La "Folle Journée 2016", 4e jour: des orages, des tempêtes et des éclaircies bretonnes

Francois-Frederic Guy C) Guy Baltel, SIPA

Samedi 6 Février: une jeune chanteuse, des tempêtes, du piano irlandais, une musicienne chinoise, des tambours japonais et des percussions aquatiques. Et déjà l'avant-dernier jour de cette "Folle Journée 2016"

Je suis allé écouter une jeune chanteuse française, Camille Poul, que j'avais déjà repérée l'an dernier dans la difficile "Voix humaine" de Poulenc qu'elle assumait avec beaucoup de présence. L'exercice, cette année, était différent, d'abord parce que la faire chanter à onze heures du matin n'est pas très gentil: aucun chanteur n'a la voix "en place" à cette heure-là encore proche du  réveil.  D'ailleurs le programme s'intitule "Nuit sous la lune"... et donc à onze heures du matin! Il est très joliment composé autour de trois maîtres du lied allemand: Schumann, sa femme Clara et Brahms. Poul rend très bien, avec sa fortepianiste, Maude Graffon, la tendresse éperdue de Schumann (qui pense évidemment à Clara dans ses "Liederkreis"), elle choisit des mélodies intenses de Clara elle-même (superbe "Er ist gekommen", il est venu dans l'orage et la pluie) car Clara était aussi une compositrice de talent. Elle choisit dans Brahms des oeuvres de jeunesse et de vieillesse qui démontre  l'étendue de son génie. La voix de Camille Poul est chaude, avec de belles irisations, le sentiment est juste. Graffon donne en ponctuation deux Schubert, dont la "Mélodie hongroise" et, sur son pianoforte, celle-ci sonne comme une danse de village qui la rapproche des "Danses hongroises" de Brahms.

BEETHOVEN ET SA "CLAIR DE LUNE"

Je suis allé écouter François-Frédéric Guy. Le pianiste, tête barbue, bouclée, grisonnante, de Jupiter, se trouve désormais l'unique français à jouer TOUT Beethoven, les 32 sonates et les 5 concertos, Guy a ses admirateurs et ses détracteurs. J'étais resté sur ma faim à une audition du 3e concerto. Là, j'ai été séduit. Trois sonates, la "Clair de Lune", la "Pastorale", la "Tempête", et surtout trois de la même période. Guy essaie d'être le plus objectif possible. Le début de la "Clair de Lune" est un paysage imperceptiblement changeant comme le sont les "séries" de Monet; et cela transforme ce mouvement en une étude de lumière à travers la nuit. Le dernier mouvement s'impose aussi parce qu'il est supérieurement conduit, d'un strict point de vue musical. Le génie beethovenien n'a pas besoin de plus. On voit passer, dans le premier mouvement de la "Pastorale", l'ombre de papa Haydn, dont Beethoven se dégage dans le célèbre mouvement lent, pris à pas de coche. La "Tempête"  est de la même eau, évitant les grands sentiments romantiques. Toutes ces intentions, dont on sent qu'elles ont le respect du texte pour racines, peuvent intimider dans une grande salle. Peut-être, dans celle-ci qui contient 120 places, sommes-nous si proches du pianiste que nous percevons instantanément la justesse de ce qu'il veut nous dire.

L'ALLEMAGNE, PAYS DE LA NATURE

Je suis allé écouter Joël Suhubiette et son choeur "Les éléments". C'est Camille Poul en version choeur! Après "Nuit sous la lune", voici "Chant du soir, chant du matin"... qui ouvre par "Le soir" morceau de piano (!) pris (un peu timidement) par la pianiste Nino Pavlenichvili dans les magnifiques "Phantasiestücke" (Pièces de fantaisie) de Schumann. Puis Schumann, Brahms, Wolf et Reger. Pour se rappeler que l'Allemagne (comme les pays germaniques), est vraiment le pays du sentiment de nature. Là où, quand Berlioz ou Courbet partaient sur les routes, ils passaient pour des originaux, n'importe quel peintre, écrivain, musicien de langue allemande prenait son bâton, s'arrêtait au bord d'un lac, au pied d'une cascade, en haut d'un sommet herbu et, le soir, se trouvait une auberge où chanter en buvant autour d'une table de bois.

