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Laurent de Wilde et Ray Lema, un duo sous le sceau de l'humour

Leur album "Riddles" (énigmes) a marqué la rentrée 2016. Les pianistes de jazz Ray Lema et Laurent de Wilde reviennent avec jovialité, pour Culturebox, sur la complicité et l'état d'esprit qui les unissent, vingt-cinq ans après leur première rencontre musicale, et à quelques jours d'un concert-événement à Marseille.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Laurent de Wilde et Ray Lema, deux pianistes en osmose
 (Olivier Hoffschir)

Leur année 2016 aura été fastueuse sur le plan artistique. En mars, Laurent de Wilde publiait son livre "Les fous du son" (Grasset), suite passionnante de portraits des pionniers de la musique électrifiée et amplifiée, inventeurs d'instruments parfois géniaux, parfois improbables. En avril, Ray Lema sortait un bel album en quintet, "Headbug" (chez One Drop), qu'il n'a pu défendre que trop rarement sur scène, la dernière fois étant un concert euphorisant au New Morning le 4 octobre. Enfin, en octobre, les deux musiciens ont lancé l'album "Riddles" (Gazebo/One Drop) enregistré à quatre mains et deux pianos, étonnant voyage et dialogue musical.

Quand on observe Ray Lema et Laurent de Wilde ensemble, il est bien difficile d'imaginer que près de quinze ans les séparent (le premier est né au Congo il y a 70 ans, le second fête ses 56 ans ce lundi). Une curiosité insatiable, une immense complicité, un respect et une admiration réciproques, une forte dose d'humour et des éclats de rire récurrents soudent leur amitié. Une amitié rendue possible par un même état d'esprit, une ferme intention de ne pas se prendre au sérieux.

Alchimie

L'alchimie est particulièrement palpable sur scène, le public venu les applaudir à la Fondation Cartier le 14 novembre l'a constaté. Le 12 décembre à l'Olympia, lors du concert annuel de TSF Jazz, You & the Night & the Music, ils ont signé l'un des plus beaux moments de la soirée.

Jeudi 22 décembre, ils se produisent pour le festival Marseille Jazz des Cinq Continents, à La Criée, avec plusieurs invités. Le spectacle gratuit, retransmis sur Fip, affiche complet. En mars 2017, ils donneront de nouveaux concerts, dont l'un à Paris, au Petit Palais.


- Culturebox : Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?
- Laurent de Wilde : Il y a 25 ans, j’étais directeur musical d’une émission de variétés consacrée à Charles Trenet*. Il y avait une présentation des contextes historique, politique, des chansons et un plateau de musiciens. J’arrangeais les morceaux de Trenet avec eux. C’est là que j’ai rencontré Ray que je ne connaissais pas du tout. Je revenais des États-Unis où j’avais passé les années 80. Tous les artistes avaient choisi les grands saucissons [ndlr : en jargon jazz, les standards ultraconnus] de Charles Trenet, "La mer", "Que reste-il de nos amours"… Et Ray a choisi "Monsieur, vous oubliez votre cheval". [Les deux amis rient] Quand j’ai vu ça sur le papier, j’ai fait : "Ah bon ?" On s’est retrouvés sur le plateau, Ray a repris ce titre et c’est devenu une autre chanson. J’étais absolument stupéfait de la façon dont il s’était approprié Charles Trenet, un artiste qui a pourtant une identité forte. Je me suis dit : "Je ferais bien de garder le numéro de ce Monsieur !"

- Il vous a fallu près d'un quart de siècle pour réaliser un projet musical ensemble !
- Ray Lema : Au fil du temps, on se croisait...
- L2W : En pointillé... J’allais le voir en concert… On a commencé à parler d'un projet commun il y a environ un an. Je suis allé voir Ray, je ne sais plus très bien pourquoi. Je pensais que le moment était juste. [Il réfléchit] C'est drôle, ça me rappelle une histoire qui m'a été contée par un ingé-son qui avait travaillé dans un festival de world music. Le programmateur avait flashé sur un groupe qui jouait pour des mariages au Mali. Il les avait fait venir directement de leur village, ils s'étaient retrouvés dans une grande salle amplifiée… À la balance, les gars arrivent, il y a du matériel de sono partout, on leur dit : "Allez, jouez." Les musiciens, terrorisés, ne peuvent rien jouer. Après de longues minutes, l'un d’eux prend la parole : [Il murmure] "Dans mon village, quand quelqu’un se marie, on est invités, on va chez eux, on s’assoit, on mange, on boit, et quand le moment est juste, on se met à jouer."

