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Maïa Barouh, le souffle électro sur la tradition japonaise

Ses racines se déploient entre Tokyo et Paris. Après s’être fait un nom au Japon, Maïa Barouh, chanteuse et flûtiste, fille de Pierre Barouh, a décidé de se faire un prénom en France. Au cours de l’hiver, elle a sorti l'album "Kodama" ("Échos") inspiré par le traumatisme de Fukushima, associant chants traditionnels nippons, compositions personnelles et sons électro. Elle se confie à Culturebox.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12 min
Maïa Barouh
 (Laura Villa-Baroncelli & Manuele Geromini)

Née le 22 novembre 1983 à Tokyo, Maïa Barouh grandit à Paris, passe ses étés chez ses grands-parents maternels au Japon. "Être bien équilibrée dans les deux langues, les deux cultures, j’y ai travaillé, c'était l'une des choses les plus importantes quand j'étais jeune. Plus tard, j’ai eu la chance de faire de la musique, une troisième culture qui fait que tout se réunit, se résout."

La musique, ce sera d’abord des études classiques. Le piano à six ans, puis la guitare et enfin la flûte traversière. Maïa Barouh la découvre à 15 ans, au Brésil où son père Pierre, chanteur, auteur, acteur et producteur, enregistre un album de la chanteuse Bïa. L'adolescente y rencontre la flûtiste Dominique Bouzon (disparue aujourd’hui) qui lui fait essayer son instrument. Maïa Barouh se met à la flûte classique à Tokyo puis se tourne vers le jazz et l'improvisation.

La jeune artiste franco-japonaise devient ensuite chanteuse pour les besoins d'un disque réalisé avec l’artiste lyrique Kazumi Fukagawa pour le label de son père, Saravah. À 22 ans, Maïa forme son premier groupe. À 23 ans, elle tourne avec différents artistes japonais qu’elle réunira bientôt dans une compilation, "Kusamakura".

Après une carrière dense et riche au Japon, pétrie d’influences et d’expériences, elle regagne la patrie paternelle en 2011. La catastrophe de Fukushima la bouleverse et infléchit le cours de sa carrière. L’album "Kodama" reflète l’artiste qu’elle est devenue.


- Culturebox : Vous avez mené une longue carrière musicale au Japon avant de revenir en France...
- Maïa Barouh : Je fais de la scène depuis mes 17 ans. Au départ, je jouais de la flûte dans des groupes de rock, dans des cabarets complètement underground. J'ai participé à des projets très différents, j'ai fait de la musique africaine, j'ai joué avec des DJs, des strip-teaseuses, des drag queens ! Maintenant que j'ai mon groupe, j'accompagne un peu moins les autres artistes mais j'aime toujours le faire. Je suis avant tout musicienne et je ne m’occupe pas que de mes projets. Pendant longtemps, j'ai joué aussi du saxophone dans des fanfares de rue. Ça m'arrive encore de le faire quand je retourne au Japon.

- Qu’est-ce qui a motivé votre retour en France ?
- Il y a 4 ans, j'ai donné un concert privé à Paris. Mon manager japonais du moment m'a suggéré d’inviter le producteur Martin Meissonier que je ne connaissais pas du tout. Il est venu m’écouter, j'ai vu qu'il avait bien aimé. Je l’ai revu plus tard à son studio de Montreuil. Il trouvait du potentiel dans mon travail. Comme j'étais encore au Japon, on est resté en contact et j’ai commencé à lui envoyer la musique que j’écrivais. On a travaillé ensemble sur une musique de pub au Japon. On était sur la même longueur d'onde, on aimait les mêmes choses, ça m’intéressait d'aller au bout de cette rencontre.