C'est ce sentiment-là qui passe dans ce beau programme: un Schumann là encore heureux ("Des oranges et du myrte, un piano offert par la personne qui m'est chère") des Brahms somptueux d'engagement et de puissance, non le Brahms allemand de jeunesse mais le Brahms viennois ou celui des vacances d'été au bord du lac de Thoune (superbe "Automne tardif", superbe "Désir (L'eau coule jour et nuit, ton désir veille"). Hugo Wolf (dans le "cimetière silencieux", magnifique échange de relais entre les différents pupitres) Enfin Max Reger, l'ingrat Max Reger dont les quatre oeuvres, par la force de leur polyphonie inspirée de Bach, parviennent à nous intriguer. Très beau travail du choeur, malgré quelques problèmes de justesse chez les hommes.

Jeune musicienne du Sinfonia Varsovia C) Marc Roger

Jeune musicienne du Sinfonia Varsovia C) Marc Roger

LA TEMPETE DE TCHAIKOWSKY

Je suis allé écouter, par l'Orchestre philarmonique de l'Oural qui, sous la houlette de Dimitri Liss, a fait d'énormes progrès, trois "Tempête" par trois compositeurs quasi de la même époque: le Finlandais Sibelius (né en 1865), le Russe Tchaïkowsky (né en 1840), le Tchèque Fibich (né en 1850). Ce ne sont pas des pays où la mer (même en Russie) impose sa présence, en Bohème, en particulier, le sentiment marin est assez réduit. En fait , tous trois se sont inspirés de la pièce de Shakespeare. La musique de scène de Sibelius est la meilleure: ramassée (une dizaine de minutes), c'est une énorme houle sonore, une sorte de montée et de descente furieuse des vagues. Tchaïkowsky, s'intéresse aussi à l'histoire d'amour, verse dans le sentimental; mais le début de sa fantaisie symphonique insiste, lui, sur le vent: on sent l'orage qui monte, les nuages qui s'amoncellent, la coque du bateau qui grince. Fibich y rajoute  le tonnerre, avec un orchestre luxuriant, or,  brusquement, une danse orientale, allez comprendre, tire l'oeuvre vers Sinbad le marin et les "Mille et une nuits". Néanmoins la confrontation est très amusante (à noter que les deux marins-compositeurs, le Russe Rimsky-Korsakov et le Français Roussel, n'ont jamais écrit sur la tempête)

LE CONCERTO POUR PIANO D'UN IRLANDAIS

Je suis allé écouter un concerto pour piano de John Field. Le sous-titre, après ces tempêtes, est édifiant: "L'incendie après l'orage". John Field est un Irlandais né dix ans après Beethoven et mort dix ans après lui. Il était pianiste virtuose et n'a composé que pour le piano. Dont sept concertos. Le 5e, "L'incendie après l'orage", a pour soliste Abdel Rahman El Bacha, rien que ça. Dans un entre-deux classico-romantique s'enchaînent les trilles, les montées et les descentes chromatiques, les petites notes, les ruissellements d'arpèges, les sauts de gamme. Le nombre de fois où El Bacha parcourt tout son piano est incalculable; et pourtant l'orchestre est transparent, élégant, quand Field va conclure une phrase, hop! d'une note, d'un accord, il la relance. Cela rappellerait un peu les vocalises de Rossini en version piano, sans le génie évidemment de l'italien. On se dit: dans le mouvement lent, que va-t-il faire? Monter et descendre le clavier à la vitesse d'une tortue serait peu inspirant. La solution de Field? Le mouvement lent dure une minute et demie, dont une minute vingt pour l'orchestre et dix secondes pour le piano. J'exagère à peine. El Bacha est incroyable de chic virtuose, lui qui ne redonnera sûrement jamais cette oeuvre. Mais on sait comment c'est avec René Martin: "Abdel, toi SEUL, tu peux jouer ce concerto comme il doit l'être". Et Abdel dit oui. Quant à l'incendie... le piano peut brûler, c'est son fantôme qui jouera.

