A la Philharmonie, la légende Radu Lupu et un orchestre de Paris au parfum scandinave

Je n'avais pas entendu l'orchestre de Paris depuis longtemps.Il y a des raisons à cela, même si elles me sont personnelles. Je lui ai souvent trouvé, dans sa programmation, quelque chose d'un peu contraint par rapport à ses homologues de la capitale. Et des solistes et chefs invités ou cédant à un effet de mode ou, au contraire, pas tout à fait à la hauteur de musiciens qui se veulent (est-ce encore le cas?) porteurs de l'excellence musicale parisienne, comme il y a un Philharmonique de Vienne, de Berlin, de New-York ou un Concertgebouw d'Amsterdam. En outre Christoph Eschenbach et Paavo Järvi, l'ancien et l'actuel directeur, me semblent de tempérament et de formation, malgré leur génération d'écart, assez voisins. Assez voisins, c'est-à-dire moins réceptifs à une certaine latinité qui a longtemps collé à la peau des formations françaises, ce qui n'est pas forcément bien vu dans le monde de la musique! Si les plus grandes formations d'orchestre étaient en Espagne, au Portugal, en Grèce, cela se saurait et d'ailleurs chacune des formations parisiennes en est passée par une cure de "germanité" (sous-entendu: de rigueur), de Marek Janowski avec le Philarmonique de Radio-France à Kurt Masur pour le National!

BEETHOVEN A LA RESCOUSSE DES SCANDINAVES

Je le dis en tout cas: j''ai été très agréablement surpris. Le programme m'avait attiré (cela arrive donc!), un modèle de programme, de mon point de vue: le chef-d'oeuvre, le "tube", pour faire passer les découvertes. En d'autres termes Beethoven venant à la rescousse des Scandinaves, en particulier du méconnu Nielsen. Si vous n'êtes pas allé écouter l'orchestre de Paris depuis longtemps voici d'ailleurs, dans le texte distribuée, quelque chose de très remarquable: la recension des précédentes interprétations, par l'orchestre, des différents morceaux jouées le soir même: ainsi le Nielsen n'avait pas été donné depuis 34 ans et le Sibelius depuis 17! Mais au moins avaient-ils été déjà donnés.

Quant au Beethoven.... Le 3e concerto pour piano! La dernière fois, c'était l'an dernier. Et ce furent souvent des légendes qui s'y succédèrent: Arrau, Pollini, Benedetti Michelangeli, Brendel, le contestable Lang Lang. Et Radu Lupu, lui, déjà deux fois. Le Roumain draine d'autant plus les foules qu'il a renoncé à enregistrer, ce que nous font regretter en particulier ses magnifiques Schubert. Il vient régulièrement avec ces partenaires-là. Il entre comme un pope paisible (la barbe épaisse compensant une calvitie qui s'étend) sous le regard d'un autre beethovenien de race, François-Frédéric Guy, qui n'est pas en reste dans le domaine de la pilosité: veut-il lui ressembler?

RADU LUPU, TRES RAMINAGROBIS

Lupu ferme les yeux, très Raminagrobis. Ce concerto s'ouvre, comme ceux de l'époque, par une introduction orchestrale et d'emblée on est frappé par l'homogénéité des cordes, leurs attaques appuyées, les nuances dynamiques, dans cette vision qui tire, sans fioriture et le plus nettement possible, ce concerto-charnière vers Mozart au détriment du romantisme. Mais il y a donc à Paris désormais un orchestre qui a décidé de jouer "à l'allemande", comme si tous les instruments n'en formaient qu'un seul, et cependant sans rien renier de la beauté des individualités musicales qui font notre réputation. Bien sûr cette "sécheresse", cette netteté-là, n'ont pas que des adeptes. D'autant que Lupu, évidemment, va dans le même sens: ne jamais hausser le ton, ne jamais négliger la clarté du son, savoir, par un équilibre imparable des deux mains, passer par-dessus l'orchestre en donnant plus de présence et une constante autorité à une sonorité d'ivoire. On a rarement entendu une si belle maîtrise des crescendos, on a rarement entendu un piano qui réussit (et ce n'est pas seulement par l'attention constante de Järvi, qui ne cherche pourtant jamais à réduire le son de ses musiciens) à être constamment AUDIBLE, tout en distillant de subtils ralentis (la marque du romantisme naissant) dans les "petites" notes, les plus simples. Mais aucune note n'est "petite" pour Lupu, on le sent dans un mouvement lent encore plus évident, là le piano est à nu, dialogue avec l'orchestre dans une commune méditation, un dialogue parcouru de silences qu'il faut faire vibrer car ces "silences après la musique", comme chez Bach, sont encore de la musique.

