Cet article date de plus de sept ans.

"Article 353 du code pénal" : l'interprétation, par Tanguy Viel

"Article 353 du code pénal" (Minuit) le dernier roman de Tanguy Viel, se déroule intégralement dans le huis clos du bureau d'un juge d'instruction. Un homme remonte le fil de sa vie pour expliquer son crime. "Article 353 du code pénal" est un roman d'une intensité inversement proportionnelle à la sécheresse de son titre. L'un des romans à ne pas rater de cette rentrée d'hiver.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Tanguy Viel publie "Article 353 du code pénal" (Editions de Minuit)
 (Roland Allard)
L'histoire : Martial Kermeur est seul, face au juge d'instruction. Il n'a opposé aucune résistance quand les policiers ont sonné chez lui. Il n'a pas non plus cherché à nier les faits. Dans le huis clos qu'est le bureau du juge d'instruction, il se lance dans le récit des événements qui l'ont conduit à commettre un crime, le meurtre d'Antoine Lazenec, un promoteur immobilier flambeur : un licenciement, un divorce, la garde de son fils Erwan, et surtout le projet immobilier de Lazenec (de beaux appartements avec vue sur mer), dans lequel Martial Kermeur a investi sa prime de licenciement, toute sa fortune.

Martial Kermeur, on va le découvrir au fil du récit, est un homme passif : il n'a pas réagi quand sa femme est partie, pas tellement non plus quand il a perdu son travail, (mais pouvait-il faire autrement ?). Il a accepté la proposition de son vieux copain Le Goff, le maire du village, et s'est installé dans la maison de gardien de ce que les gens du coin appellent "le château". Une belle maison plantée au bout de la presqu'île, qui appartient à la commune et que le maire compte vendre. En attendant, Kermeur entretient le jardin, et mène une vie recluse avec son fils Erwann, sauf à boire à l'occasion un verre (ou plus) avec Le Goff.

Kermeur n'est "pas le genre de gars à se lancer dans l'immobilier". Alors quand Lazenec débarque sur la presqu'île, avec sa voiture de sport et ses projets de "complexe immobilier", "station balnéaire", "investissement locatif", Kermeur ne se sent pas concerné, il s'inquiète seulement de savoir s'il pourra continuer à habiter la petite maison du domaine, que le promoteur appelle une "servitude". "Ce n'est pas un projet pour nous", dit-il. Mais Kermeur a un fils de 10 ans dans les yeux duquel il voudrait briller un peu plus. Et Kermeur a aussi un rêve rêve : acheter un bateau, un Merry Fisher de 9 mètres. Et comme Lazenec est un malin…

"Comme si pour la première fois je suspendais la cascade de catastrophes"

Entre le prévenu et le juge, le code pénal, "posé verticalement sur le bureau, n'osant pas remonter d'un centimètre le long de la couverture, comme une muraille trop haute qu'il aurait fallu escalader pour au moins voir ce qu'il y avait de l'autre côté". Mais de l'autre côté le juge "avait l'air d'avoir le temps, il avait l'air de penser que si ça devait prendre quinze jours, il les prendrait".

Alors Kermeur se lance dans le récit, d'un trait, à peine relancé par des remarques, à peine des questions, du juge. Il lâche tout, et son récit se déploie comme une vague, que rien ne pourra plus arrêter. Il en ressent une forme de soulagement : "Ça me fait quelque chose de doux au cœur, comme si je flottais ou quelque chose comme ça, comme si rien n'était jamais arrivé, ou même, ou surtout, comme si là, tant que je parle, tant que je n'ai pas fini de parler, alors oui voilà, ici même devant vous il ne peut rien m'arriver, comme si pour la première fois je suspendais la cascade de catastrophes qui a l'air de m'être tombée dessus sans relâche, comme des dominos que j'aurais installés moi-même patiemment pendant des années, et qui s'affaisseraient les uns sur les autres sans crier gare". Parler. Tout est là. Ici, dans cette région battue par les vents, on ne parle pas. Les décisions sont prises dans le secret. Et si ça tourne mal, on garde sa honte pour soi.