- Y avait-il aussi une envie d’ailleurs ?
- En effet. J'avais fait beaucoup de concerts au Japon, j'avais envie de changer d'air. Je ne voyais plus où j'allais, j'avais besoin de me recentrer, de me mettre face à moi-même et face à ma musique. J'ai réalisé aussi que je n'avais pas profité de mon côté français, européen. Le Japon, c'est génial, mais il garde une mentalité et un business très insulaires, dans le sens où musicalement, je sentais que ça ne pouvait pas voyager. Si je voulais aller plus loin, il me fallait changer de direction. Quand on fait de la musique, on a envie d'aller observer les réactions dans d’autres pays, d’autres cultures. Il me manquait cela. Je me suis dit : "Ok, c'est le moment." J'ai commencé à venir en France plus souvent, puis à m'installer à Paris... Et puis là...

- Il y a eu Fukushima.
- Il y a eu Fukushima, d’abord le tsunami. C'est arrivé une semaine environ après mon installation à Paris. Dans les six mois qui ont suivi, je ne voulais plus rien faire. J'étais dans le vide, à nu, dans une remise en question totale, non pas en tant qu'artiste mais en tant qu'humaine, Japonaise... Je m'interrogeais sur le système, sur la société dans lesquels on vit. J'ai perdu une partie de mon insouciance, une naïveté. Je me disais : "Il y a des choses que je ne sais vraiment pas, survenues avant ma naissance et dont on ne nous tient pas informés."


- À quoi pensiez-vous ?
- À des choses à propos des lobbys autour du nucléaire, et au fait que malgré le fait qu'on ait reçu deux jolies bombes dans la tronche (en août 1945, ndlr), les Américains ont réussi à placer le nucléaire sur un mode "peace", comme ils disaient, pour vendre leur reste d'uranium ! (elle rit) On nous apprend ça à l'école de façon très vague et équivoque. Il faut aller chercher l’information, parce que même après l'accident, on ne nous raconte rien. On se dit que c'est vraiment l'histoire de Frankenstein. On est dépassé par le monstre qu'on a créé, qui devient tellement grand qu'on ne le voit plus. Rien qu'en naissant, et en ayant mis au monde une fille, je vais contribuer à nourrir ce monstre, lequel va peut-être détruire la santé de ma fille et à ma santé…

- Comment avez-vous finalement repris le dessus ?
- J’ai décidé de chanter ! Taro Okamoto, un artiste japonais qui n’est pas connu en France mais qui est un peu un Dieu pour moi, disait : "Plus on approche la mort, plus on vit." J'ai vraiment ressenti ça. Bien sûr, mon cas n'a rien à voir avec celui des gens qui ont disparu dans le tsunami ou qui habitaient près de la centrale. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai voulu replonger dans des chants traditionnels du Japon. Avant, mon répertoire était très éparpillé, il allait des chants tziganes réarrangés en métal rock à des chants traditionnels japonais mélangés à de la musique africaine, en passant par des trucs plus pop... Ça allait dans tous les sens, mais le lien, c'était moi, ce que j'aimais. J'ai pris une direction beaucoup plus ciblée. Je me suis dit : "J’ai une mission."


- Vous étiez rentrée en France, comment vous êtes-vous lancée dans ce travail ?
- J’ai écouté ces musiques sur internet ! J’ai trouvé aussi des CD de chants traditionnels japonais chez un ami de mon père. J'ai senti une générosité, une vie, une énergie qui correspondaient à l’énergie que j'avais en moi. J'y ai retrouvé espoir et vie. C'était ça que je devais faire. J’ai eu l'impression qu'il y avait un truc que moi seule, je pouvais faire avec ces chants un peu oubliés. Dès qu'on dit "traditionnel", on a l'impression que c’est mis dans une petite boîte et que le temps s'arrête ! Ça peut faire peur. Au Japon, après le tsunami, d'autres artistes se sont tournés vers ces musiques. Le but n'était pas de devenir une chanteuse traditionnelle. Je viens d'ailleurs, et ma musicalité aussi. Qu'est-ce que je pouvais faire avec ça ? J'ai commencé à réarranger les chants, pas avec l’idée d’un projet musical mais plutôt dans un mode "survie". J’ai posé des idées sans réfléchir à quoi ça allait servir, un peu pour me consoler !