- RL : Exact. On n’arrive pas abruptement comme ça... [à Laurent] C’est bizarre que tu racontes cette histoire. Moi qui venais des musiques modernes, j’ai travaillé avec des musiciens traditionnels au Congo. Il faut tout un apprentissage pour jouer avec eux. Chez nous, la musique fait partie de la vie, ce n’est pas un art qui en est séparé. Étant envoyé par le gouvernement, j’arrivais un peu en fonctionnaire : "Bon, maintenant, j’ai besoin que vous jouiez." Les mecs me regardent, se regardent entre eux, ils pouffent, "ça va pas, quoi" ! [Ray et Laurent rient] Chez eux, ça ne se passe pas comme ça. Si vous faites "Cinq, quatre, trois, deux, un… partez !", personne ne part ! Il faut qu’il se passe quelque chose. Et pendant que cette chose se passe, les tambours commencent à sortir, sinon ça n’a aucun sens !


- De la même façon, il vous a fallu du temps pour vous sentir prêts à faire de la musique ensemble...
- RL : Dans la rencontre avec Laurent, on a pris le temps de parler, chacun, de soi. Il m’a parlé de New York, de jazz, moi j’ai dû lui parler de là d’où je viens. C'est vraiment deux univers qui se sont rapprochés, progressivement. Avant, j’avais croisé des artistes en France, or les choses se font un peu brutalement...
- L2W : Il y a une expression que tu emploies et que j'aime bien, "les aboutis". [Ils rient] Dans une interview qu’on a donnée à TV5 Monde [ndlr : l'entretien a lieu après l'enregistrement de l'émission "Acoustic"], Ray parlait des gens qui arrivent avec l’impression d’être des musiciens "aboutis" : "Moi, je suis un abouti, donc je ne cherche pas !"
- RL [à Laurent] : Tu sais qu’il y a beaucoup de musiciens comme ça ici ! Dès que l'un d'eux se met à parler, tu sens que lui, il a fini d’apprendre. Du coup, toi, tu n’as rien à lui donner parce que tu dois au contraire recevoir des faveurs de sa part ! Il faut les approcher avec beaucoup de diplomatie !

J’entends de l’humour pendant que nous jouons ! Et ça, c’est magnifique.

Ray Lema
- Donc, les choses se passent différemment avec Laurent...
- RL : Oui, c’est ce qui a permis cette rencontre de la manière dont ça s'est passé depuis le début. Quand on joue, on se regarde, on s’entend et on se dit : "Ah, là, c’est marrant, ce qu’il est en train de faire... Tiens, ici, je peux prendre quelque chose..." Ça donne une attitude à toute la rencontre, c'est très agréable, parce qu’on ne se prend pas au sérieux.
- L2W [à Ray] : Tu sais, il y a une expression américaine que j’adore : "We like to pick each other’s brain." [ndlr : presque littéralement, "on aime se servir dans le cerveau de l'autre"]
- RL : Yes ! Aller pêcher des informations…
- L2W : C'est comme si on voyait dans le cerveau de l’autre, par les petits éclairs...
- RL : C’est ce qui rend cette rencontre tellement marrante. Et plus on joue, plus c’est marrant.
- L2W : Et on a plein de choses en commun, à partager.

- RL : Il y a quelque temps, on a donné un concert ensemble à Clermont-Ferrand. On a joué avant un immense artiste que nous admirons, John Scofield. Après notre concert, on l'a écouté un peu, avec son groupe. [Il continue presque en murmurant] Et c’est bizarre, c’est là que j’ai vraiment réalisé que ce que nous faisons, ce n’est pas de la musique sérieuse. Nous, on rigole quand on joue, alors que leur musique est très sérieuse, ça m’a impressionné. Je me suis dit : "Peut-être qu’il va nous falloir essayer de devenir un peu plus sérieux !"

Tout simplement, je prends beaucoup de plaisir dans cet échange avec Laurent, et quand on se produit ensemble, pendant tout le concert, je me sens dans un état de joie… Laurent fait plein de traits d’humour à mon intention. J’entends de l’humour pendant que nous jouons ! Et ça, c’est magnifique.