Que sortira-t-il de ce huis-clos, de cette confession, de ces aveux, de ce récit ? Voilà ce vers quoi ce roman puissant nous embarque, sans nous lâcher, jusqu'à la surprise finale, qui donne tout son sens à son titre, si rêche à l'ouverture, se gonflant d'un seul coup de l'humanité toute entière, dans les deux dernières pages.

"Article 353 du code pénal" est un roman bouleversant, qui pose magistralement la question du sens de la justice des hommes. Tanguy Viel l'a écrit dans la langue d'un homme, Kermeur, une langue juste, directement branchée sur l'âme de son personnage, se déployant en larges courbes et vents contraires. Un grand roman de cette rentrée d'hiver, à ranger du côté d'Hemingway, de Zola, de Steinbeck.
 
"Article 353 du code pénal", Tanguy Viel (Editions de Minuit – 174 pages – 14,50 euros)

Extrait :

Sur aucune mer du monde, même aussi près d’une côte, un homme n’aime se retrouver dans l’eau tout habillé – la surprise que c’est pour le corps de changer subitement d’élément, quand l’instant d’avant le même homme aussi bien bavardait sur le banc d’un bateau, à préparer ses lignes sur le balcon arrière, et puis l’instant d’après, voilà, un autre monde, les litres d’eau salée, le froid qui engourdit et jusqu’au poids des vêtements qui empêche de nager.
Il y avait le bruit du moteur qui tournait au ralenti et les vagues à peine qui tapaient un peu la coque, au loin les îlots rocheux que la mer en partie recouvrirait bientôt, et puis les sternes ou mouettes qui tournaient au-dessus de moi comme près d’un chalutier, à cause de l’habitude qu’elles ont de venir voir ce qu’on remonte sur nos bateaux de pêche, en l’occurrence : un homard et deux tourteaux, c’est ce qu’il y avait dans le casier quand on l’a hissé, qu’on l’a soulevé tous les deux par-dessus le bastin- 7 gage – puisque donc on était encore deux à ce moment-là, remontant ensemble le casier comme deux vieux amis qu’on aurait cru être, à déjà voir les crabes se débattre et cogner les grillages, en même temps qu’on le posait là, le lourd casier, dans le fond du cockpit. C’est lui qui a sorti le homard et l’a jeté dans le seau, avec assez de vigueur pour éviter les pinces qui ensuite s’échineraient sur les parois de plastique, lui, fier comme Artaban d’avoir pris un homard, il m’a dit : Kermeur, c’est mon premier homard, je vous l’offre.
Je ne saurais pas dire aujourd’hui si c’est cette phrase ou une autre, mais je sais que pas longtemps après, je le regardais frapper la mer de ses bras alourdis, indifférent aux gerbes d’écume qu’il déplaçait. Peut-être il a pensé que c’était une mauvaise blague. Peut-être il a pensé qu’il allait rejoindre un rocher ou un autre qui à marée basse se verrait affleurer. Même les sternes dans leurs rires avaient l’air de penser ça – elles, posées sur les arêtes coupantes des quelques roches lointaines qui déchiraient l’horizon, comme si elles trouvaient normal ce qui venait de se passer, je veux dire, ce type tombé dans l’eau froide et qui peinait à nager tout habillé, soufflait ce qu’il pouvait en répétant mon nom pour que je vienne l’aider, disant : Kermeur, merde, venez m’aider, Kermeur, qu’est-ce que vous foutez. Et il a ajouté des mots comme « bordel » ou « putain » ou « vous faites chier » en pensant que ça me pousserait à réagir. Mais cela, non, il n’en n'était pas question. Et déjà je sentais que même les mouettes, blanches et froides comme des infirmières à force de ne jamais cligner des yeux, même les mouettes, elles approuvaient."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.