- Et cela a porté ses fruits !
- Je me suis dit : "C'est super intéressant !" Je me suis rendu compte de la richesse des mélodies, des rythmes, des structures, très différents de notre musique occidentale. En les déstructurant, je me disais : "Ça, ça sonne comme une chanson arabe, et ce chant-là sonne un peu éthiopien..." Je m’amusais et au fur et à mesure, j'envoyais mon travail à Martin Meissonnier. Il disait : "Mais c'est génial, c'est ça qu'il faut faire !" Pas du tout la même réaction qu'avant, quand j'envoyais mes compositions, auxquelles il réagissait... moyennement ! (elle rit) À partir de là, on a commencé à reprendre mes démos et retravailler en studio mes arrangements. Tout a été très lent, ça a pris beaucoup de temps car on a commencé à créer une véritable direction sonore. Entre l’esthétique des chants traditionnels, les chants très gutturaux, celle de mes compos plus structurées comme de la pop, les sons électroniques, c'était dur ! Mais le fait d'avoir pris une direction électro, avec des sons plus froids, a pu aider à homogénéiser l’ensemble. C'était très excitant, mais je ne voyais plus le bout du tunnel, cet album m'a pris trois ans ! Comme le but n'était pas de faire un disque traditionnel, j'y ai glissé des morceaux qui sont nés après Fukushima. Avec mes textes aussi, j'ai un peu plus ciblé ce que je voulais dire.

- L’écriture des textes est-elle venue facilement ?
- Non, pas du tout ! C'était beaucoup moins naturel que la musique ! À la base, je suis plus musicienne. C'était peut-être aussi un complexe lié à mon père qui écrit merveilleusement. Du coup, cela m'a aidée d'utiliser le japonais qui est mon identité et pas celle de mon père. C’est dans cette langue que j’ai commencé à écrire naturellement. C'est aussi parce que j’ai vécu et joué au Japon pendant longtemps. Aujourd'hui, les paroles commencent à venir en français, mais dans mon dernier disque, il n'y a pratiquement pas de texte en français, excepté "Dragon" écrit par une parolière française. J'aime travailler en collaboration. Ma chanson préférée est "Isotopes", dont j'ai écrit le texte et qui est mixée avec un chant traditionnel de Fukushima. J’aime aussi le côté pop de "Dakala", le décalage entre sa musique légère, dansante, et le texte plus sombre.


- Parlez-nous des chants traditionnels repris dans l’album…
- Il y a des chants marins, des chants de paysans, des chants populaires... C'est du blues ! En chantant ces airs autrefois, les gens improvisaient sur place. Il n'y a pas de partition. La vraie façon de perpétuer cette musique, c'est de la chanter à notre manière d'aujourd'hui. Ces chants ont été transmis oralement pendant des centaines d'années… Beaucoup ont disparu, d'autres ont évolué, changé de forme. "Kodama" veut dire "échos". Ça a fait écho jusqu'à nous. En ces temps de marketing autour de la musique, ce qui me fait plaisir, c’est de penser que ces chants n'aient pas été faits spécialement pour faire danser ou pour faire pleurer... Ils sont peut-être nés dans la colère, dans la tristesse, parce que quelqu'un est mort, pendant la guerre ou pendant une fête où tout le monde était ivre… Puis, ça a changé de forme, c'est resté parce que les gens l'ont chanté, c'est la vraie force de ces chants. Ça fait du bien, c'est direct, il y a une sacrée énergie et je pense qu'on en manque aujourd'hui.