- Et j’imagine que vous vous surprenez mutuellement, sans cesse !
- L2W : Constamment ! Par exemple, j'ai sérieusement fauté dans un enregistrement pour la télévision, et Ray m’a rattrapé avec une aisance de joueur de badminton ! [à Ray] J’étais en train de sortir de la ligne, tu as sorti la raquette et tu m’as juste remis bien au milieu, thank you, Sir !
- RL : Dans les musiques non sérieuses, justement, ça fait partie de la créativité. Même s'il y a des glissades : je l’embrasse dans la glissade, ça devient un truc absolument artistique ! [Laurent rit] C’est ça qui est beau dans ce genre musical, en tout cas dans nos musiques africaines où les fautes ne sont pas des fautes, c’est la vie ! Et parfois, on fait des fautes volontairement, avec certains accords…
- L2W : De bonnes fautes !

Il y a des gens qui ne supportent pas de se mettre à nu. Mais nous, on n’a pas peur.

Ray Lema
- C'est amusant que vous utilisiez l'expression "musiques non sérieuses"...
- RL : J’ai croisé des musiciens occidentaux, j’ai joué avec eux. Et vous sentez que la musique est un boulot sérieux, ici. Et que si vous leur enlevez la musique, ils sont désarçonnés, frustrés, avec un mauvais caractère ! D'un point de vue humain, la rencontre avec Laurent est une belle expérience pour moi. Parce que je n’aime pas être un musicien full time (ndlr : à temps plein), j’aime d’abord être un humain full time. C’est pour ça que je dis souvent que les musiques que je joue ne sont pas sérieuses.

Laurent de Wilde et Ray Lema
 (Alex Jonas)

Avoir croisé Laurent est quelque chose de très rafraîchissant pour moi. Il n’a aucun complexe en tant que jazzman, mais en même temps il n’est pas enfermé dans le jazz, il fait des excursions, des incursions... Et il n’a pas peur. Il y a des gens qui ne supportent pas de se mettre à nu. Ils n’aiment pas leur nudité. Mais nous, on n’a pas peur de la nudité. Personnellement, quand je suis désarmé, je n'hésite pas à le dire à Laurent. Et ça ne me remet en rien en question ! Ce manque de pruderie nous aide beaucoup à avancer, à évoluer très rapidement, surtout depuis qu’on joue vraiment sur scène !

- Dans votre disque, où quasiment tout est composé à deux, vous faites dialoguer vos pianos sur du tango, du ragtime, du reggae... On trouve même du contrepoint dans "Matongué", un morceau apporté par Ray qui rend hommage à Bach...
- L2W : Ray et moi, nous avons joué la carte du "50/50". J’avais envie d'amener une de mes compositions. Aussi, Ray a été chercher un morceau qu’il avait déjà écrit, "Matongué". J'en suis absolument ravi parce que ça m’a donné l’occasion d’aller à un endroit que je n'avais jamais exploré musicalement. Ray, tu m’as forcé à faire des cabrioles, avec des sueurs froides, des sentiers d’épines…
- RL [pouffant de rire] J’entends, j’entends… Maintenant, tu as digéré le truc. Avant, je sentais que ça te valait des maux de ventre…
- L2W : Oui, parce que je ne joue absolument pas de musique classique, je suis autodidacte. Jouer dans le vocabulaire de Jean Sébastien Bach me semble être une imposture… C’est comme si on demandait à un musicien classique d’improviser façon Bud Powell ! En studio, on a fait une prise. Je pensais qu'on allait y passer trois heures, j'étais terrorisé. Puis on a écouté et tout le monde a dit : "Eh ben voilà ! C’est super ! on passe au suivant !" Je l’ai fait en une prise et je suis sûr que cela aurait été de pire en pire si on en avait fait d’autres ! [à Ray] Merci de m’avoir attiré dans ces sentiers !

Ray Lema et Laurent de Wilde "Riddles" en concert
Jeudi 22 décembre 2016, 20H, Marseille
Festival Marseille Jazz des Cinq Continents, La Criée
Avec Vincent Segal, Médéric Collignon, Guillaume Perret, Natalia M. King, Joce Mienniel, Fabrice Di Falco
Concert gratuit (complet) retransmis sur Fip (émission Live à Fip) .

Jeudi 2 mars 2017 à Schiltigheim
Vendredi 17 mars 2017 à Fontevraud
Samedi 18 mars 2017 à Paris (Petit Palais)


*L'émission "Les Grands", de Jean-Pierre Cottet, sur France 3, était une série de portraits de grands interprètes de la chanson française

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