 1853, un an avant que Schumann ne fasse sa tentative de suicide dans le Rhin. "Changements rapides, pas de transitions, les idées viennent de nulle part", dit Lisiecki. Mais il faut sans doute, pour en ressentir toute la désespérance troublée, une maturité dont un garçon de vingt ans n'est pas encore capable, et cette fois Pappano, qui suit trop son pianiste, ne le soutient pas. C'est du piano de qualité, ce n'est que du piano.

UN CHOIX ENTRE SERKIN ET LISIECKI

Il aurait fallu, oui, la maturité d'un Rudolf Serkin, qui est un des rares à avoir joué (et enregistré) cette oeuvre, et de manière admirable. Serkin qui a enregistré aussi le concerto et le Konzerstück, avec une superbe inspiration. Oui, mais voilà: sa firme, Sony Classical, n'a jamais pensé à réunir les trois ouvrages en un même CD; les opus 54 et 92 sont avec le concerto de Grieg, l'opus 134 dans un programme disparate avec du Richard Strauss et du Mendelssohn. De sorte que Lisiecki est le seul aujourd'hui, et tous les Schumanniens fervents vont lui rendre grâce, à réunir l'intégralité du "piano et orchestre" de leur idole. Si le disque était raté! Mais il ne l'est pas, loin de là, et on le rangera autant au rayon Schumann qu'au rayon Lisiecki.

A qui du même coup je vais suggérer (perversement) d'enregistrer le reste du "piano et orchestre" de Chopin (en dehors des concertos, il y a quatre oeuvres!)

Robert SCHUMANN: Concerto pour piano opus 54, Konzertstück opus 92, Introduction et Allegro de concert opus 134. Jan Lisiecki, piano. Orch. de l'Académie nationale de Sainte-Cécile de Rome, direction Antonio Pappano. Un CD DG