Le finale n'est pas tout à fait de ce niveau: Lupu retient cette musique que l'orchestre veut emballer et d'ailleurs celui-ci joue plus vite quand il est seul! Une dame, à l'entracte, fera la moue: "Il dort quand il joue". Jugement quelque peu lapidaire mais cette fin manque un peu du sentiment de conquête qu'on aime à y entendre. On ne sait pas en tout cas quelle inspiration y aura trouvé François-Frédéric Guy, si un mouvement lent d'une sonate de Mozart, en bis, n'avait mis tout le monde d'accord: Radu Lupu est décidément un maître de la nudité et de l'introspection.

Pavo Järvi C) AFP PHOTO /JACQUES DEMARTHON

Pavo Järvi
C) AFP PHOTO /JACQUES DEMARTHON

UNE FLUTE AUX SONORITES D'OISEAUX

Tout le monde était resté après l'entracte, et même Bruno Julliard, le premier adjoint d'Anne Hidalgo: on salue cette présence car ce n'est pas si souvent qu'on voit des politiques dans une salle de concerts classiques, monde dont ils se fichent bien trop souvent. Carl Nielsen est LE compositeur danois. Mais on ne saurait pas qu'il est danois, on penserait que son concerto pour flûte, c'est de la musique française. La flûte y est mélancolique, avec des sonorités d'oiseaux, elle fait vraiment de la musique et non de la gratuite virtuosité, face à un orchestre rugueux et compact, où scintillent brusquement de magnifiques duos (ah! cette flûte de Vincent Lucas et la clarinette de Pascal Moraguès) avec parfois des accents néo-classiques (le concerto date de 1926, Nielsen mourra cinq ans après)... Et Vincent Lucas, donc, parfait de bout en bout, pour nous rappeler (il est flûte solo de cet orchestre avec lequel il joue) combien, surtout parmi les vents, plusieurs musiciens ont largement un niveau de solistes.

LA MELANCOLIE OBSEDANTE D'UNE VALSE

Järvi triomphe vraiment dans la 3e symphonie de Sibelius. Tant Sibelius parle sa langue, à lui, l'Estonien qui se sent forcément aussi balte que scandinave: le début de cette oeuvre si âpre, mené de manière inattendue par les violoncelles et les contrebasses, le rythme de danse scandée, l'écriture de ces cordes graves qui en font une étude d'orchestre plus qu'une symphonie d'atmosphère, Järvi l'élève à un niveau de grandeur tendue qui me font plaisir, car Sibelius a encore besoin, sous nos latitudes, de défenseurs tels que lui quand il est, sous d'autres cieux (l'Angleterre ou l'Allemagne), vu comme un des maîtres du XXe siècle. Le mouvement lent est fait d'une petit thème, un tout petit thème, au rythme de valse lente qui s'épuise, admirable de mélancolie obsédante, et qui passe, presque comme un mouvement perpétuel, du basson aux clarinette, hautbois, deux flûtes, sur pizzicati des cordes graves, de nouveau. Dans le troisième mouvement, après l'appel des cors, la splendide interventions des altos et des violoncelles (un seul instrument composé d'eux tous), la montée finale, de tout l'orchestre, est magistrale.

Oui, c'était malin: Beethoven joué par un maître pour nous amener à Nielsen et Sibelius, ces grands méconnus. Une dame (pas la même): "C'est tout de même triste, Sibelius". Non, madame, ce n'est pas triste, c'est sombre. Comme une forêt de sapins qu'éclaire soudain, entre les nuages épais, un soleil terrible. Järvi et son orchestre ont été ce soir-là les superbes éclaireurs de ces étendues sonores.