LES TAMBOURS DU JAPON

Je suis allé écouter les tambours du Japon. C'est un spectacle, "Fleur de lotus", conçu par Hayashi Eitetsu, un monsieur de 63 ans incroyable de vigueur, qui joue du taïko, ces tambours japonais mystiques liés aux temples bouddhistes. De ces tambours il y en a quatre sur scène: le plus gros au centre, comme une statue justement de Bouddha, noir et blanc, énorme. Deux latéraux, rouge et blanc, plus petits, et un à l'avant-scène, noir strié de blanc. Eitetsu s'est évidemment réservé le plus gros. L'histoire qu'il nous raconte est celle de Takumi Asakawa, qui était amoureux et de la nature et de la Corée, à l'heure de la remilitarisation de l'Empire nippon. Son surnom est désormais "Fleur de Lotus", lui qui fonda le Musée d'art folklorique de Séoul. La fleur de lotus est symbole de pureté et Asakawa est désormais adulé en Corée, ce qui est un exploit pour un Japonais. Eitetsu a quatre aides, aux tenues aussi spectaculaires et belles que la sienne, jupe-pantalon ivoire pour eux, gris-vert pour lui, haut de soie blanc avec dessins d'idéogrammes rougesou noirs, soquettes blanches, mi-bas blancs striés de noir. Les quatre aides ont leur propre tambour. Eitetsu est face au tambour principal, il l'adoire et le déteste tout à la fois. Cela tient de la danse, de l'étude rythmique, des arts martiaux, devant un décor de soie verte où sont incrustés des tournesols d'or. C'est magnifique mais, à vrai dire, je me suis ennuyé, cette musique est trop répétitive pour moi. Ou peut-être est-ce le moment, il y en a toujours un à Nantes, où l'on cède de fatigue. J'ai cédé. Quant à certains de mes voisins, ils applaudissaient debout

Le grand Auditorium de Nantes C) Marc Roger

Le grand Auditorium de Nantes C) Marc Roger

UN CLAVECINISTE TRES...BAROQUE

Je suis allé écouter Bertrand Cuiller, brillant claveciniste représentant d'une dynastie de musiciens baroques. Le garçon devait nous proposer un programme "Dans les prés fleuris avec Couperin, les abeilles, les papillons, les vendangeuses, les rozeaux (sic), les bergeries, le moucheron, l'anguille, le gazouillement". C'était charmant. Patatras! Rien de tout ça, ça ouvre sur l'austère "Art de toucher le clavecin". Il a tout changé. On lit le nouveau programme, il y a Rameau aussi maintenant, et, de Couperin, "Les pavots" et  "Les petits moulins à vent", ça a l'air rigolo. Patatras!  Il nous annonce que, comme Couperin et Rameau aimaient la même bergère (?), il a encore tout changé. On ne voit pas le rapport, en tout cas le vrai programme qui remplace le vrai programme est à l'entrée, on pourra le lire à la fin. A un moment il s'arrête, la liseuse qui l'éclaire est trop forte. A un moment il sort, il y a un bruit qui le gène derrière la cloison. Là, il n'a pas tort. Il a bien essayé en même temps de nous dire son nouveau programme mais il a laissé tomber ses partitions, qui se sont mélangées. Avec ça, une manière de toucher le clavecin vraiment moderne, sans faire de notes piquées, au contraire, c'est souvent inhabituellement fluide et quand il perd le contrôle, il le reprend aussitôt. Sa "Poule" de Rameau (moi qui ,ne suis pas un spécialiste du baroque, celle-là, je la connais), il la joue comme une pièce de clavecin, non comme un "tube" animal. A la fin, annonçant un "bis" anglais: "C'est trois notes qui se répètent pendant tout le morceau. Mais y'a autre chose". Sûrement. En attendant je ne sais toujours pas ce que j'ai entendu car le nouveau nouveau programme n'était pas accroché.