- D’où vient cette façon de chanter, assez gutturale, avec ces claquements de gorge, que vous utilisez dans le disque ?
- C’est quelque chose que j’ai étudié de façon complètement autodidacte et que j'ai beaucoup travaillé. Cette technique vocale vient d'une seule île de l'archipel du Japon, qui en compte plusieurs centaines (plus de 6.800, en vérité, ndlr)... Dans cette île du sud, Amami-Oshima, on utilise ce chant qui ressemble à une technique vocale de Mongolie, d'Iran, ou à du yodel... J'ai repris cette technique de roulement, de claquement de gorge pour différents morceaux du disque. Mais c'est seulement le chant final de l’album, "Amami", qui vient de cette île.

- Quatre ans après Fukushima, comment vont les Japonais ?
- C'est dur à expliquer. On dirait que tout va bien, c'est ce qui est flippant ! La centrale reste dans une situation extrêmement précaire, on ne sait pas quoi en faire ni ce qui va se passer... On retrouve de la radioactivité venant de Fukushima sur l'autre rive, aux États-Unis. Quand on pense que le Pacifique fait la moitié de la Terre... La vente de poisson, de sushi, continue, c'est la base de l'alimentation japonaise. Les autorités ont augmenté les normes de becquerel de 20, ce qui permet de vendre plein de trucs ! On ne peut faire confiance à rien ! Quand je fais mes courses, ça me prend trois heures car je vérifie tout... Alors que les déchets radioactifs s’accumulent, les autorités font tout pour que les gens réhabitent à Fukushima, en leur offrant par exemple 1000 euros ! Il y a encore des enfants qui habitent là-bas, certains ont des cancers de la thyroïde. Le gouvernement japonais est pire que l'ex-URSS ! On s'enthousiasme sur les Jeux Olympiques au Japon (en 2020, ndlr), mais personne ne parle de ça, c'est complètement tabou ! J'en parle avec mes proches, mais ça divise les gens qui font comme si de rien n'était car la réalité est très dure, ce que je peux comprendre aussi. Quand on n'a pas la possibilité de partir à l'étranger ou de vivre dans le sud (Fukushima se situe vers le nord-est de l'archipel, ndlr)... Je trouve aberrant qu'il n'y ait pas eu une espèce de révolution. C'est dû à la culture, à la façon dont on a été éduqué. Pour pouvoir cohabiter sur un tout petit teritoire, il a fallu adopter des codes. Mais je suis très pessimiste. Cependant, beaucoup de gens se réveillent, s'engagent, beaucoup d'artistes aussi. J'ai fait des talk-shows avec une documentariste qui a donné la parole à des mamans de Fukushima qui se battent pour sauver leurs enfants de la radioactivité... Mais la population ne se réveille pas.

- Peut-on considérer "Kodama" comme un disque engagé ?
- Dans les chansons que j'ai écrites pour ce disque, je parle beaucoup de nos contradictions humaines, de notre partie monstrueuse, d'où les dessins qui illustrent le CD. Un être humain, c'est un copain, un ennemi, un monstre... En fait, on ne sait pas ce qu'on est... Cela dit, je n'ai pas envie de me positionner. Ce n'est pas un disque "No Nukes" ("non au nucléaire", ndlr) même si le message est là. Ceux qui le veulent peuvent le voir. Ceux qui ne veulent pas le voir peuvent simplement danser sur les morceaux. Sur scène, je vais juste interpréter, à ce sujet, des chants de fête de Fukushima. J'ai envie de partager, échanger, donner toute mon énergie et célébrer la vie. Ce projet me tient à cœur, j'y ai consacré beaucoup de temps. J'ai une superbe équipe autour de moi et j'ai très envie de défendre cet album sur scène. C'est de là que je viens et c'est là que je me sens le mieux.

Maïa Barouh en concert en France
Mercredi 8 juillet 2015 au Théâtre El Duende à Ivry-sur-Seine
Jeudi 16 juillet au festival de Robion
L'agenda-concert de Maïa Barouh ici

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