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Comédie-Française : un éblouissant "Hôtel du Libre-Echange" dirigé par Isabelle Nanty

Comme Feydeau va bien aux Comédiens-Français, à cet esprit de troupe qui sait rendre à l’auteur son rythme infernal ! Aidé en cela par Christian Lacroix aux costumes et Isabelle Nanty à la mise en scène. Oui, la bonne soirée que nous avions vue avec Christian Hecq. Pour la reprise c'est Thierry Hancisse qui le remplace. Et Coraly Zahonero reprend le rôle de Florence Viala.
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Hôtel du Libre-Echange à la Comédie-Française et sur Culturebox
 (Brigitte Enguérand/Comédie-Française)

Pinglet et sa femme Angélique sont mariés depuis vingt ans. Pour Pinglet il n’y a plus rien entre lui et cette femme "acariâtre et lointaine", sinon quand elle vient lui demander de choisir un échantillon de robe, en prenant soin de sélectionner celui qu’il n’aime pas : "Pourquoi me demandez-vous alors ? – Je vous demande parce que je sais que vous n’avez pas de goût, mon ami".

  (Brigitte Enguérand/Comédie-Française)
Chez leurs voisins, les Paillardin, c’est madame qui se plaint d’être négligée. Paillardin, il est vrai, doux personnage qui travaille comme architecte tout le jour, n’a qu’une envie, le soir, c’est de dormir. Un mot maladroit, le ton qui monte entre Marcelle Paillardin et monsieur, celui-ci parce qu’il doit découcher le soir même, en mission d’architecte agréé, dans un hôtel borgne "recommandé aux gens mariés, ensemble ou séparément", mais où l’on soupçonne la présence d’"esprits frappeurs" (!) : voilà donc que, profitant de ce que madame Pinglet s’en va chez sa sœur malade, Pinglet propose à Marcelle de suppléer le mari défaillant, ce que celle-ci, bonne âme, troublée, furieuse, les trois à la fois, accepte sans trop comprendre car "Vous êtes assez laid – Oui. Mais là-dedans y’ a de la lave, bouillonnante… Seulement j’ai pas de cratère".

La grande période Feydeau

Evidemment, selon le bon principe, vont se retrouver dans l’hôtel borgne tous ceux qui ne devraient pas y être. Cet "Hôtel du Libre-Echange" est entre "Un fil à la patte" et "Le dindon", soit la grande période de Feydeau. Il déroge un peu aux autres pièces dans la mesure, où, dans celles-ci, c’est un seul personnage, le plus souvent mari ou amant adultère, qui passe son temps à rencontrer tous ceux qu’il doit éviter ! Or, ici, ce sont tous les personnages qui ouvrent les mauvaises portes, d’autant plus qu’il s’agit d’un hôtel où elles ferment très mal et que les marlous qui le tiennent passent leur temps à faire des trous au vilebrequin dans les cloisons pour jouer les voyeurs ! 
                 
Cela demande donc à Feydeau et son complice, Maurice Desvallières, d’autant plus de cette fameuse précision horlogère et il faut dire d’emblée combien, de ce point de vue, cet "Hôtel du Libre-Echange" est éblouissant. Jusque dans un troisième acte où on croit l’histoire finie et où elle rebondit encore et encore, avec une délicieuse pirouette finale où le "méchant" Pinglet, qui s’en sortait si bien à force de roublardise, se voit tout de même "puni" d’une certaine manière… Mais chut !

Une mise en scène fine et rythmée

La mise en scène d’Isabelle Nanty est fine et rythmée, très subtile ; et on le comprend très bien en lisant ce qu’elle dit de Feydeau dans le programme : "Il ne faut pas que le travail sur le destin des personnages, sur leurs rêves brisés ou encore vivaces, vienne entraver le rythme de la mécanique infernale… car mécanique il y a, sinon on ne serait pas chez Feydeau". 
  (Brigitte Enguérand/Comédie-Française)
C’est exactement ça : ni boulevard ni… trop de sens comme cela arrive si souvent avec les metteurs en scène "sérieux" On se souvient d’un "Hôtel du Libre-Echange", porté par Clovis Cornillac et Gilles David, où Alain Françon faisait passer trop d’intentions au premier plan. Nous-mêmes, critiques, combien de fois tartinons-nous sur la fameuse "cruauté impitoyable" de Feydeau ! Le terme de "lucidité" va mieux. Oui, impitoyable lucidité où, dans une société qui cachait tout, et donc s’autorisait tout pourvu que tout restât caché, Feydeau passe son temps, le temps de ses pièces, à faires des trous, petits et gros, dans les cloisons, avec des vilebrequins ou des perceuses. De sorte que les murs s’effondrent et que les hommes (et les femmes) se retrouvent à nu.