MADAME JIAN HUA, JOUEUSE D'ERHU

Je suis allé écouter Jiang Jian Hua. C'est, vous l'avez compris, de la musique chinoise. Si Hayashi Eitetsu n'est pas encore "Trésor national" au Japon (ça va venir), Jiang Jian Hua est "Interprête nationale de Première Classe" en Chine. Elle joue du erhu. C'est un violon au son grêle, avec parfois quelque chose de la cornemuse; mais un violon qui a rétréci au lavage, sa caisse de résonance est dix fois plus petite, elle est en peau de serpent. Il y a deux cordes, qu'il faut toujours tenir, elles sont aujourd'hui en crin de cheval ou en synthétique mais auparavant c'étaient des intestins de mouton. Car l'erhu a trois mille ans! Jiang Jian Hua en tire des sons absolument incroyables, avec toujours une souriante virtuosité. Autre surprise: je m'imaginais que la musique chinoise était lancinante; elle l'est un peu mais elle est capable d'une étonnante vivacité. Déjà le titre des oeuvres est un bonheur: "La danse du serpent doré" (qu'on danse au Nouvel An chinois, c'est-à-dire lundi), "Le chant des oiseaux dans la vallée solitaire". Et on a appris aussi à comprendre cette musique dans les films de Wong Kar-wai  ou de Hou-hsiao-hsien. "Les amants papillons" sont incroyablement énergiques, dans "La course de chevaux" Jiang Jian Hua, en belle robe rouge, fait entendre le hennissement du cheval et c'est étonnant comme passe sur son visage son plaisir de jouer tout en faisant corps avec l'instrument, avec une variété de sentiments qui enchante. Yang Baoyuan l'accompagne de son beau luth chinois à la table ivoire, en bois de pawlonia, il joue avec de faux ongles pour mieux pincer les cordes. Leur duo est vraiment une magnifique découverte.

C) Marc Roger

C) Marc Roger

Lucas dort. Sa soeur aussi. Mais avant Lucas a dessiné un lycaon, ce qui montre chez lui un talent précoce de croquiste. Les parents sont consternés: ils sont venus écouter Daniel Ciampolini, comme moi. Je ne connaissais pas ce percussioniste qui est passé à l'Ensemble Intercontemporain, a joué avec les deux Michel, Legrand et Portal. Le concert a commencé plus tard que prévu...

Ciampolini nous joue, avec la jeune harpiste Ségolène Brutin, une de ses compositions, "Théâtre d'eaux". Puis il nous l'explique. C'est trop long. Le mélange est intéressant: la harpe, et quelques percussions dont, essentiellement, le vibraphone. La harpe prend soudain des colorations contemporaines, il y a de belles images sonores; et un jeu de mots sur "d'eau"/ "do" (la note) dont je n'ai pas compris ce que Ciamlpolini en tirait. De même qu'est trop longue la pièce de Bério, "Naturale", qui  se perd dans des mélanges peu convaincants (elle date de 1986): alto et percussions et... chants siciliens, mais dans un son 1930. Gérard Caussé, cependant, y est épatant.

LES ETRANGES PERCUSSIONS DE CIAMPOLINI

Ciampolini s'impose pourtant (c'est un de ces concerts-découvertes qu'on se permet à Nantes) dans "Du sable de l'air et de l'eau" qu'il a écrit et joue sur un hang! Le hang est une sorte de soucoupe volante verte, en réalité un steel-drum inversé inventé par un Bernois (il se passe de drôle de choses en Suisse), que Ciampolini caresse de la main ou du bout des doigts et l'on se croirait transporté en Extrême-Orient, dans le vieux quartier de Louang-Prabang quand la pluie d'été tombe sur les larges feuilles.

Ciampolini triomphe avec "Saëta", pièce incroyable écrite pour trois timbales par l'Américain Elliott Carter. Carter est mort à cent trois ans, composant encore. C'est un musicien difficile qu'évidemment Boulez adorait. Les timbales n'ont que deux notes, et Ciampolini joue "Saëta". Puis il nous raconte: la "saëta" est la flèche (saëta en espagnol) qu'un vieil Andalou demande au Seigneur d'envoyer dans les nuages pour les crever et arroser ses champs. Et Dieu l'exauce. Il y a toute cette histoire-là dans la pièce de Carter.

"Maintenant je vais vous la rejouer et vous n'allez plus entendre des timbales mais entendre de la musique".

C'est ça. Et c'est formidable.

Même si Lucas dort toujours.