2h30 de bonheur pur

Et quel génie il y met ! Deux heures et demie de bonheur pur et de fous-rires garantis. Idées poétiques de la mise en scène (le petit train), beauté des costumes de Christian Lacroix (le rose et le bleu des robes de ces dames) et d’une scénographie ravissante (l’hôtel à deux étages, éclairé par une énorme lune, et qui en paraîtrait presque luxueux ; et ces couleurs acides, couleurs de peintres, Vallotton ou Vuillard, qu’adorent ensemble Lacroix et Nanty) Bon: un peu trop de chansons peut-être, même si Laurent Laffitte, étonnant en tenancier à la mine de Pied Nickelé, dent gâtée comprise, y fait montre d’un joli talent de chansonnier.

Et une troupe. Quelle troupe! Le remarquable Pinglet de Michel Vuillermoz : la précision du texte, l’autorité, la mauvaise foi, le désarroi. Jérôme Pouly, dans le rôle difficile car sans éclat du gentil mari ("Je vous ai mis des draps propres – Parce qu’ils ne le sont pas toujours ? – Si. Mais il y a les draps propres et les draps vraiment propres") est très juste.

Les deux femmes sont éblouissantes. Kessler et Vuillermoz reproduisent le terrible couple tragique de "Père" de Strindberg. En mode burlesque. Le travail de Kessler sur la manière de se déplacer est magnifique, voir le moment purement gestuel où elle apprend qu’elle est convoquée au commissariat : c’est du grand art. Florence Viala est superbe en femme un peu dépassée mais qui comprend au quart de tour comment jouer la comédie de l’oie blanche ("Et là, il faut encore que je m’évanouisse?")

Parmi les jeunes pousses, la femme de chambre de Pauline Clément est exquise, et charmant le neveu benêt de Julien Frison, qui cherche l’amour dans Descartes et le trouvera finalement dans des bras ancillaires… Bakary Sangaré, Alain Lenglet, Bruno Raffaelli : l’esprit de troupe, on vous dit !
  (Brigitte Enguérand/Comédie-Française)

Le pur génie de Christian Hecq

J’ai gardé le meilleur pour la fin : Christian Hecq. Comme toujours avec lui, du pur génie. Dans un de ces rôles improbables dont Feydeau a le secret et qu’il distille dans chacune de ses œuvres : Mathieu, avocat à Valenciennes, qui "parle normalement quand il fait beau, bégaie terriblement quand il pleut et, quand il y a de l’orage… plus un mot – Et s’il pleut quand vous plaidez? -Je fais reporter l’audience… à mes frais. Cela m’a coûté beaucoup d’argent !" Personne, et surtout pas lui, ne semblant se demander si exercer sa profession à Toulon plutôt qu’à Valenciennes ne serait pas une meilleure idée. Mais il y a pire : Mathieu, "veuf, hélas ! , débarque avec ses quatre filles, qu’il a sorties de leur pensionnat religieux à cause d’une épidémie d’oreillons. On devine que les années de couvent des donzelles, dont Rebecca Marder joue l’aînée, ne vont pas forcément les guider vers les Saintes Ecritures…

Le génie de Hecq, qui joue en alternance le rôle de Mathieu avec Thierry Hancisse, vient aussi de ce que, au-delà de la précision rythmique et du désopilant de la moindre attitude, il donne, en clown magnifique, à ce père aimant et dépassé, une humanité, une candeur, une tranquillité d’âme qui en font la cerise, l’exquise cerise sur le délicieux gâteau que constitue cet "Hôtel du Libre-Echange Et l’on se dit qu’après le "Fil à la patte" de Jérôme Deschamps et "Le système Ribadier" de Zabou Breitman (où Laffitte débutait comme pensionnaire), la Comédie-Française est devenue quasiment le Conservatoire du "Feydeau tel qu’il faut le jouer" Charmante perspective dont on ne se plaindra nullement ! 

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